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Jean Ray, ou la rencontre avec l’épouvante.

Roger BOZZETTO

nooSFere, avril 2002

Quand on n' a pas de nom pour dire les choses, on se sert d'une histoire.
Alessandro Barrico. Soie.

Je hurlai ma dernière épouvante.
Jean Ray. Le fantôme dans la cale.


          En lisant Malpertuis, un adolescent a soudain compris comment l'écriture pouvait engendrer un monde de peur et d'épouvante, et cette rencontre a engendré une vocation d'écrivain — celle de Serge Brussolo, l'un des auteurs français actuels parmi les plus intéressants en fantastique et en science-fiction 1. En effet Jean Ray, comme Lovecraft dont on l'a rapproché parfois à tort, met presqu'obsessionnellement en scène la rencontre avec l'indicible de l'épouvante. Lovecraft — pour des raisons qui relèvent de ses rapports aux autres et à sa généalogie — , centre l'épouvante sur la figure du monstre. Il invente ainsi un univers, ordonné par des entités en lutte entre elles, désireuses de reprendre possession de la Terre, ou susceptibles de s'unir à des mortels dans le cadre de métissages 2.
          Jean Ray, par contre, même s'il se réfère à des mondes qui se nichent dans des « plis du temps » — ou de la quatrième dimension 3, hantés par des entités — ne s'intéresse que de biais aux figures des monstres. Il est plutôt fasciné par les rencontres que font ses personnages avec des « facteurs d'épouvante », rencontres dont les circonstances sont chaque fois semblables et pourtant différentes, imprévisibles et chaotiques — l'essentiel étant que le sentiment de l'épouvante se manifeste alors.
          Cette présence de l'épouvante comme domaine privilégié, se marque à divers niveaux. Aussi bien ceux où Jean Ray est critique, anthologiste, ou auteur, que chez les commentateurs de son œuvre.
          Présentant, dans les années 20, une anthologie intitulée La gerbe noire, Jean Ray y indique comme critère de choix : « Les meilleurs récits des maîtres de l'épouvante ». Il s'y inclut évidemment, et y publie un texte de Catherine Crowe qui a pour titre Documents d'Epouvante . Plus tard il constitue un recueil qu'il intitule Les cercles de l'épouvante.
          J.B. Baronian, fin connaisseur de Jean Ray, dans son introduction au recueil Visages et choses crépusculaires, présente ces récits comme « deux cents pas dans l'épouvante : vingt contes et nouvelles fantastiques d'horreur et d'épouvante ».
          Ajoutons que le mot « épouvante » est omniprésent dans de nombreux récits : dans Dürer l'idiot, Le bout de la rue, Malpertuis, Le fantôme dans la cale etc... Le champ sémantique de l'épouvante se double d'ailleurs de variations sur le mode de la peur, de la terreur, de l'horreur, de la monstruosité. Quant aux figures, elles empruntent à tous les folklores. Chrétien, avec le diable souvent invoqué, ainsi que les fantômes, puisque Jean Ray écrit un Livre des fantômes ; païen, comme on le voit avec les déités fantomatiques de Malpertuis ; ou exotiques comme la chose qui ne meurt jamais de Merry go round. Sans compter le folklore particulier rappelé par Van Herp, à savoir l'utilisation fantastique des hypergéométries et de la quatrième dimension.
          Posons-le comme point de départ : le fantastique de Jean Ray naît d'une rencontre avec l'épouvante, et chaque récit constitue la facette d'un « mythe personnel » lié à celle-ci. Mythe qui prend peut-être sa source dans la rencontre avec celui qu'il peint dans Mon fantôme à moi, l'homme au foulard rouge, et à propos de quoi il avoue, « non seulement ceci n'est pas un conte, mais c'est un document » 4. Cette rencontre lui procure encore au moment d'en écrire « une inexplicable tristesse, qui ne va pas jusqu'à l'épouvante même » (p.7)
          Quel est donc l'univers inauguré par Jean Ray pour rendre omniprésente cette épouvante ? Comment, à partir de stéréotypes renvoyant à la surnature et à la peur, parvient-il à nous entraîner dans une aventure de lecture frissonnante ? En somme quelle est l'originalité de son art dans le domaine de l'épouvante ?

          I — Un monde de stéréotypes ?

          Jean Ray a énormément publié, pour des journaux ou des revues populaires, et ses histoires, — qui seront reprises dans les recueils La malédiction de Machrood et Visions nocturnes, et sont signées John Flanders — font appel au matériau de base des « récits à faire peur » 5.
          Il y utilise la présence diabolique, les fantômes et les monstres. Dans Un fauteuil, le siège où le diable s'est installé imprègne de tristesse infinie celui qui s'y assoit. Avec L'odeur du soufre nous apprenons que ce même diable a intérêt à ce que l'on meure en état de péché mortel. Le fantôme marin présente un spectre « épouvantable » : « Le maître d'école avait disparu, à sa place se tenait le spectre le plus affreux qu'on aurait pu rêver : un squelette haut d'au moins dix aunes surmonté d'une tête de dragon avec des pattes de tigres aux griffes impressionnantes. » (p.115)
          La forêt infernale montre de monstrueuses métamorphoses : « Ce n'était plus un arbre mais une horrible créature tenant à la fois de l'homme du serpent, de la sarigue du crocodile — et que sais-je encore ! » (p.130)
          On notera, avec cette exclamation, que la distanciation est prise par l'auteur lui-même, amusé par la série de clichés qu'il aligne.
          Ailleurs, il fait appel aux situations, aux gestuelles, aux décors, à l'exotisme et à tout l'arsenal — classique et parfois même éculé — des stéréotypes touchant aux histoires à faire peur. Le tout dans une langue qui se contente, ici, de mettre en relation — sans véritablement les mettre en travail — ces signifiants codés des récits d'aventure et de peur. Au point qu'on n'a pas toujours l'impression de lire des textes, mais bien de visiter un univers du « déjà vu ». Entre la question qui se pose à propos de la représentation de la peur, et la réponse figurale donnée par le texte, l'adéquation est totale. Il s'agit donc bien d'un ressassement de clichés, enfilés sur une trame prévisible, la littérature est absente — comme l'originalité.
          Fort heureusement, cela ne concerne qu'une faible partie de la production rayenne. Mais, pour saisir l'originalité de ses réussites, il était nécessaire de les situer en regard de ces ébauches maladroites.
          Car ces mêmes éléments stéréotypés peuvent reprendre une place décisive dans la dynamique d'un récit d'épouvante, pour peu que le souffle littéraire les pousse, ce qui est souvent le cas dans les textes les plus aboutis. Dans Mondschein — Dampfer par exemple, la présence du démon, du pacte diabolique lié à un amour fou, crée une impression de terreur à propos du diable : « Dans l'atmosphère emplie de pénombre sa silhouette se mua en une monstruosité : celle de la nuit maudite. » (p.59)
          Les fantômes aussi viennent payer leur écot à cette épouvante, ainsi dans Au bout de la rue on lit cette invention dans l'imaginaire : « Sur terre les spectres ne font que gémir ou crier des bêtises.. mais ceux de la mer montent à bord et silencieux vous égorgent ou vous chipent la dernière raison hors de votre crâne. » (p.29)
          Quant aux monstres on en voit de diverses formes. Dans Le grand Nocturne on perçoit bien, au-delà du cliché, l'aspect sensoriel des représentations : « la chose innommable fut sur lui, l'étouffant, l'écrasant, lui soufflant à la figure un effroyable relent de tombe. » (p.46)
          Le psautier de Mayence donne à pressentir que : « quelque chose est autour de nous, pire que tout, pire que la mort. » (p.163)
          Mais Jean Ray n'est pas simplement un auteur qui sait réanimer des stéréotypes et leur insuffler une vie nouvelle, il est le créateur d'une mythologie personnelle où l'épouvante est reine.

          II — Une mythologie personnelle

          Ce qui me paraît constituer la singularité de l'univers rayen, c'est un ensemble de traits, de figures mythiques et d'images dont la coalescence crée les conditions d' une épouvante à la fois ancienne par le rappel des mythes, et moderne par la représentation que Ray en donne. En somme, une mythologie personnelle, centrée sur l'épouvante.
          Dans cette mythologie, les figures mythiques sont convoquées de manière parfois explicite, mais le plus souvent sous forme d'allusions.
          Explicitement, dans Malpertuis au moins, où les tous anciens dieux du panthéon mythologique grec se perpétuent sous une forme dérisoire — pensons au Titan obligé de faire le ménage — ou se défont dans la hideur, comme les trois sœurs : « Trois figures d'épouvante, trois horreurs sans nom.. par deux fois leurs visages furent visibles et par deux fois je hurlai de toutes mes forces tant était grande ma terreur » (Malpertuis, p.230)
          Implicitement avec le Uhu , sous la forme d' une sorte d'immense force sans nom — on songe au tableau de Goya, Le Géant — à cette différence près que chez Goya, le géant domine une foule effarée, alors qu'ici, il terrorise quelques isolés : « ils se laissèrent rouler au bas de la colline hurlant d'épouvante, se plongeant la face dans le sable pour ne point voir la gigantesque et monstrueuse forme qui, s'élevant au dessus des décombres, noire comme l'Erèbe, croissant avec une vélocité effroyable et dont le front voilait le disque flamboyant du soleil. » (L'auberge des spectres, p.270)
          Outre la vision de cette monstruosité gigantesque, le récit nous montre des détails en gros plan : « la semelle monstrueuse s'abaissait se levait s'abaissait près de nous ; le vent de ses mouvements géants battait la cahute. » (Le Uhu, p.175)
          Sans oublier l'aspect sonore qui accentue encore l'impression d'épouvante : « Le rythme d'un pas, mais d'un pas d'une monstruosité sans pareille, la marche d'un être inouï dont le front devait frôler les étoiles.. la lande entière cria sa peur affreuse. » (Le Uhu p.174)
          Comme dans la mythologie antique, qui divinisait les forces élémentaires, le Uhu est sans doute une représentation hallucinée de la tempête, souvent présente dans ces récits et présentée en des termes semblables.
          Dans La présence horrifiante, le tempête est en effet : « une chose mauvaise qui court au milieu de la tempête et qui frappe à ma porte m'oblige à fuir dans la terreur hurlante de la nuit » (p.39) et qui « pousse un grand cri de bête éventrée. » (p.38). A moins qu'elle ne se présente comme « noire et cuivrée, elle sortait de l'horizon comme un monstrueux paquet de viscères d'un ventre ouvert » dans La plus belle petite fille du monde (p.190).
          Et comme l'avoue un personnage de Malpertuis, à ce moment là : « Les éléments se sont mis au service de forces qui échappent à notre entendement. » (p.142)
          Or ce qui échappe à l'entendement, entre autre, c'est ce qui crée la peur, peur qui peut suinter des pierres, et s'installer comme : « quelque chose d'inconnu mais d'abominable (qui) me figeait le cerveau » (Maison à vendre, p 31)
          On retrouve, de plus, ces aspects d'horreur sonore dans les rires des formes inconnues qui envahissent le navire dans Le psautier de Mayence : « la mer avait pris un aspect insolite... des stries étranges la traversaient... des bruits inconnus comme des rires partaient tout à coup d'une houle brusquement accourue. »
          Outre cette convocation des mythes et des forces naturelles mythifiées, la mythologie rayenne met en scène et en jeu nombre de signifiants qui renvoient à la duplicité des apparences. De même que la tempête n'est pas présentée comme un simple déplacement des masses d'air, mais bien comme le lieu d'une présence impensable, ainsi les choses les plus banales recèlent un visage caché et monstrueux.
          Les objets les plus simples, les plus familiers même, sont habités de forces mauvaises : « N'avez vous jamais été frappé en certains moments de l'attitude hostile d'un meuble, familier et inerte en d'autres ? » (Dürer l'idiot p.75). « Autour de moi les objets étaient hagards, fous, impossibles... Toutes les choses autour de moi hurlaient leurs abominables peurs » (La présence horrifiante, p. 42).
          Une façade de maison aussi peut exprimer de l'indicible : « Sa façade est un masque grave où l'on cherche en vain quelque sérénité. C'est un visage tordu de fièvre d'angoisse et de colère, qui ne parvient pas à cacher ce qu'il y a d'abominable en lui » (Malpertuis, p.53).
          La maison elle-même, outre sa façade, peut receler des intérieurs épouvantables. Certaines maisons qui abritent des monstres que l'on doit nourrir de chair fraîche, comme dans Storchhaus ou la maison des cigognes, avec sa chambre maudite, et ses soubresauts qui lors de l'incendie, laissent percevoir la présence d'une animalité à la fois impensable et d'une puissance extrême. Le personnage, qui a mis le feu, s'enfuit devant cet escalier dont « la rampe se transforme en un gigantesque tentacule de pieuvre » qui tente de le saisir, alors que les marches se disjoignent et forment « des gueules prêtes à (le) happer au passage » tandis que dans son agonie le maison le bombarde de moellons qui passent « à deux pouces de (s)a tête, avec un rugissement de boulet ramé ».
          D'autres maisons sont simplement des lieux de passage vers d'innommables ailleurs. C'est le cas de l'escalier dans la maison de La ruelle ténébreuse, qui ouvre sur : « un gouffre creusé à même la nuit et d'où montaient de vagues monstruosités ».
          Ces « gouffres » d'où d'autres monstres pullulent comme les entités de La Ruelle Ténébreuse, ou celles du Psautier de Mayence, c'est ce qu'un personnage de Monsieur Wohlmut et Franz Benschneider nomme « les mondes intercalaires » (p.51) qui ont été étudiés par M.C Vanni 6. Ce sont d'autres espaces, « un autre plan de l'existence », que certains explorateurs recherchent ainsi qu'on le voit dans La trouvaille de Mr Sweetpipe : « Ce monde existe, il est peuplé de créatures férocement intelligentes qui ne veulent aucune intrusion dans leur domaine... la clé du monde formidable de l'hyper espace » (p.174 ). Monde adjacent au nôtre sur un plan différent, plan intermédiaire qui est peut-être celui « où se meuvent les anges déchus »...« celui du Grand Nocturne » (p 23). Autres mondes, autres plans dont le contact avec le nôtre, en certains endroits comme la ruelle ténébreuse où Malpertuis crée « un pli dans l'espace » qui justifie la juxtaposition de deux mondes d'essence différente dont Malpertuis serait un « abominable lieu de contact ».
          Cette possible interférence des plans, ces rencontres en des endroits précis, créent les conditions de l'épouvante. On y retrouve alors un autre élément lié au gigantisme — lequel est une métaphore de l'intensité dans l'épouvante — c'est-à-dire le fantasme du corps morcelé, avec une sorte de fixation sur la main.
          Main énorme qui peut être autonome comme dans La main de Goetz Von Berlichingen, ou gigantesque mais reliée à un corps impossible à voir comme dans Dürer l'idiot où l'on saisit : « une chose mal définie, une sorte de main difforme mais gigantesque jaillissait d'une masse hideuse surgie d'entre les lueurs et écrasait Dürer » (p.68).
          Dans La cité de l'indicible peur aussi : « une main spectrale jaillit, disparut avalée par l'obscurité, réapparut et soudain le prit à la nuque » (p.243).
          Quant à l'Histoire du Wulkh, elle présente, en même temps pour la victime, la créature venue d'ailleurs, la main et le cri : « une sorte de main mutilée griffant l'air, et un grand cri de gonds rouillés se vrilla dans son oreille » ( p.106).
          Outre la main, le visage est lieu possible d'épouvante, et signe qui permet de mettre sous les yeux cette épouvante : « Quel visage ! Seul l'enfer aurait pu réunir en une seule vision tant d'horreur de férocité et de fureur » (Monsieur Wohlmut et Franz Benschneider, p.63).
          Dans La ruelle ténébreuse, la catastrophe qui résulte de l'intersection des deux plans laisse entrevoir, par les humains, des formes d'épouvante : « Des hallucinés y virent des figures de femmes d'une férocité indescriptible ».
          C'est d'ailleurs par rapport à cette hybridation des plans que l'on peut alors saisir, comme signifiants d'une mythologie personnelle, les monstruosités que l'on a vues à l'œuvre dans les descriptions des tempêtes. Comme si ces catastrophes climatiques tendaient à faire se rencontrer de manière imprévisible ces univers jusque là séparés, afin que le Uhu puisse parcourir la lande. Toutes ces figures, ces références, renvoient à un univers singulier que la peur emplit, que l'épouvante semble non seulement dominer mais qu'elle engendre presque.

          III — Un univers de l'épouvante

          La peur est au centre de cet univers rayen qui se déploie au fil des récits. Peur qui est parfois questionnée par les personnages : « On a peur et l'on ne sait pourquoi. Existe-t-il des choses qu'on ne voit pas et qui un jour ou l'autre pourraient se manifester ? » (p.131) ; « La peur c'est la peur et on ne l'explique pas » (p.143) ; « Cette peur irraisonnée, abjecte, abominable, qui nous enlève tous nos moyens de défense » (p.189) in La Cité de l'indicible peur.
          Peur qui remonte « en surface des abysses des âges » car elle est selon Lovecraft « la plus vieille, la plus forte émotion ressentie par l'être humain » 7.
          Cette peur, qui s'appuie sur « des histoires vraies mais terribles » (Le fantôme dans la cale, p115) sont celles où « le silence riait affreusement, comme un masque » (ibid. p 121) C'est-à-dire où l'art de Jean Ray est le plus efficace. Car il s'agit bien d'art, un art très conscient de ses moyens.
          Certes, avec distance, le personnage de La présence horrifiante se montre jouant sur deux tableaux. Il commence par « dénuder les procédés » comme un artiste post moderne : « Pourquoi faut il mettre autour de chaque histoire terrible une nuit noire et un orage affreux. C'est un artifice. »
          Mais il se présente rapidement, et l'on sent peut-être là une intrusion d'auteur, comme prisonnier d'une nécessité de la force des choses, ajoutant, pour corriger l'impression première d'un certain détachement : « Non c'est une réalité, une chose voulue par la nature... c'est souvent la tempête et la mauvaise nuit qui provoquent les événements redoutables » (p.37)
          Néanmoins ce n'est pas là, avec la reprise des divers éléments dont nous avons vu l'utilisation, que se situent les plus intéressantes créations rayennes.
          Celles-ci portent d'abord — comme pour tous les auteurs qui se confrontent vraiment à l'épouvante fantastique — sur les descriptions de « formes » ou comme des « choses » sans nom, indicibles, seulement figurables, et qui sont parfois même une simple couleur noire comme on le voit dans La sorcière  : « Une forme naissait lentement des ténèbres. Une forme ? non. Une chose indéfinissable vague brumeuse, plus abominable pourtant que s'il se fût agi d'une monstruosité bien distincte. L'épouvante rendue visible » (p.174).
          Et l'on se souvient de la chose sans nom présente dans l'Auberge des spectres  : « gigantesque et monstrueuse forme s'élevant au dessus des décombres ».
          Cette association de l'aspect gigantesque, de la forme indécise mais dangereuse, et de la couleur noire est typique. On la rencontre dans La ruelle ténébreuse où se distingue « une ombre, une sorte de brouillard noir qui tuait les gens » (p.143). On la retrouve dans Malpertuis où elle se double d'une dimension sonore : « Un nuage noir glissa sur le palier, plus noir que la nuit ambiante.. l'extinction de la chandelle s'accompagna.. d'un cri monstrueux » (p.174)
          Malpertuis encore, où l'on voit une sorte de condensation de l'informe, de la matière et du contenu impensable : « Les trois dames Cormélon réunies en une masse compacte, bondissaient à travers l'espace comme une grosse boule de brouillard noir où grouillaient d'indistinctes horreurs » (p.133).
          Cette association du vague menaçant, de l'indéfini horrifique, de la couleur noire et d'une matière à la fois vaporeuse comme les nuages — mais palpable et dangereuse, comme venue d'ailleurs, à l'image de ce « brouillard qui tue » — est orchestrée dans l'ensemble de l'œuvre.
          Il s'y ajoute parfois, dans les moments intenses et les images les plus subtiles, la présence de mouvements que Lovecraft dirait « impies » dans cette noirceur épouvantable, des ondulations, comme on le saisit dans Malpertuis par exemple : « l'épouvante vint... une forme noire immense.. une vapeur noire ondoyait en une monstrueuse auréole » (p.118).
          Cette ondulation est liée, selon les textes, à la forme serpentine et tentaculaire, qui a été perçue dans Storchhaus où la rampe devenait tentacule, mais aussi dans Le psautier de Mayence. On la rencontre encore dans le dandinement des stèles du cimetière de Marlyweck : « la stèle se dandinait grossièrement à la manière d'un matelot ivre, mais l'ignoble [_]chose n'était pas seule ; autour d'elle se glissaient comme de singulières méduses les [_]petites pierres tombales du cimetière des enfants » (Le cimetière de Marlyweck, p.174).
          On retrouve, dans l'extrait qui suit, emblématique du fantastique d'épouvante rayen, une sorte de mélange détonnant où sont convoqués la noirceur, l'autre plan d'existence, la férocité des êtres venus d'ailleurs, l'ombre immense et les tentacules — sans parler des yeux quasi méduséens, qui rappellent à la fois ceux de la pieuvre de l'Histoire du Wulkh, ceux de l'homme de bronze du Cimetière de Marlyweck ou ceux d'Alecta dans Malpertuis : « Un de ces êtres venait de surgir avec une vélocité incroyable, et en moins d'une seconde son ombre immense nous masqua la cité sous marine... dans la clarté écarlate nous vîmes trois énormes tentacules... battre hideusement l'espace, et une formidable figure d'ombre piquée de deux yeux d'ambre liquide... nous jeter un regard effroyable » (Le psautier de Mayence, p. 147).
          Cet aspect d'ondulation a été présenté dans sa matérialité par les textes cités, et on le retrouverait aussi dans L'Histoire du Wulkh où Sheedoo le calmar géant des marais entraîne, grâce à ses tentacules, les chasseurs dans la profondeur des sables mouvants. Mais il sert aussi de façon métaphorique à rendre palpable l'impression d'épouvante. Dans Le fantôme dans la cave la victime exprime sa peur par l'image : « un tentacule du monde éternel des épouvantes s'était glissé jusqu'à moi » (p.125). Et dans Malpertuis aussi, liées à la peur, le texte présente ces mêmes effets de sensations porteuses de frisson et liées à cet aspect d'ondoiement : « Un froid humide se glissa comme une couleuvre sous les draps » (p.74).
          Il est clair que ces quelques sondages dans l'univers de l'épouvante rayenne ne nous offrent pas une cartographie complète des lieux et des moyens employés, pas plus que de toutes les figures qui l'engendrent. Ils nous permettent cependant d'avancer une conclusion provisoire, à titre de halte provisoire dans cette exploration.


IV — Halte provisoire


          L'épouvante et l'horreur, chez Lovecraft sont censées être produites par des procédés reconnaissables, qui allient la prétérition, l'oxymore et l'impensable avoué. Voici par exemple la description de Chtuluh 8 : « Nul ne saurait décrire le monstre ; aucun langage ne saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris inarticulés, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière et de l'ordre cosmique. »
          Au risque de paraître béotien, j'avoue préférer, à ces indicibles spectaculaires, les inventions de la thématique rayenne, qui s'appuie sur un jeu de figures semblables à celles de la création mythique traditionnelle.
          Les comparaisons que Jean Ray emploie entretiennent en effet avec l'imagination des choses du monde que nous connaissons, des rapports de connivence, sans que l'impression d'épouvante en soit affaiblie, d'autant que ces images renvoient à d'autres textes rayens, dans une intratextualité riche d'échos.
          Parfois par un simple détail, ici les yeux et le crâne : « Les nuages étaient devenus si lourds et si proches qu'ils semblaient être tassés à croupetons sur le faîte des murs, l'un d'eux ressemblait férocement à un crâne troué de deux yeux de laiton liquide » (Dürer l'Idiot, p.72)
          Ailleurs l'image porte non sur les formes mais sur le bruit : « ah ! ce bruit funèbre d'os broyés par des gueules voraces. Epouvante, toute épouvante vous dis-je » (Le fantôme dans la cave, p.128)
          Ailleurs encore l'épouvante peut jaillir à la simple présence d'un visage à la croisée : « Une fenêtre dans la nuit est une épouvante. J'ai connu des gens qui devinrent fous rien que pour avoir entendu l'être de cauchemar surgi des ténèbres, qui collerait sa mortelle face aux carreaux » (Le Uhu p.171).
          Sans parler de ce que nous avons déjà examiné : les ombres, les formes, les brouillards. Et même les traces : « deux empreintes épouvantables, invraisemblablement hideuses... comme si la chose qui marchait dans la nuit avait pris son essor monstrueux » (Le dernier voyageur, p.385)
          La description commence ici avec les procédés connus de Lovecraft, mais se termine par un retour à la mythologie rayenne, avec ses monstres ailés — sorte de ptédoractyle dans L'Histoire du Wulkh, restes de déités dans Malpertuis, ou entités inconnues dans La Ruelle Ténébreuse.
          L'univers lovecraftien est une création à base d'imaginaire livresque et de procédés rhétoriques repérables, c'est l'univers — splendide certes — d'un intellectuel qui saisit le monde sans trop sortir de sa chambre.
          L'univers de Jean Ray, qui alimente ses créations et donne forme à la rencontre de l'épouvante qui en constitue le fond, est un univers qui puise à pleines mains dans la multiplicité des choses, des êtres, et des situations. Il nous fait affronter la mer avec ses furies, les tempêtes et l'œil de leur cyclone, les maisons maudites comme les marais putrides, où ses monstres tentaculaires ou impalpables nous entraînent dans les sables d'un véritable trou noir de l'épouvante 9.
          Ajoutons ceci, qui concerne la créativité littéraire de Jean Ray, souvent mésestimée, en partie parce qu'on n'y voyait que souvenirs personnels. Entre les figures mythiques de la peur et ses illustrations même convenues, Jean Ray insinue le lieu du fantastique. Mais chez Jean Ray ce lieu du fantastique, souvent présent, n'a pas pour effet de laisser le lecteur implicite, cher aux théoriciens structuralistes, dans l'impossibilité de décider. Il nous confronte visuellement à des forces, naturelles ou surnaturelles, surgies d'une sorte d'en deçà de la raison et de l'histoire, épouvantables au sens fort du terme, et qui sidèrent les personnages, puis les enferment dans une sorte d'angoisse infinie. C'est en ceci que son fantastique touche à l'indicible du mythe.
          Ces forces primordiales et ces formes élémentaires se manifestent selon les modalités les plus diverses, mais elles incarnent souvent, avec ce qui semble une férocité impensable, la violence pure et sans cause du réel, qui est bien chez Jean Ray le nœud de toute épouvante 10.
          Il trace ainsi une voie nouvelle à la représentation sensible de l'épouvante, voie qu'exploreront, chacun à sa manière, des auteurs aussi différents que Serge Brussolo ou Stephen King. D'ailleurs la critique actuelle du fantastique prend en compte cette nouvelle approche d'un fantastique de l'épouvante et de ses figures hyperboliques, comme en témoigne – loin de l'approche todorovienne de l'hésitation — la thèse de Denis Mellier 11.


*


          Œuvres de Jean Ray consultées, citées dans l'ordre chronologique des différentes rééditions françaises.

          Les 25 meilleures histoires noires et fantastiques de Jean Ray. Marabout G 116. 1961 (L'auberge des spectres ; L'histoire du Wulkh ; Le cimetière de Marlyweck ; Le dernier voyageur)
          Malpertuis. Marabout. N°142. 1962
          Les derniers contes de Cantorbery. MaraboutG 166.1963 (Le Uhu ; la plus belle fille du monde)
          La cité de l'indicible peur. Marabout G 223.1965
          Le livre des fantômes. Le masque fantastique. Librairie des Champs Elysées.1979 (Mon fantôme à moi ; Maison à vendre)
          Le grand nocturne Le masque fantastique. Librairie des Champs Elysées.1979 (Le grand nocturne ; Le psautier de Mayence ; le fantôme dans la cale)
          La gerbe noire. NEO.1984
          Les cercles de l'épouvante Babel Actes Sud. Labor.1989
          La malédiction de Machrood. NEO. 1984
          Visions nocturnes. NEO. 1984 (Le fantôme marin ; la forêt infernale)
          Le carrousel des maléfices. Marabout G 197. 1964 (La sorcière)
          La croisière des ombres. NEO.1984 (Dürer l'idiot ; Monsieur Wolmut et Franz Benschneider ; La ruelle ténébreuse)


Notes :

1. BREQUE (JD) et BAUDURET (T) Entretien avec Serge Brussolo. PHENIX N°24. Bruxelles.1990.. Brussolo avoue que la lecture de Malpertuis fut “une véritable révélation”...“ J'ai eu l'impression de toucher tout à coup un livre maudit.. Là, j'ai dit “il y a quelque chose pour moi, une espèce de trou noir qui m'aspire” p.68
2. BOZZETTO (Roger) Le monstrueux et son statut dans l'œuvre de HP Lovecraft. Colloque de Cerisy Lovecraft (1994). Sous presse. — Version reprise et revue dans Territoires des fantastiques. Editions de l'Université de Provence. 1998 p.175-188.
3. VAN HERP (Jacques) Le fantastique mathématique chez Jean Ray. Cahier du CERLI N°14. Ed. RectoVerso. Bruxelles 1987 p251-260.
4. RAY (Jean) : Le livre des fantômes. Collection : Le masque fantastique. Librairie des Champs Elysées. Paris.1979. p.11.
5. MOLINO (Jean) : Le fantastique entre l'oral et l'écrit. Europe N°611. Mars 1980. p.32-41.
6. VANNI (Marie-Christine) Les mondes intercalaires chez Jean Ray, nouvelle mythologie ? Cahier du CERLI N°14 . op.cit. p237-250.
7. LOVECRAFT(HP) : Epouvante et surnaturel en Littérature. UGE, 1969, p.9
8. L'appel de Chtuluh in “Lovecraft” Bouquins, tome I, Laffont.1992. p 113.
9. Ces références à la mer, à l'exotisme, aux aventures, ne doivent pas être reçues comme des matériaux biographiques — mis à part le fait que Gand est aussi un port. Malgré la légende qu'il a, dès le début de sa carrière, soigneusement mise en scène, Jean Ray ou John Flanders ne fut jamais ni flibustier, ni contrebandier, ni grand voyageur. Et s'il fut condamné ce fut pour des malversations financières touchant à une malheureuse spéculation sur des actions de mines exotiques. Voir à ce sujet Huftier Arnaud John FLanders/Jean Ray. L'Unité double. Bibliothèque d' Alice ; Le Hêtre Pourpre. Modave. Belgique. 1997. ch.2.
10. Le réel, au sens où l'entend Clément Rosset dans Le réel traité de l'idiotie. Editions de Minuit. 1977
11. Denis Mellier : L'Ecriture de l'excès, fiction fantastique et poétique de la terreur. Champion.1999. Voir aussi son petit livre La littérature fantastique in Mémo seuil, plus abordable financièrement.

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