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L'indicible et son portrait

ou la mise en place de l’impossible à voir.

Roger BOZZETTO

Congrès de la SFLGC. Aix (paru in Art et littérature, p 91-98. Aix. 1988), septembre 1986

          Nous envisagerons, comme objet d'analyse, les problèmes posés par la description de tableaux qui figurent dans certains textes fantastiques, en nous attachant en particulier au texte de Lovecraft Le Modèle de Pickman 1.
          Un bref survol permet de dénombrer une vingtaine d'occurrences  : du Château d'Otrante, au Portrait de Dorian Gray en passant par Le portrait  Ovale de Poe, Le Portrait de Gogol, sans oublier les textes de Hawthorne, Gautier, Le Fanu, Jean Ray, ou les contes japonais recueillis par Lafcadio Hearn etc 2. C'est donc un thème récurrent du fantastique. C'en est aussi un thème fondamental car il met en évidence une approche spécifique du genre, à savoir la représentation de l'innommable.
          Le choix de ce texte de Lovecraft répond à une raison précise. En effet, dans les textes cités plus haut, le tableau est d'abord présenté comme « réaliste » puisqu'il possède un référent explicite dans le monde empirique. Il ne s'anime que par la suite, dans le cours du récit, par la mise en œuvre de procédés qui relèvent des propriétés inhérentes à toute description, si l'on en croit les bons auteurs cités par Philippe Hamon 3. Dans ces textes, l'animation, loin d'être présentée sous un angle neutre et technique, est thématisée comme effet spécifique d'une force autre et inconnue, ce qui instaure une dimension fantastique.
          Dans le texte de Lovecraft, par contre, il s'agit de donner à voir (ou à imaginer) de l'ininscriptible pour le regard alors que, par ailleurs, le peintre est censé avoir peint l'innommable « d'après nature »  : ce sont les derniers mots du texte. En somme il n'est pas question, ici, du passage de l'inanimé à l'animé, par le biais d'un narrateur au regard invérifiable, ou d'une subjectivité sujette à caution. Il s'agit en revanche de la représentation de l'objet innommable, impossible à saisir directement par un narrateur, qui ne peut en prendre connaissance que par le truchement d'une œuvre esthétique celle-ci fût-elle dite, comme dans le texte, « réaliste » ou « photographique ». Comment un texte peut-il à la fois installer dans l'imagination du lecteur une « chose » ou un « être » inconcevable, par le biais d'une représentation tout en déniant la réalité de son modèle, mais en se montrant assez convaincant pour que le narrateur et le narrataire représenté en soient épouvantés ? Quel est, en ce cas, le statut de l'œuvre qui représente l'infigurable ? Comment est elle décrite ? Quelle est la visée d'une œuvre qui met en place une telle problématique ?


1. Préliminaires à une mise en scène.


          Ce texte de Lovecraft n'est pas le seul où il nous confronte, directement ou non, à l'innommable. Dans le même recueil, Je suis  d'ailleurs  nous montre, à la suite de sa rencontre avec un miroir, un narrateur anonyme découvrant qu'il est un mort-vivant. Dans L'indicible  un narrateur nous fait rencontrer des monstruosités, dans La maison maudite , il met un narrateur troublé par la présence de phénomènes « abominables ». Ce sont là des moments de rencontre avec l'altérité où la médiation artistique d'un tableau n'est pas nécessaire. On trouve néanmoins dans La Cité sans nom l'utilisation de l'œuvre d'art, sous forme de statues et de fresques  : mais il s'agit là des traces d'une civilisation autre, certes inconcevable, préhumaine et disparue de la surface de la Terre avant l'apparition des hommes. Le Modèle de Pickman est de fait le seul texte qui joue à la fois sur la présence actuelle de l'innommable (fût-ce comme rémanence d'un passé lié à la sorcellerie de Salem) et la nécessité d'une médiation artistique.
          Résumons le texte, écrit à la première personne. Il met en présence, chez le narrateur Thurber « critique et amateur d'art morbide », le narrataire Eliot. Dans un monologue, insérant commentaires et descriptions dans un récit, Thurber répond en fait à la question d'Eliot, absent depuis un an « Pourquoi avez-vous cessé de voir le peintre Pickman ? ». Thurber répond de façon détournée  : il renvoie à ses nerfs ébranlés, au fait qu'il n'est pas « une poule mouillée », et finit par donner le récit de ses relations avec Pickman, qui, après lui avoir révélé des horizons insoupçonnés sur le passé, l'a un jour emmené dans son atelier secret. Les descriptions du lieu où se situe l'atelier sont en relation avec les toiles qui y sont peintes ou en voie d'achèvement, et que le narrateur décrit selon un crescendo qui vise à nous amener à l'horreur absolue. Cela ne serait cependant pas la cause de la rupture entre le peintre et son ami, si le narrateur n'avait trouvé, sur une photo, la preuve que Pickman peignait les monstres des ses tableaux « d'après nature ». Destruction de la photo, et parallèlement, refus de revoir le peintre, qui par la suite disparaît.
          Le narrateur semble suggérer que les raisons de cette disparition sont à mettre en rapport avec les relations conflictuelles et inimaginables qu'entretient le peintre avec des modèles innommables.
          On notera ceci  : les descriptions de tableaux sont centrales et occupent presque la moitié du texte. Par des commentaires, ou des références, sous ses aspects techniques, son aspect de vision, ou ses rapports à l'invisible, bonne partie du texte a de plus à voir avec la peinture. Le texte renvoie à la fois au statut du peintre comme visionnaire, et à l'innommable comme objet peint, objet qui serait le produit de l'imagination et de la technique, avant que ne se s'impose l'évidence d'un modèle inconcevable mais représenté. On peut schématiser ainsi la composition du texte  : un monologue dans le cadre d'une conversation supposée, qui répond à une question. La réponse se formule indirectement, par les récits où se trouvent insérés des descriptions de tableaux, leur description en tant qu'objet amenant cette autre question, cruciale du modèle qui les inspire et du rapport qu'entretient le peintre avec celui-ci.
          Deux remarques encore : la description des tableaux est précédée du récit d'un parcours dans un paysage urbain datant de l'ère puritaine de Salem, et qui aussi le thème des œuvres. Ce n'est pas là un simple effet de conditionnement, classique dans le fantastique. On y trouve surtout le souci d'établir des « vases communicants » non seulement entre les thèmes de la sorcellerie et ceux des tableaux, mais entre le présent — moderne : le métro, les gares, les taxis — et les souterrains anciens. Tout conduit à imposer l'idée d'une présence occultée, d'un passé toujours présent, d'une « horreur au cœur de la vie moderne », qui se retrouve au niveau des référents picturaux.
          Cette seconde remarque à présent : la rencontre avec les tableaux est précédée d'exemples, comme dans la formation d'un corpus  : rappels de peintres connus (Doré, Füssli, Goya), série dans laquelle vient s'insérer Pickman entre autres artistes vivants et moins connus, comme certains illustrateurs opérant dans les magazines de l'époque (Simes, Clark Ashton Smith). Ce corpus justifie la présence des tableaux de Pickman comme Le repas du vampire, qui l'a fait exclure du « club des artistes ». Liant entre elles ces œuvres, une théorie de l'art morbide (le narrateur veut en écrire une monographie, et c'est pourquoi il rencontre souvent Pickman). Cette théorisation est intéressante, car elle marque les limites de ce que Thurber est capable d'accepter, alors même qu'il se présente comme le plus « avancé » des critiques. En somme elle marque les « limites de l'inscriptible ».
          Selon lui, le peintre, un visionnaire doit être « capable de saisir quelque chose d'au-delà de la vie et de nous le faire sentir l'espace d'une seconde », il produit « quelque chose d'effrayant qui ait l'air vrai », il impose « une vision qui transforme le modèle », ou qui fait « surgir du monde spectral dans lequel il vit, quelque chose d'équivalent à un décor véritable » grâce à un don car « seul le véritable artiste connaît vraiment l'anatomie du terrible et la physiologie de la peur » (p.145). La théorisation porte donc sur deux aspects, que le texte lie. D'une part, une sorte de profil de l'artiste comme visionnaire, qui suppose de sa part une connaissance, une intimité avec l'horrible. D'autre part, sa capacité de donner à voir, à représenter ce qu'il a vu. L'œuvre apparaît donc comme un médium grâce auquel l'intimité de la connaissance de la peur et de ce qui la provoque est donnée en partage au spectateur. Le tableau devient une sorte d' « objet transitionnel » entre l'horrible invisible (mais pourtant « déjà-là ») et une attente du spectateur. Mais cela exclut — au moins implicitement pour le critique — la présence réelle de l'horrible comme modèle « dans la réalité ». Les limites de l'inscriptible sont aussi celles de l'acceptable.


2. Les tableaux de l'exposition.


          Avant la revue des œuvres, qui prendra la forme d'une descente aux enfers comportant des stations, la mise en condition se poursuit à propos maintenant de l'effet qu'elles produisent. Par les moyens classiques de la dénégation portant sur l'objet peint : « Inutile que j'essaie de vous dire à quoi ressemblaient ces tableaux », on met l'accent sur l'effet : « l'impression d'horreur et de sacrilège »,« l'aversion, affreuse et inconcevable, la répulsion morale qu'ils provoquaient venaient des simples touches que les mots sont incapables de préciser »(p.152). Dénégation qui se poursuit sur le mode du « ni... ni »  : « Il n'y avait rien là de la technique exotique d'un Simes », et implique des références  : « Les fonds étaient surtout de vieux cimetières, des forêts profondes [...] le cimetière de Copp's Hill » (p.153). On est ici en présence d'un cas particulier de la description fantastique, qui allie une dénégation portant sur l'ensemble du récit à une prétérition partielle et dont le but est quand même de donner des références. Ajoutons-y le conditionnement émotionnel du lecteur par la mention de l'effet produit par un tableau au statut paradoxal  : réduit à ses éléments référentiels il est banal, en tant que tableau il est indescriptible.
          Ne pouvant décrire, le texte va donc répertorier, énumérer salle après salle, en visant une progression de l'émotion, car on va vers le « pire ».
          La première salle inventorie les fonds et les personnages. Les fonds, vieux cimetières, falaises surplombant la mer, tunnels de brique, antiques salles lambrissées, voûtes. L'apparent hétéroclite vise à marquer le ressassement de l'en-dessous, de l'en-deçà.
          Les personnages sont d'abord saisis en bloc  : « folie et monstruosité dans les personnages du premier plan ». Ils sont ensuite détaillés   : ils ont rarement figure totalement humaine « grossièrement bipède », « physionomie vaguement canine » ; ils sont fait « d'une espèce de caoutchouc » (p.153). Ils apparaissent ensuite en groupe  en diverses scènes.
          Scènes de repas (mais... « ils mangeaient, je ne vous dirais pas quoi ») des groupes dans des souterrains, des cimetières où ils se disputent des charognes (p.153).
          Scènes de genre en référence à des tableaux connus. « Juchés sur la poitrine de dormeurs, les prenant à la gorge ». Voilà pour Füssli. Dans La  leçon, les créatures immondes enseignent à leurs enfants à se nourrir de débris humains. Sans titre, en rapport analogique avec des tableaux de Greuze, mais situé à l'époque de Salem et parodié  : le père qui lit les Écritures, dans une pièce confortable. L'un des enfants est un monstre ironique, diabolique, qui s' est introduit — on ne sait comment — dans cette famille. Il ressemble d'ailleurs au peintre Pickman lui-même. L'ensemble des tableaux se présente comme les étapes d'une histoire des monstres, liés à Salem, aux sorcières, au puritanisme à son « en-dessous », et donne en même temps une dimension narrative à la description, tout en assurant une cohérence à la mythologie personnelle qui irrigue le fantastique de Lovecraft.
          La seconde salle, début des « études modernes », marque un changement, on passe des temps historiques au présent — sans perdre le point de vue ironique et « diabolisant » le passé hagiographié de la période des « pères fondateurs ». Dans ces tableaux, on voit « l'horreur au cœur de notre vie même » (p.155). La toile qui fait transition se nomme Accident de métro.  Un troupeau de « créatures » surgissant des souterrains (et du temps historique) fait irruption sur les quais du métro, attaque les voyageurs — espace et temps se mêlent dans l'horreur. Les autres œuvres « modernes » insistent sur l'aspect agressif des créatures envers les humains, alors que les études de la première salle se présentaient essentiellement leu goût pour la charogne. Comme dans les évocations du peintre en route vers l'atelier, on trouve répété le  : « on voyait » et en effet, on les voit partout  : dans les caves, les escaliers, le métro, etc.
          Après les œuvres achevées, on nous présente les esquisses. Elles marquent, dans leur inachèvement même, la méthode dite « scrupuleuse » de l'artiste (profils au crayon, recherche de perspective, de proportions, usage de la photographie pour les fonds). Le peintre, présenté jusqu'alors comme un « visionnaire » devient ici un « réaliste » un peintre « objectif », « scientifique » (p.157)  : tout est fait pour rendre évidente la présence d'un modèle.
          Le dernier tableau, celui du festin monstrueux est d'abord présenté sous l'angle de l'effet produit, sous ses aspects perceptifs et moraux mêlés. Il est, avant même toute description « un blasphème colossal et sans nom » à quoi l'on ajoute « aux yeux rouges et fulgurants » (p. 159). Il s'agit d'une référence au Saturne dévorant ses enfants, de Goya, sans que cette influence soit mentionnée, on voit Chronos « Tenant dans ses griffes osseuses une chose qui avait été un homme, et lui rongeait la tête comme un enfant ronge un sucre d'orge » (p.159).


3. La frayeur fantastique.


          Ces tableaux n'ont, par leur thème, rien de particulièrement effrayant, à en croire le narrateur. Or celui-ci, se dit épouvanté. Dans le récit qu'il en donne à Eliot, longtemps après, il explique ne plus pouvoir prendre le métro, ni descendre dans une cave. Il se présente pourtant comme un vrai « dur » et en même temps ne cesse de boire pour se donner le courage de poursuivre son récit. Il se montre, pendant la visite, totalement hors de lui  : « La pièce suivante (les études modernes) m'arracha de véritables cris, et je dus m'accrocher à la porte pour ne pas m'effondrer » (p.155). Devant le tableau du « blasphème colossal » il signale  : « Je ne pus m'empêcher de pousser un hurlement » (p.159). Ces réactions ont-elles pour seul but de conditionner la vision du lecteur ou visent-elles à mettre l'accent sur un autre aspect du texte  ?
          D'un côté le texte insiste sur la technique et renvoie à la malédiction du peintre comme visionnaire, de l'autre il insiste sur le lien existant entre le tableau et son modèle.
          Les toiles sont commentées sous l'aspect technique du rendu  : ce qui provoque l'admiration, et le dégoût de Thurber c'est « la grandeur terrifiante de cet art », qui est due au fait qu'« on voyait les démons eux-mêmes et on en avait peur » (p.157). Ce qui le frappe, le dégoûte et le fascine, c'est la figuration d'« un monde d'horreur stable, mécanique et organisé ». Devant le « blasphème », il précise « ce n'était pas le thème du tableau qui le rendait si effroyable [...] bien que chacun des détails eût été suffisant pour conduire à la folie un homme impressionnable », c'est « la technique » (p.159). Cette technique, est à la fois explicitée en terme clairs (objectivité scientifique, froideur sardonique, réalisme laborieux (p.157), et en termes moraux  : « une technique maudite, impie , contre nature » (p.159). Cette hybridation des deux domaines à Thurber permet de reprocher au peintre d'avoir rendu comme vivant sur notre plan de réalité ce qui aurait dû demeurer au-delà (ou en-deçà) de notre monde. « Seule une interruption des lois de la nature » permet de mêler ainsi « le souffle de la vie » à « la toile » (p.159). La condamnation de l'effet produit par une technique sert maintenant à la condamnation morale du peintre. Ce qui tend à placer la frayeur non pas du côté de l'objet lui-même (encore impensable), mais sur la technique de la représentation  : le texte installe et dénie la présence « folle » du modèle innommable, à partir duquel l'épouvante pourrait se justifier.


4. De la vision fantastique au modèle impensable.


          Le texte aurait pu demeurer à ce stade spectaculaire, mais, de même qu' il avait marqué l'imbrication entre le passé et le présent, lors du passage d'une salle à l'autre, il entreprend de dépasser l'opposition purement esthétique — technique réaliste/vision démoniaque — en posant le problème du modèle, ou en d'autres termes, de l'objet fantastique comme « en soi ». Ce thème est introduit de plusieurs façons  : d'abord dans le discours de Pickman, qui soutient devoir peindre l'horreur même d'après nature, puis par cette remarque du narrateur que « seule une interruption des lois de la nature permet à un homme de peindre pareille chose sans un modèle » (p.159). Matériellement ensuite, avec la présence de l'appareil photographique (p.158), le puits recouvert d'une chape, les bruits divers suivis de cris et de coups de feu tirés par Pickman sur ce qu'il assure être « des rats énormes » (p.161). Dans le domaine de la preuve enfin  : avec la photographie. Il existerait donc bien un modèle de Pickman
          On notera cependant que la photo est détruite, que le peintre a disparu, que ses tableaux sont inaccessibles et que le narrateur est proche de la folie, bien qu'il s'en défende  : « Ne croyez pas que je sois fou » sont les premiers mots de la nouvelle (p.143).


5.Texte fantastique et représentation.


          Il convient donc de relire le texte, afin de se centrer sur le problème fondamental qu'il pose, tant du point de vue de l'économie du fantastique que de l'usage de la description. Le problème posé par ce texte est celui de l'innommable comme présent dans ce monde, mais ailleurs que dans le champ du visible. Cela posé il reste à étudier « la résolution littéraire » de ce problème par le texte.
          Le monstre (l'ininscriptible dans le regard) n'est pas perçu directement par le narrateur (représentant l'homme ordinaire), seule la représentation du monstre lui est accessible par le biais de la dimension esthétique. L'invisible peut donc être représenté, et même sous une forme « réaliste », comme le texte le confesse. Comment ? Thématiquement par l'intermédiaire de l'artiste médiateur, et d'un point de vue pratique par la destruction de l'objet.
          Pickman comme artiste  : il est marginal, et rejeté même de la communauté des amateurs d'art (ses tableaux sont « irrecevables »). Lui même est soupçonné d'être un monstre  : « Pickman le dégoûtait de plus en plus [...] ses traits et son expression évoluaient [...] d'une manière qui n'avait rien d'humain » (p.146). On note la parenté de certains de ses personnages avec le peintre  : « il avait donné à ce visage une très nette ressemblance avec le sien » (p.155), il revendique en outre au nombre de ses ancêtres une sorcière pendue en1692. De plus Pickman vit dans des lieux « intermédiaires » dans le temps et dans l'espace  : « pas tellement loin du métro, mais à des siècles de distance » (p.150) et tente de retrouver la « virtù » des hommes des siècles passés qui savaient « reculer les limites de la vie » (p.149) car « ce monde ci n'était pas le seul qui s'offrait à un homme audacieux » (p.149). Sa quête est réussie « Je n'ai pas été fouiller le passé pour rien » (p.150), il en rapporte des traces sous forme de photos et de tableaux. Mais ces photos seront brûlées, et ses tableaux deviendront inaccessibles. La question de la preuve (à savoir de l'objectivité du monde et des modèles de l' « ailleurs ») est donc contournée. Il ne subsiste de l'expérience de Pickman que le récit d'un narrateur affolé.
          Au point qu'on se demande à quoi renvoie ce texte, dont la stratégie consiste à dénier à la représentation tout statut de preuve alors même qu'il utilise presque uniquement les ressources de la description.
          Schématisé, le récit, affirme en effet les points suivants :
          — Pickman a rencontré des modèles pour ses tableaux, ces modèles existent, il sont agressifs, on en reconstitue l'histoire, on en voit les prolongements dans le présent, et le peintre lui même semble, par contamination ou par choix participer à l'univers de ses modèles.
          — Ces modèles peuvent être peints, et photographiés  : la photo fournissant la preuve de leur existence.
          — Mais la représentation en est si horrible qu'elle doit être annihilée.
          — Le peintre lui-même, comme ses tableaux, ne peut que disparaître.
          — Ce qui subsiste des tableaux, de la photo, et du peintre disparu  : un récit. En d'autres termes, le texte fantastique semble n'être là que pour parler de ce qui n'est pas visible, pour figurer ce qui n'est pas pensable. Il naît de la mise en scène d'une perte  : la perte des preuves que ce qu'il avance est vrai.
          Il s'agit d'un récit / trace.

          La représentation de l'innommable entraîne obligatoirement sa disparition. Engendré par un « manque à voir », lui-même appuyé sur la promesse qu'il y a bien « quelque chose à voir », l'innommable est peu à peu construit par la description, comme un « objet », appréhendé dans la seule dimension esthétique. Cet objet engendre la terreur moins par ce qu'il est que par ce qu'il signifie. D'où un travail de destruction auquel se livre le narrateur, pour effacer les traces de ce surgissement dans le champ du pensable, et dont le seul souvenir rend Thurber « fou ». Cette construction de l'objet, qui implique des ruses créatrices par l'usage de la rhétorique descriptive, constitue en fait une narrativisation spécifique, qui dans un même mouvement conte l'histoire de l'émergence de cet « objet infigurable » dans le champ du langage, et sa disparition, au moment où il allait être mis sous les yeux de témoins.
          Il reste qu' « entre temps », le temps de la lecture, il a été inscrit, sinon dans l'espace du regard au moins dans le parcours du texte, et a été signe de la présence d'un « en trop » dans l'univers de la représentation. C'est dire que l'accès à l'en-deçà du visible, passe par un artefact esthétique. Pour le narrateur ce sont les tableaux et la photo, mais ils seront détruits. Pour le lecteur ce sera le texte mystérieux, qui le demeure. Au narrateur, la folie de l'expérience, au lecteur, la jouissance de sa représentation impossible et pourtant textualisée.

Notes :

1. Lovecraft ( HP) Le modèle de Pickmann in Je suis d'Ailleurs. Denoël. 1954.
2. Benson. (E.F.) Le visage et La chambre dans la tour in La chambre dans la tour. Le Masque Fantastique. Blackwood (A.)  L'homme qui avait été Mulligan.. Anthologie du Fantastique. Presses-Pocket. Cortazar (J.)  Orientation des chats, in Nous t'aimions tant Glenda. Et Apocalypse de Solentinane in Tous les feux le feu. Gallimard. Gautier (T.)  La Cafetière, Omphale. Garnier Flammarion. Gogol (N.)  Le Portrait. Anthologie du fantastique. Presses-Pocket. Hawthorne (N.) Les Peintures Prophétiques. Aubier. Hearn (L.) Le Portrait qui avait une âme. Fantômes du Japon. UGE. Lovecraft (H.P.) La Cité sans nom. Je suis d'ailleurs. Denoël. Maupassant (G. de) Un portrait. Contes fantastiques. Marabout. Pirandello (L.)  Effets d'un songe interrompu. Anthologie du Fantastique. Presses-Pocket. Poe (E.A.) Le Portrait Ovale. Nouvelles histoires fantastiques. Ray (J.)  Le tableau. in 25 meilleures histoires noires et fantastiques. Marabout. Richter (A.) Portrait d'un inconnu. L'Autriche fantastique. Marabout. Seignolle (C.) Isabelle. Contes macabres. Marabout
3. Hamon (Philippe)  Analyse du descriptif, Hachette. 1981.

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