Le paradis sur terre ? Il suffit de le chercher... ou de l'instaurer ! L'utopie future ? Mais elle est déja réalisée par l'Etat tsariste... ou soviétique ! A ces exigences contradictoires, la science-fiction russe répond traditionnellement par des discours à double sens, un art du clin d'oeil poussé à l'occasion jusqu'au sarcasme, une imagination étincellante qui se joue des pièges. Elle se nourrit de l'espoir (scientifique ou mystique selon les cas) qu'il y a un avenir derrière chaque porte. On peut toujours rêver, non ?
La S.-F. soviétique ne se réduit pas aux quelques noms célèbres en Occident, comme Efremov ou les frères Strougatski. Officielle ou dissidente, elle est d'une richesse et (du fait de son isolement ?) d'une originalité peu communes. C'est à sa découverte que nous convie Leonid Heller, dans cette anthologie très largement inédite.
Ce n'est pas si souvent qu'on nous offre l'occasion d'un coup d'oeil sur une SF que tant la difficulté du langage que les particularités politiques de l'édition locale occultent à nos yeux occidentaux.
Et l'importance de la partie immergée de l'iceberg est suggérée par l'introduction de Heller, qui donne un long aperçu historique sur la science-fiction russe au XIXe siècle. A lui seul, il justifierait l'achat du volume. Les nouvelles, elles, forment une chronique des hauts et des bas de la SF sous le régime soviétique.
On pense en général, à la SF soviétique en termes d'ennui — et, si la littérature avalisée par le pouvoir est en général tout-à-fait ennuyeuse, un satiriste comme Zinoviev s'est de son côté fait le peintre de l'ennui. On ne trouvera pas ici de chevaliers ou de cow-boys (mais n'oubliez pas que la SF française paraît aussi mortelle aux Américains).
Bien qu'opposant au régime, et fier d'inclure dans son recueil des textes de dissidents à côté de ceux publiés avec l'accord du bureau soviétique des copyrights, Heller présente quelques nouvelles qui relèvent du ton enthousiaste des futuristes bolcheviques des années 20, ou plus tard de celui du réalisme socialiste (Gastev et Efremov respectivement).
On n'entrera toutefois dans le vif du livre qu'avec les textes « critiques », qu'ils soient allégoriques comme chez Zamiatine (l'auteur de Nous autres est représenté par une série de vignettes sur Thêta, dictateur fou né des classeurs suspendus d'un bureau de police) ou d'un quotidien étouffant comme chez Abram Tertz (A. Siniavski), qui conte le calvaire d'un extraterrestre laissé en rade.
On trouvera aussi d'excellentes inventions qui relèvent plus de la SF proprement dite, comme Sculpteur de Gor, qui met en jeu des personnalités artificielles d'une façon qui rappelle Philip K. Dick ; enfin un bon quart du livre est consacré à un long récit des frères Strougatski, prélude à L'escargot sur la pente. On pourrait peut-être parler de fantasy : des villageois ignorants vivent sans le bénéfice de la technologie (mais pas sans celui de la propagande) dans une sombre forêt peuplée de monstres et de brigands. Des articles aussi ordinaires que les vêtements sont le fruit de l'agriculture et non celui de l'industrie, et la science se réduit à quelques souvenirs brumeux du protagoniste. Il ne faudrait pourtant pas croire que ce récit perde de vue la réalité : si on sait le lire, il constitue une attaque contre le mode de vie soviétique aussi violente que celles de Zinoviev ou Soljenitsine.
J'ai essayé, je vous jure. J'ai pris chaque nouvelle séparément, puis j'ai relu l'ensemble d'un seul coup. J'ai aussi relu l'introduction (très bien faite, au demeurant) et j'ai soigneusement détaillé les notes de lecture et les notices bibliographiques. Rien à faire, ça ne passe pas. Ou plutôt si, ça passe, mais sans laisser de traces, sans arrière-goût. Ce n'est même pas mauvais, c'est insipide, éventé.
Il y a là seize récits. Le plus ancien date des années vingt, le plus récent des années soixante-dix et la très grande majorité d'entre eux ont été écrits avant les années soixante. Est-ce un défaut ? Je dirai qu'il est difficile de s'attendre dans de telles conditions ades textes réellement neufs, ou même bien démarqués de ce qui se faisait à la même époque dans d'autres pays. Je triche un peu en disant cela parce que j'ai déjà lu le livre, mais on pouvait s'en douter de toute façon. Essayez un peu de lire L'Amérique aux fantasmesou Le Livre d'Or d'ORBITjuste après celui-ci et vous comprendrez. Malaise.
Cela ne sert à rien de critiquer plus particulièrement tel ou tel texte. L'effet est général. Ils ont tous vieilli d'un point de vue SF et ont perdu leur fraîcheur. C'est d'autant plus dommage que Léonid Heller a fait de l'excellent travail. Son introduction est un modèle du genre et il a réussi à réunir quelques textes-clés de la SF soviétique encore inédits en France (en particulier la nouvelle des Strougatski, pour moi le texte le plus marquant de ce recueil). Il est certain que, d'un point de vue historique, ce livre d'or fera référence. J'aurais tout de même préféré lire directement le tome 2, de 1970 à nos jours.