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Le Horlà : histoire d'alien ou récit d'aliéné ?

Une double approche de l'altérité

Roger BOZZETTO

Le double, l’Ombre, le Reflet. Cahiers de littérature Génerale. Ed Opéra. Nantes. p 43-62
(repris in Cahiers de l’IRRA, Montpellier), 1996

Les preuves fatiguent la vérité.
Georges Braque


          Les études portant spécifiquement sur Le Horla datent de moins d'un quart de siècle 1. Mais jusqu'ici aucune étude n'avait abordé les deux textes portant ce titre en considérant que les Horlas devraient être perçus comme des doubles. Doubles de qui ou de quoi, c'est ce qui pose problème. Ce qui est clair, c'est qu'il faudra attendre André Targe (1975) pour qu'une étude minutieuse prenne en compte les différences entre les deux textes qui portent le même titre, mais qui présentent deux perspectives très différentes sur ce qu'on nommera, faute de mieux, « une figure de l'altérité ».
          Même après l'article d'André Targe, Michel Dentan, Ross Chambers ou Antonia Fonyi continueront à travailler sur Le Horla comme s'il ne s'agissait que de la seconde version. On ne voit que Marie Claire Blanquart et Gwenhaël Ponnau pour s'intéresser à une différence de visée entre les deux textes 2.
          Pour la plupart des autres critiques, ce sont deux versions qui relèvent du fantastique. La raison de la reprise du même thème sous le même titre est escamotée, ou présentée comme si le Horla I était une simple ébauche, et le Horla II, le chef d'œuvre abouti 3.
          Mon hypothèse sera autre. Nous avons certes deux avatars, c'est à dire deux manières hétérogènes de traiter un énoncé commun. Les moyens d'énonciation, et donc la visée, ne sont pas identiques, et ils engendreront une figuration différente du double, ou de l'altérité. Dans le Horla I, le récit du narrateur et sa mise en scène nous proposent une sorte d'enquête aboutissant à la prise en compte de la survenue d'un « être » inconnu, qui présente des caractéristiques vampiriques. Le journal qui constitue le Horla II nous confronte à une expérience d'épouvante, fondée sur le processus d'aliénation, et présenté dans la perspective d'une conscience qui en subit les effets et nous y rend sensibles 4.
          Dans les deux cas la notion romantique de double, au sens strict 5 (l'alter ego, le « second moi ») est remplacée par celle de l'innommable, de « l'autre » absolu, du totalement étranger, de « l'alien » 6. Dans le récit, sa venue sera rationalisée, et dans le journal, non.

          Les deux textes s'appuient sur « l'esprit du temps »

          L'aspect sémantique, comme le contexte historique, renvoient pourtant aux mêmes paradigmes culturels. Dans le récit, l'advenue de l'altérité est cautionnée par de possibles avancées philosophiques et scientifiques. Dans le journal, elle l'est par la fascination qu'exercent alors les mystères du psychisme 7. Et dans les deux textes, les figures du surnaturel traditionnel, comme du fantastique classique, sont répudiées.
          D'ailleurs, dans le journal, la visite au Mont-Saint-Michel qui associe le mot « fantastique » à « gothique », « diable », « monstrueux », « histoire » et « légende » thématise cette obsolescence du surnaturel ancien. En outre, Maupassant revient, dans divers articles comme dans certains contes, sur cette disparition du surnaturel folklorique 8.
          Et dans ses textes « théoriques », cet amuïssement est présenté parfois comme une conquête de la raison. « Le surnaturel baisse comme un lac qu'un canal épuise, la science à tout moment recule les limites du merveilleux. » 9
          Cela n'empêche pas Maupassant de manifester, dans les nouvelles, une certaine nostalgie. « Comme je voudrais croire à ce quelque chose de vague et de terrifiant qu'on s'imaginait sentir passer dans l'ombre » (La peur, p. 140).
          Nostalgie liée à une désillusion devant les espoirs déçus de la science, qui a sans doute été amplifiée par la lecture des textes de Schopenhauer, de Spencer et de Darwin 10.
          Ces rappels de l'esprit du temps comme code culturel confèrent aux mystères évoqués dans ces récits et touchant la thématique de « la race à venir », une caution de scientificité. Cela vaut d'ailleurs pour les deux versions, mais la forme de ce contenu diffère totalement et engendre deux textes qui, par rapport à la thématique du double sont non seulement différents mais presque symétriquement opposés. Le Horla I s'inscrit dans la thématique évolutionniste et distanciée du successeur 11, le Horla II dans celle de l'épouvante intime née de l'aliénation.
          Cette double approche de l'altérité correspond d'ailleurs à deux représentations possibles de la hantise par un « autre », qui loin de se présenter comme un double – et donc du connu – s'impose comme un inconnaissable dont « je » suis le jouet.
          Le Horla I tend à objectiver cette altérité, par divers procédés de distanciation, et donc à lui donner un semblant de sens dans le cadre d'une lecture darwinienne de l'évolution. Le Horla II peint l'affolement d'une subjectivité désemparée par une force inconnue qui la possède. Dans le Horla I « l'autre » est ce qui prendra la suite de l'homme en tant qu'espèce – il est situé dans le cadre d'une théorie. Le Horla II nous donne à ressentir l'effondrement de l'esprit d'un narrateur singulier, qui se trouve pris dans un processus de vampirisme psychique, et où le lecteur ignore s'il occupe la place du sujet ou de l'objet.

          Deux développements thématiques

          Le thème de l'épouvante est présent dès les premiers textes de l'écrivain. Il l'articule à la rencontre avec le double 12, ou encore à la sensation de se dédoubler et par là de se sentir réduit à une sorte d'aboulie 13.
          De plus, dans ses Chroniques, Maupassant met l'accent sur l'angoisse découlant de l'infirmité de nos sens, comparée à la diversité de l'univers : « l'intelligence a cinq barrières entrouvertes et cadenassées que l'on appelle les cinq sens... L'intelligence aveugle et laborieuse inconnue ne peut rien savoir, rien comprendre rien découvrir que par les sens » 14.
          Il en vient à imaginer un homme qui, comme le démon décrit par Cyrano de Bergerac, aurait reçu « d'autres organes, puissants et délicats... capables de métamorphoser en perceptions nerveuses... les attributs de tout l'inexploré qui nous entoure ». 15
          Dans les Chroniques ces idées sont présentées comme appuyées sur des autorités philosophiques, et Maupassant les prend à son compte 16.
          Par contre, dans les nouvelles, ces thèses sont soutenues par des personnages excentriques, comme l'Homme de Mars 17, ou de fous. Cette double approche permet à Maupassant d'utiliser ces thèses pour créer les signifiants d'une épouvante moderne. Ici, le Horla I est plutôt situé dans l'optique des Chroniques, ce qui n'est pas le cas du Horla II.
          Dans ce texte, comme pour d'autres, l'épouvante surgit devant des phénomènes dont les personnages ignorent à quel registre ils doivent les référer. C'est ce que l'on voit dans Un fou, ou dans Lettre d'un fou 18, qui présente en germe le matériau pour les deux avatars du Horla 19.

          Deux stratégies narratives

          Les textes de Maupassant qui relèvent du fantastique 20 se déploient tout au long de sa carrière depuis son premier texte La main d'écorché (1875) jusqu'à Qui sait  ? (1890). Mais on note une évolution symptomatique des formes narratives qu'il utilise pour tenter de situer ses personnages par rapport aux doubles, aux miroirs et à l'altérité.
          Maupassant utilise deux types de composition. L'un qui s'appuie sur la présence d'une histoire encadrée, l'autre qui abolit ce cadre.
          Pour le premier type, pensons à Apparition ou au Horla I : une distanciation est établie entre le cadre et le récit inséré.
          Pour le second nous pensons au Horla II.
          Le premier modèle permet au récit enchâssant d'apparaître comme une sorte d'instance de commentaire ou de délibération, qui maintient le cas, surnaturel dans Apparition, problématique dans le Horla I, à distance raisonnable.
          Cependant, à partir du moment où la thématique de l'aliénation, liée à l'angoisse, va inspirer Maupassant, il va innover. Le cadre du récit premier, ainsi que la distance entre le récit enchâssant et l'enchâssé vont disparaître.
          Maupassant va ainsi présenter selon des modalités diverses la contamination des deux instances narratives anciennes comme on le voit dans Lui  ? et dans La chevelure 21 pour créer un moule original.
          Moule qui permet de laisser advenir l'altérité dans une proximité émotionnelle de plus en plus évidente : la réussite la plus éclatante en sera le Horla II (1887)
          Les deux Horla présentent donc l'advenue de l' « autre » 22, représenté par ce qui se nomme « Horla », selon des formules narratives différentes. La première renvoie à l'esthétique du cas, la seconde marque l'émergence d'une esthétique de l'horreur.

          La survenue de l' « autre »

          La première version du Horla, nous présente en effet un cadre narratif connu. On y retrouve un narrateur extradiégétique, une instance de délibération composée de savants choisis par un autre scientifique, le Docteur Marande. Le récit inséré, exposé du cas par celui qui en est victime, apparaît donc distancié, et la lecture proposée en est d'autant dédramatisée. Les faits remontent à un an, et le docteur Marande qui « croyait que j'étais fou » en est à s'interroger, avec son aréopage de savants, sur un « cas bizarre » et « inquiétant ». Bizarrerie et inquiétude portent ici plus sur l'objet du discours, à savoir le Horla comme objet, que sur le prétendu malade. Sans doute ici « l'affirmation du double sert au rejet de la folie » 23.
          Ce récit encadré édifie un espace d'accueil pour l'apparition d'un phénomène inexpliqué, qui résulte d'une enquête sérieusement menée par le patient. Elle aboutit à de l'inexplicable, sauf si l'on accepte la solution qui résulte de l'enquête, et que l'on rassemble un certain nombre d'indices pour reconstituer une sorte de puzzle. Le cocher malade, les voisins porteurs des mêmes symptômes, la concomitance entre l'arrivée du bateau et les premières fièvres 24, l'article de journal sur l'épidémie brésilienne : voilà les circonstances et leurs conséquences. A quoi s'ajoutent les expériences personnelles du sujet : l'eau, le miroir, l'absence de traces malgré la mine de plomb. Tous les éléments s'emboîtent dans le cadre de ce qui peut être lu comme un scénario délirant ou une théorie.
          La différence entre les deux est, on le sait, la confirmation ou l'infirmation par des observations indépendantes. Or c'est le cas ici : le docteur Marande a effectué ces observations, avec des résultats qui vont dans le sens de ce que le patient affirme. Il se conduit en quelque sorte comme un double du patient, son alter ego, ou encore le Docteur Watson du Sherlock Holmes enfermé 25.
          Ajoutons que ce narrateur second présente son cas de façon très « professionnelle ». Son récit est cohérent, il suit l'ordre chronologique des événements, et fait usage d'une rhétorique persuasive. En bon avocat de sa cause, il cite à comparaître son médecin en position de témoin. Et c'est le psychiatre qui se voit obligé de répondre aux questions de celui qui est officiellement un de ses malades ! ! ! Ce renversement des rôles est un élément essentiel de la mise en scène persuasive. Et quand le docteur Marande se voit obligé d'avouer « c'est vrai », la réalité de l'événement prend toute sa force d'évidence, malgré son aspect « bizarre ». Ce qui s'impose alors au lecteur, c'est bien l'évidence inimaginable mais incontournable d'un « Etre » inconnu, que le patient a décidé de « baptiser » de façon arbitraire du nom de « Horla ». Cet « alien » possède quelques caractéristiques du vampire, mais son champ d'action est peu étendu, puisqu'il semble devoir demeurer dans les parages de la maison du narrateur, après son voyage maritime qui l'a amené du Brésil aux alentours de Rouen. Il fait sans doute partie des possibles « successeurs » de l'homme, dans la perspective évolutionniste alors en vogue.
          Ce texte du Horla I tend donc à présenter comme probable la venue d'un « alien », qui sans en être le double, viendrait « doubler » l'Homme en tant qu'espèce sur la route de l'évolution.

          La montée de l'épouvante

          Le Horla II se présente comme un journal où se donne à lire la matérialisation d'une obsession. C'est aussi un récit où se manifeste l'effondrement psychique du diariste. Certes il y est aussi question du Brésil et de vampires tout comme dans le Horla I. Mais ces éléments servent ici de simples points d'ancrage dans la réalité, pour un discours qui tend vers le délire, et se clôt après un premier passage à l'acte – l'incendie de la maison – tout en en suggérant un second, l'anéantissement promis comme nécessaire du scripteur (« moi ») : « il va falloir que je me tue ».
          Cet ancrage sert à peine à créer l'effet d'ambiguïté caractéristique du fantastique classique, le but est autre : nous mettre en présence immédiate de l'épouvantable.
          Maupassant tend alors à faire disparaître les distances entre l'événement et les narrataires, ou les lecteurs. Ici, on entre directement en contact avec le texte du journal. Des pointillés servent d'incipit, d'autres pointillés forment la clôture d'un espace qu'il est le seul à franchir 26. Ce qui pourrait se situer avant les pointillés est aisément imaginable, ce qui se situe après renvoie au moment d'un basculement vers un « ailleurs » dans lequel il est difficile de s'impliquer – la folie et/ou la mort.
          Ces feuillets d'un journal correspondent, exactement et uniquement, à l'advenue de « la chose » dans le champ de conscience du scripteur, et sans doute à ses effets – à savoir la destruction de la conscience du personnage diariste. Nous n'en saurons pas plus, car celui-ci est l'observateur unique de ce dont il est protagoniste. Le journal a pour effet de nous confronter à une intériorité en travail, qui s'arrête sur une interrogation qui porte sur la nécessité de sa néantisation. Le Horla en tant qu'être – réel ou fantasmé – est présent dans l'espace d'un texte, dont il n'est pas l'initiateur, mais dont il occupe le centre. Est-il pour autant un double atroce du narrateur  ? Le Hyde de ce Docteur Jekyll  ?
          Le texte ne présente plus les éléments indiciels dans la visée d'une rétrospection qui en permettrait intellectuellement une reconstitution. Ils sont présentés dans la tension angoissée que l'énonciation dramatise 27. D'autant que le journal relève du présent, et tend à associer le lecteur à ce présent, c'est à dire à le maintenir dans l'ignorance de ce qui va survenir, ce faisant, il présente cependant, par glissements progressifs, une montée des pressentiments : du terrifiant est sur le point d'advenir.
          Les signifiants, comme les événements, sont présentés dans un savant désordre, et sans aucune volonté apparente de convaincre. Le journal se donne à lire comme le lieu d'une textualité en travail, image d'un esprit qui se désordonne. Ce désordre lui même est significatif. On voit donc à l'œuvre les mêmes signifiants que dans le Horla I, mais leur distribution incite à penser qu'il s'agit d'un processus confusionnel. Et lorsque le narrateur, après avoir rapproché de façon qui peut sembler délirante, quelques éléments, annonce en hurlant « Je sais... Je sais... Je sais tout », le lecteur demeure avec ses doutes sur l'état d'esprit du diariste – et même sur la réalité de ce qui est raconté.
          Même l'article de journal concernant l'épidémie brésilienne n'est pas exploité comme une preuve, il semble simplement nourrir une hallucination. En effet, le journal nous présente le personnage du narrateur se projetant, de manière visionnaire, à la place de « l'autre » : « Il a vu la maison, il a sauté du navire sur la rive ». Mais les raisons qu'il donne de ce choix de la maison apparaissent comme de pures élucubrations . En effet si le Horla avait choisi de sauter à cet endroit, devant cette maison, ce serait à cause de la couleur blanche. « L'Etre » aurait sauté « du blanc du navire au blanc de la maison » 28. Une association délirante.
          Les séquences par lesquelles le Horla advient dans le champ de conscience du scripteur semblent en effet rythmer la montée d'une crise. Le texte nous propose une progression depuis « on » a bu à « il a bu » puis à « lui » et enfin à son nom « le Horla ». Cet autre s'introduit et s'affirme par un nom qu'il impose en hurlant 29. Les réactions devant cette irruption sont elles aussi en une progression  : « je l'ai vu » et « je sais » avant d'en arriver à « il devient mon âme » et à « je le tuerai ».
          Entre ces différentes séquences, le scripteur a connu différentes expériences 30. Il a connu les vertiges dans l'allée déserte, les explications du moine au Mont-Saint-Michel, il a vu le docteur Parent démontrer le pouvoir de la suggestion par l'hypnose, il s'est lui même senti à Rouen dominé par une volonté étrangère, et il a même vu dans un miroir son reflet gommé par celui de l' « autre » qui apparaît comme en surimpression, mais sans forme propre 31.
          En d'autres termes, la puissance de cette voix qui crie ce nom étrange dans sa tête est corrélée pour lui à un ensemble de signes, et en particulier à l'apparence de cet autre, qui est décrit par oxymore comme « transparence opaque ». Cette forme semble se donner à percevoir dans le miroir, et dans le texte, en échange de l'image du narrateur 32. Le Horla envahit l'espace aussi bien physique que psychique du narrateur 33, et l'expulse de ces lieux. Il croyait être « maître et possesseur de sa nature », il n'est plus qu'un exclus. Le Horla le rend étranger à soi même, à son avoir comme à son être : il l'aliène 34.
          Les étapes, sinon les moyens, de cette aliénation sont lisibles. Le début du journal nous montre le narrateur proche de ses racines, semblables à celles de l' « énorme platane » qui couvre la maison de son ombre tutélaire – cadre enveloppant qui disparaît ensuite. Peu à peu, les allées autour, le jardin, la chambre, les livres et même le manuscrit du journal, c'est à dire les possessions du diariste, lui sont dérobées. Le narrateur est, dans le même temps, dépossédé de son sommeil, de sa volonté, de son libre arbitre, de son image même. Le texte montre comment l'on passe d'un « je » univoque, – maître de soi et propriétaire de son univers bourgeois à une possible dissociation de ce « je », qui se demande s'il n'est pas un autre. Nous le voyons ensuite en position de compromis : il envisage la possible coexistence d'un « je » où il se reconnaît et d'un « il ». Le texte montre enfin la subjugation de ce « je » par le « il ». Même ce qu'il « faisait semblant d'écrire » (est-ce le journal  ?) est violé. L'esprit du narrateur se trouve ainsi phagocyté par un « être » donné à la fois comme matériel mais cependant inatteignable, malgré les efforts par lesquels il tente pourtant de le piéger par toutes sortes de moyens 35.
          Etre matériel puisque le texte le montre sentant une fleur, buvant de l'eau et du lait, tournant les pages d'un livre, sautant par la fenêtre après avoir renversé une chaise. Inconnaissable, puisque le scripteur avoue « Je ne puis l'atteindre » et parle de ce corps « autre » comme « imperceptible », « inconnaissable » et enfin « indestructible » car il devient « [s]on âme ».
          A mesure que le journal progresse l' « Etre » prend des caractéristiques de moins en moins physiques 36. Il finit par devenir un « corps d'esprit », autre oxymore qui marque, au même titre que son nom, et que son apparence de « transparence opaque » l'impossibilité pour le scripteur de donner un sens à ce qu'il ressent et à ce dont il parle.
          Le narrateur lui même présent dans le texte de façon désincarnée, il apparaît comme une simple voix. Il s'estompe au profit de son témoignage angoissant, simple voix narrative affolée 37.
          Parallèlement, le déroulement du journal laisse percevoir dans la forme même des phrases, le processus de la montée de l'épouvante, résultat d'une dépossession. L'utilisation d'images et de métaphores, mais aussi par la densification de signes textuels comme les exclamations, les interrogations, les vocatifs, les phrases nominales courtes, l'insertion de points de suspension et de lignes de pointillés, tout indique cette dépossession : perte de pouvoir sur les choses, sur les mots, et sur soi  ; ainsi que l'angoisse qui en résulte. Perte de pouvoir sur les choses, qui aboutit à ce passage à l'acte qu'est la destruction de la maison par un incendie provoqué 38. Perte de pouvoir sur soi qui fait aboutir le scripteur, loin de ses racines, dans un hôtel de Rouen, l'hôtel Continental – d'où est datée la dernière page connue du journal – et donc perte de pouvoir sur les mots puisque le journal s'arrête 39.
          La fin montre en effet le scripteur déraciné, loin de sa maison natale, de sa chambre, de son solide lit de chêne à colonnes, et prêt à se supprimer, en désespoir de cause, puisque c'est en lui que réside ce désir de mort 40. Notons que la dernière phrase est particulièrement significative, puisque le narrateur se sent dans l'obligation de se tuer... afin de lutter contre « l'angoisse de la destruction prématurée » qui l' « épouvante ».

          Conclusion

          La comparaison entre les deux versions pourrait se poursuivre à propos d'autres éléments. On pourrait, comme le fait encore A. Ben Mahjouba, prendre en compte les incipits, les épilogues, l'usage des temps, les mentions explicites de la folie 41. Toutes ces comparaisons vont dans le même sens. Maupassant a bien traité le même thème, celui de « l'autre » dans le cadre de deux types de rhétorique narrative, et pour des fins chaque fois spécifiques.
          Dans le texte le plus ancien, le Horla est présenté comme un éventuel mutant. Non pas le double, mais le successeur de l'homme, que celui ci peut repérer et nommer : il demeure lisible dans le cadre d'une théorie. La perspective est celle d'une mise à distance, d'une intellectualisation de l'angoisse dans le cadre d'une théorie scientifique. Si double il y a, ce n'est pas un double personnel, c'est un « autre » qui vient à la place de l'homme, et qui par ses qualités est mieux adapté que lui. Il se place dans le cadre d'une nécessité, et par là allège une éventuelle charge d'angoisse personnelle.
          Le Horla II se place, pour Maupassant, dans le droit fil d'une série d'expérimentations stylistiques, qui ont à voir avec une mise en scène de l'épouvante comme perte de la distance entre les narrateurs et l'objet de leur angoisse. Dans le Horla II, le cadre primaire aboli, le narrataire est représenté par un vague « nous » ou par Dieu, mais le texte ajoute « Est-il un Dieu  ? ».
          Ce texte, journal de bord d'une crise de possession, a pour effet de mettre le lecteur en contact direct avec l'interprétation, peut-être délirante, d'indices par un esprit dont on suit la progression vers une crise majeure. Contrairement à ce qui est montré dans le Horla I, le lecteur ne trouve aucun moyen de différencier fantasmes et réalité. Le texte fait ainsi toucher, sans médiation, l'angoisse d'une dépossession, et l'impossible partage d'un passage à l'acte dans le cadre d'une sorte de dédoublement de soi et d'aliénation à soi 42.
          Le choix de la perspective narrative, qui donne la parole à un narrateur soucieux de donner, par sa version d'une expérience, la preuve qu'il est sain d'esprit, remonte sans doute au Chat Noir de Poe 43. Mais l'auteur américain gardait encore le cadre primaire de la nouvelle et prenait la précaution rhétorique de faire avouer au narrateur qu'il n'était pas fou, affirmation que le récit mettait évidemment en question.
          Avec le Horla II, le questionnement sur la folie fait partie de la démarche du narrateur qui s'interroge sur son éventuelle démence, sans savoir lui-même trancher.
          Ce que ce texte impose au lecteur, c'est le partage de l'épouvante, la sidération devant l'impensable, qui fait du lecteur un double éphémère du narrateur/ victime, et, comme lui, victime d'un terrifiant « impossible et pourtant là ». Plus que la question du double, ce texte pose celle du retour du « même » sous la forme de l'irreprésentable, et dont la rencontre conduit à l'anéantissement 44.

Notes :

1. Les analyses spécifiques des versions du Horla remontent à 1971, et ont depuis été assez nombreuses. J'en ai relevé certaines comme significatives, dans l'ordre d'apparition : Philippe HAMON : « Le Horla de Guy de Maupassant, Essai de description structurale  ». Littérature N°4, 1971 — André TARGE : « Trois apparitions du Horla  ». Poétique N°24, 1975 — Michel DENTAN « Le Horla ou le vertige de l'absence  » in Etudes de lettres, 1976 (tome 2, Lausanne, pp. 45-54) — M.C. ROPARS-WUILLEUMIERS  : « La lettre brûlée  : écriture et folie dans le Horla  ». Colloque de Cerisy sur le Naturalisme. UGE, 1978, pp. 349-365 — Abbes BEN MAHJOUBA : Les signes linguistiques du fantastique dans les nouvelles de Maupassant. Thèse NR Grenoble III, 1992.
2. Marie-Claire BANCQUART : Maupassant conteur Fantastique. Archives de lettres modernes 163, Minard, 1976, p. 92 : « Les deux versions du Horla ».
3. Louis FORESTIER : Contes et nouvelles de Maupassant. Gallimard, Pléiade, 1979, Tome II, « une ébauche » p. 1590. André Targe pose sans la moindre preuve que « mécontent de la première version trop elliptique, Maupassant la réécrit » (op. cit. p. 446). J'aurais tendance à penser qu'il a « travaillé » au plan littéraire une situation qui lui aurait été proposée par Porto Riche (entre autres sources possibles), et dont il tire le maximum d'effets selon des perspectives différentes.
4. Sur le modèle de la « chose » présente dans le Qu'était ce ?de Fitz O'Brien (1861).
5. La notion de « Doppelgänger » on le sait, est inventée par Jean-Paul Richter dans Siebenkas. Le « Doppelgänger » est un alter ego, un « second moi », une présence distincte et séparée, appréhendable par les sens, et sous la dépendance de l'original.
6. Le nom de l'être est soit donné de façon arbitraire dans le Horla I, soit imposé par l'être lui-même dans le Horla II. Dans les deux cas, il ne renvoie à rien de connu, il n'est peut être qu'un simple bruit, si ce n'est une incongruité.
7. Comme en témoigne la séance d'hypnotisme, spécifique du Horla II, et d'autant plus significative.
8. cf. MAUPASSANT (Guy) : La peur (1984) in MAUPASSANT. Bouquins, Laffont, 1988. Et l'article sur Le fantastique in Le gaulois, 7 octobre 1883. « Lentement depuis vingt ans le surnaturel est sorti de nos âmes... » in Guy de Maupassant : Les horlas. Actes Sud, 1995. « Je ne crois pas aux fantômes » (Apparition). « Quant au mot surnaturel, il n'a rien à faire ici » (La main). « Je n'ai pas peur des revenants... Je n'ai pas peur des morts j'ai peur de moi » (Lui).
9. MAUPASSANT (Guy) : Le gaulois, 8 novembre 1881.
10. Dès 1860 les idées de ce philosophe pessimiste sont connues en France, et, à partir de 1870, la Revue des deux mondes fait paraître des articles sur celui que M. Caro a présenté dans cette même publication comme « un défi jeté à l'optimisme scientifique et industriel du siècle ». En outre, depuis 1880, Maupassant lit Herbert Spencer, qui dès ses Premiers principes (1871), tout en proposant une théorie évolutionniste et déterministe, pose les limites du connaissable. Il apporte à Maupassant confirmation des capacités de la raison humaine et de la science, mais aussi de son impuissance devant les questions métaphysiques. Souvenons-nous qu'en 1862 Darwin publie L'origine des espèces par voie de sélection naturelle, et qu'en 1871 Les origines de l'homme apportent un cinglant correctif aux récits fabuleux de genèses créationnistes bibliques. On peut même se demander dans quelle mesure ces idées évolutionnistes ont inspiré les paroles présentes dans le Ainsi parlait Zarathoustra que Nietzsche écrit à la même époque : « Ce que le singe est pour nous, l'objet d'une honte qui fait mal – cela nous devons l'être, nous, pour le surhomme ».
11. BANCQUART (Marie-Claire) y voit « une conclusion qui fait appel à la science-fiction » (op. cit. p. 93).
12. MAUPASSANT (Guy) : Le docteur Héraclius Gloss (XVIII) (1875). On y note le refus de croire au surnaturel, l'épouvante devant « l'incompréhensible » la présence devant les yeux du docteur Heraclius Gloss de « Le docteur Heraclius Gloss lisant son manuscrit. Le doute n'était pas possible c'était bien lui même... Le docteur comprit que si cet autre lui même se retournait, que si les deux Heraclius se regardaient face à face, celui qui tremblait en ce moment dans sa peau tomberait foudroyé devant sa reproduction » (MAUPASSANT. Bouquins, op. cit., tome I, p. 27). Mais ici le traitement est comique : l'alter ego est son singe.
13. MAUPASSANT (Guy) : Sur l'eau (1876) : « il y avait en moi autre chose que ma volonté, et cette autre chose avait peur... mon moi brave railla mon moi profond, et jamais aussi bien que ce jour là, je ne saisis l'opposition des deux êtres qui sont en nous, l'un voulant l'autre résistant, et chacun l'emportant tour à tour » (op. cit., tome I, p. 167). Un fou  ? (1884) : Parent est doué d'un pouvoir contre lequel il ne peut rien : « nous sommes deux dans mon pauvre corps et c'est lui, l'autre, qui est souvent le plus fort, comme ce soir » MAUPASSANT. Bouquins, op. cit., tome II, p. 150.
14. MAUPASSANT (Guy) : La vie errante. Ed L.Conard, 1909, p. 23.
15. ibid., p. 24.
16. Faut il que nous ayons l'esprit lent, fermé et peu exigeant, pour nous nous contenter de ce qui est. Comment se fait-il que le public du monde... n'ait pas demandé l'acte suivant avec d'autres êtres que l'homme, d'autres formes, d'autres fêtes, d'autres plantes, d'autres astres » in Gérard DELAISEMENT  : Maupassant, journaliste et chroniqueur. Albin Michel, 1956, p. 90.
17. Comme la première version du Horla, L'homme de Mars ne sera pas repris en recueil du vivant de Maupassant.
18. Nous sommes entourés de choses que nous ne soupçonnerons jamais parce que les organes nous manquent qui nous les révéleraient » Un fou  ? MAUPASSANT. Bouquins, op. cit., tome II, p. 150. « Du moment que nous ne pouvons connaître presque rien, du moment que tout est sans limite, quel est le reste  ? le vide n'est ce pas  ? Qu'y a t il dans le vide apparent  ? » MAUPASSANT. Bouquins, op. cit., tome II, p. 518
19. On y trouve en effet la chambre et le lit à colonnes, l'armoire à glace, la disparition de l'image et l'oxymore « transparence opaque ». MAUPASSANT. Bouquins, op. cit., tome II, p. 519
20. Les critiques ne sont pas tous d'accord sur le corpus fantastique de Maupassant. La plus éclectique semble A. RICHTER qui dans Contes fantastiques complets. Marabout, 1973, en recueille plus de 30.
21. Par exemple, dans Lui  ? (1883) où un narrateur unique est représenté, saisi dans l'urgence, devant un destinataire potentiel, puisqu'il s'agit d'un soliloque en présence d'un ami muet. Dans Lettre d'un fou (1885) l'ami présent sera remplacé par le médecin absent à qui s'adresse la lettre, qui a le même caractère d'urgence que dans Lui  ?. Dans La chevelure (1884) on trouve bien un récit primaire et un journal enchâssé mais la contamination entre les deux niveaux est évidente. Le narrateur du récit primaire est en visite dans l'asile où se trouve enfermé le diariste nécrophile, qu'il aperçoit par la fenêtre. La contamination entre les deux niveaux est redoublée par une sorte de contamination entre le diariste et le narrateur. Par la lecture du journal et le toucher de la chevelure, le narrateur devient l'alter ego du malade nécrophile, son double, et la distance entre les deux est abolie dans la jouissance partagée.
22. Comme le dit Chambers « Le hors là... figure l'autre sous toutes ses formes... [Y compris] l'autre du lecteur et qui est le texte » in CHAMBERS (Ross), op. cit. pp. 111-112
23. ROPARS-WILLEMIER (M.C.), op. cit. p. 351
24. FORESTIER, op. cit. p. 1621 établit un lien entre d'une part l'énoncé « ce Horla » qui est l'anagramme de « choléra », et le fait que, dans La peur ,le choléra est associé aux grandes épidémies, aux fièvres et que comme le Horla il est apporté par les bateaux. Ici aussi le Horla est associé, par comparaison, aux « démences contagieuses... les peuples d'Europe ».
25. Le docteur se nomme Marande. Le médecin qui propose à la cousine une séance d'hypnotisme, dans le Horla II, se nomme Parent. Ce patronyme (qui n'est pas innocent) est déjà celui de Monsieur Parent et c'est aussi le nom de Jacques Parent dans Un fou. Doit-on cependant voir dans le Ma (Marande) un aspect de « mère bonne » et protectrice et dans le Pa de Parent la trace scotomisée du père absent  ?
26. A la différence de ce que l'on trouve dans d'autres textes où Maupassant utilise les pointillés comme dans Amour, trois pages du livre d'un chasseur, dans Un fou, dans Lettre trouvée sur un noyé.
27. On peut comparer avec intérêt (cf BEN MAHJOUBA, op. cit., 3e partie) le nombre d'interrogations, d'exclamations et de points de suspension dans les deux versions. Dans le Horla II les interrogations, abondantes se déploient sur deux axes  : celui des sensations du narrateur  : qu'ai je donc, pourquoi  ?, quoi  ? et celui qui porte sur l'autre  : qui  ?, comment le nommer... sans compter les suspensions et les pointillés qui hachent le discours du scripteur et en rendent l'aspect haletant. On trouve des effets semblables d'utilisation des phrases nominales hachées de points de suspension dans un texte réaliste, Monsieur Parent (1886 comme le Horla I), MAUPASSANT. Bouquins, op. cit., tome II, pp. 670-671 et curieusement, c'est à propos d'une histoire de reconnaissance. Plus curieux encore, le père (éventuel) y donne à son fils comme adresse où le retrouver... L'Hôtel des Continents. Curieuse rencontre.
28. On peut construire une série cohérente avec le thème de la blancheur. Le Horla descend du bateau blanc pour surgir dans l'histoire et faire entamer la page vierge d'un journal. Pour le piéger, le narrateur fait semblant d'écrire. Il espère faire surgir, sur la page blanche, la figure du Horla, comme l'hypnotiseur a fait émerger, pour sa cousine, la figure du narrateur sur sa blanche carte de visite. Voir Alain Charreyre-Mejan : « L'effroi du blanc ou le paradoxe fantastique » in Les horlas. Actes Sud, 1995, pp. 115-124.
29. On saisit la différence avec Horla I, où le narrateur choisissait librement de nommer un phénomène extérieur par un oxymore, un « être » dont il reconnaissait les manifestations dans le monde extérieur. Ici, nous avons une scène affolante où un être invisible crie sans qu'on l'entende et se répète, finit par imposer un nom qui n'a ni signifié ni référent, et qui fait sans doute allusion au fait qu'il est, comme un simple bruit, en dehors de la langue. On peut rapprocher cette scène où le scripteur n'entend pas une voix qui crie dans sa tête à ces remarques du début de sa maladie lorsqu'il note « j'essaie de lire, mais je ne comprends pas les mots ». Cela étant, « Horlà » est un « mot valise » et une création oxymorique qui fait écho à sa description comme « transparence opaque ». Ajoutons que le narrateur ne saisit rien de cet « être » mais qu'il le perçoit comme masculin, sans donner la moindre raison de ce choix.
30. Targe note que les séquences sont les mêmes dans les deux textes et se présentent dans le même ordre.
31. A moins qu'on ne lise qu'il ne se voit plus lui-même dans le miroir, comme s'il s'était lui même, pendant un instant, perçu comme un mort-vivant.
32. ROPARS-WILLEMIER (M.C.) : « Le horla est celui qu'on ne voit pas mais aussi celui qui empêche que l'on se voie dans le miroir », op. cit. p. 355 — A la différence du double chez Dostoievski, il s'approprie le reflet du héros, mais conserve son mystère. Le Horla ne représente pas ici le double du héros, sa conscience ou son âme comme chez Chamisso : il représente plus sûrement une « part d'ombre » mais il le fait sur le mode de la« transparence ». Notons que cette scène du miroir rappelle une situation rencontrée dans une nouvelle réaliste  : Un lâche (1884) « Il lui sembla qu'il ne s'était jamais vu... il était pâle, très pâle. » Rappelons qu'au lieu d'affronter son adversaire, le personnage en question se suicide.
33. Dans la première version, le narrateur-patient chassé de chez lui par le Horlà a retrouvé une structure d'insertion, celle de l'asile, qui sera aussi choisie par le narrateur de Qui sait. Après son aventure, il s'y enferme, refusant de voir quiconque car « L'homme de Rouen, pourrait oser, par vengeance, me poursuivre ici ». Il y vit encore angoissé car « les prisons elles-mêmes ne sont pas sûres ». Dans la seconde version, le narrateur demeure dans la solitude la plus absolue, coupé de tout, et ne peut qu'aller vers la mort.
34. Il apparaît comme « une vision fascinante, laquelle suspend pour un temps le sujet dans une captivation où il se perd... relation abyssale à un inconnu ». LACAN (Jacques)  : Séminaire. Livre II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Seuil, 1978, p. 208
35. Le Horla ne représente pas le double du héros, sa conscience ou son âme comme l'ombre de Schlemilh . On est passé du fantastique romantique à un fantastique plus moderne. Le double ici devient l'informe, l'amorphe, ce qui se reflète de moi n'a même plus, même à mes yeux, ni forme, ni consistance, ni sens. Même le temps bref de cette éclipse amène à poser à la question : Suis-je moi  ? Ou rien (si rien n'est vu)  ? ou une indéterminée « transparence opaque »  ? Si je n'ai pas de reflet, suis-je une personne ou un mort vivant  ?
36. Le narrateur aussi tend à donner de moins en moins d'indications, et le lieu de ce combat pour la maîtrise de l'esprit du narrateur, semble de plus en plus se dérouler dans un espace abstrait.
37. Le Horla s'estompe dans la glace, et n'est repérable qu'à quelques traces. De ce point de vue on peut soutenir ceci  : aussi bien le Horla réduit à quelques traces, que le narrateur réduit à une voix, apparaissent en curieux rapports de similitude. De même l'effacement de toute instance narrative au profit d'extraits d'un journal  : il ne demeure qu'un texte/interface au référent improbable. Le face à face du lecteur avec le texte renvoie à celui du narrateur avec son « horla », et le horla (bruit incongru et insensé) n'apparaît que comme le prétexte du texte, ou son moteur. Un texte miroir, où, comme sur la blancheur de la carte de visite surgit une l'image du narrateur, qui se tient pourtant derrière la cousine et ne peut en aucune façon s'y refléter... et pourtant ! ! ! !
38. On peut noter que l'incendie est annoncé par la scène de l'hypnotisme. Là, déjà, ne pouvant apporter la preuve que son mari lui a écrit une lettre pour justifier sa demande d'argent, la cousine affirme, contre toute évidence puisqu'elle obéit à une suggestion et n'a donc jamais reçu de lettre, qu'elle l'a brûlée. La preuve est donc détruite, et elle ignore tout de la suggestion dont elle est victime.
39. Peut on cependant en déduire, comme Antonia FONYI, que nous avons assisté, avec cette « expulsion » à une gestation suivie d'un accouchement  ? Gestation qui « commence en mai dans la quiétude de la symbiose et se termine en septembre, dans le neuvième mois, par le traumatisme de la naissance »  ?
40. La perte de soi, métaphorisée par la destruction de la maison, peut être rapprochée de La Chute de la Maison Usher, et le poème du Palais Hanté, introduit par Poe, accentue le parallèle entre l'esprit du narrateur et le palais. En outre l'obsession par une « idée » suivie d'un passage à l'acte effectué dans une sorte d'état somnambulique se trouve dans Bérénice.
41. BEN MAHjOUBA, op. cit., 3ème partie.
42. La représentation du double intervient chaque fois qu'il se révèle nécessaire d'établir une frontière du sujet – c'est à dire de cerner son identité » Tobie NATHAN : Psychanalyse païenne, 1995.
43. Henri JAMES : Du roman considéré comme l'un des beaux arts. Bourgois, 1987 : « Le Horla... spécimen qui n'est pas de la meilleure veine de l'auteur... il s'est laissé aller à vouloir rivaliser avec Edgar Poe », p. 37
44. On peut remarquer que la tentative de « dépossession » d'un individu, et qui aboutira à la mort du « possédé » sera traité par Henry James dans Le Tour d'Ecrou. Le jeune Miles demeure sans vie dans les bras de la gouvernante « We were alone with the quiet day, and his little heart, dispossessed, had stopped » (fin du roman).

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