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L'érotisme dans les récits d'horreur moderne

Roger BOZZETTO

Phénix n°37. Bruxelles, pp. 143-152, 1995

          On connaît les rapports qu'entretient le fantastique avec l'érotisme, dans les récits classiques comme La Vénus d'Ille, de Mérimée, Gradiva, de Jensen ou Arria Marcella de Gautier : ils ont été analysés 1. Et on a aussi étudié sous cet angle certains textes de fantastique moderne, en particulier ceux d'obédience surréaliste, où l'on trouve les textes d'André Pieyre de Mandiargues, ou de Marcel Bealu 2. Il est aisé de saisir que l'érotisme a partie liée avec ces textes fantastiques. On suppose des rapports de connivence entre la représentation élusive que vise le regard érotisé « soft » – pointant « le temps d'un sein nu / entre deux chemises » – et le regard fantastique, qui vise à l'impossible représentation du réel, comme du désir. En effet la machinerie textuelle fantastique semble avoir pour seule visée de mettre en contact un regard fasciné et un objet qui se dérobe  : c'est le cas d'Un rêve de Tourgueniev, comme de Circé de Cortàzar ou la « monstration » d'un « obscène ». Ajoutons ceci  : ces textes fantastiques, anciens ou modernes, s'ils thématisent une dimension érotique, la rapprochent aussi de la présence de la mort. On sait depuis G. Bataille, que ce lien n'a rien de fortuit  : « il y a dans le passage de l'attitude normale au désir, une fascination fondamentale de la mort » 3. Les textes fantastiques, dans leur rapport à l'érotique, ont donc à voir avec l'interdit, la transgression, le désir, la mort.
          Cette dimension de l'érotique liée à la présence de la mort, comment se retrouve-t-elle dans les textes d'horreur et de terreur modernes  ? Par quelles images passe-t-elle  ? En quoi se différencie-t-elle de l'approche qu'en donne le fantastique  ? Peut-on se contenter d'un simple balancement qui associerait le fantastique à l'érotique et l'horreur (le gore  ?) au pornographique, comme le prétend J. Finné 4 ? Vastes questions pour un domaine peu exploré 5.

          Le gothique  : un modèle pour l'horreur

          On se réfère souvent au vocable « fantastique » : en fait, on l'accommode à toutes les sauces. Il est pratique, grâce aux multiples acceptions qu'il prend, et qui proviennent du fait qu'on l'utilise soit dans le sens français restreint de fantastique – à savoir des récits où se figure l'impossible à dire –, soit dans le sens plus vaste d'imaginaire comme en anglo-saxon, ou en allemand par exemple. Au regard des anglo-saxons, Homère serait fantastique au même titre que que Lewis Carroll, Van Vogt que Bram Stoker, Jean Ray que W. Gibson, Dracula que Cendrillon. Cet élargissement présente des avantages publicitaires  : cela permet de qualifier de « fantastiques » des films comme Alien ou Retour vers le futur. Mais alors la notion de fantastique y devient un pot pourri  : on ne distingue plus la spécificité de la SF, du merveilleux et du fantastique, sans parler de l'heroic fantasy. On confond, dans un amalgame médiatique, les époques, les formes et les figures  : tout est « fantastique », c'est à dire renvoyé à la vague impression d'une série de clichés.
          Nous poserons au contraire que le fantastique comme l'horreur s'inscrit dans une histoire des comportements émotionnels humains, ainsi que dans une histoire des formes : elle prend souvent sa source dans le gothique. Les rapports de l'horreur à l'érotisme y sont fondamentaux et se distinguent de ce qu'ils sont dans le fantastique, comme dans la SF.
          Toutes les cultures orales connaissent des récits facétieux, des contes merveilleux et des histoires à faire peur. Le gothique a recyclé tout un folklore du « merveilleux noir ». On retrouve des traces de ces contes oraux dans les histoires écrites postérieurement. Elles ont engendré une série de thèmes, occupé des lieux, engendré des situations. Les thèmes ? Les loups, les loups garous, les vampires, les revenants. Les lieux  ? La maison hantée, le cimetière, les ruines. Les situations, en général nocturnes ? La tombe qui s'ouvre, la victime poursuivie dans la nuit par les monstres, etc. Comme les contes de fées dont B.Bettelheim a montré l'aspect d'initiation sexuelle, ce sont des contes d'avertissement, qui conservent en eux le cœur d'un mystère indicible. En Europe au XVIIIe siècle ces traces de la culture populaire sont récupérées et recyclées dans des textes romanesques, que l'on nommera gothiques 6.
          Dans ces romans, on trouve autre chose que la confrontation insoluble et troublante de la Surnature et de la raison, propre au fantastique, et qui institue, entre autres, son côté voyeur. L'horreur et la terreur – qui sont d'ailleurs distinguées à cette époque par Ann Radcliffe, auteure des Mystères du château d'Udolphe, du Confessionnal des Pénitents noirs etc.– y sont présentes avec leurs caractéristiques. La terreur selon Radcliffe « dilate l'âme, provoque une activité intense des facultés »  : elle se situe du côté de l'intellectualisation des formes de l'angoisse et par là se rapproche du sentiment de fantasticité, surtout moderne. L'horreur, plutôt viscérale, « contracte l'âme, la glace, l'anéantit, la renvoie à une obscure incertitude ». Dans les deux cas, tout est fait pour que le lecteur soit soumis à un ébranlement de sa sensibilité, à une surchauffe de ses émotions, à une identification aux victimes, les textes nous présentent les choses qui leur arrivent sous l'angle de qui le subit  : on imagine le pire, et il est toujours sûr.
          Ces romans gothiques constituent le modèle des récits d'horreur modernes, qu'on nomme d'ailleurs aux USA « urban gothic », ou « urban horror stories » et qui peut fort bien caractériser Salem de S. King, ou La maison de chair de G. Masterton, par exemple. Ils se distinguent des récits fantastiques en ce que l'essentiel passe par la représentation des actions et non par la suggestion. Avec le gothique, on en prend plein les yeux. Il n'est que de se souvenir du viol d'Antonia par Ambrosio dans les caveaux du cimetière (Le Moine de Lewis) ou certains épisodes de la Justine quand, dans le monastère où elle croyait trouver refuge, elle est violée par la bande des moines, toujours prêts pour ce genre de besogne 7. Ce qui demeure c'est le regard horrifié de la victime, réduite à l'état d'objet, et traitée comme tel, devenue chose informe, que les passions des bourreaux peuvent tout aussi bien éventrer, taillader, décapiter, comme on le voit, par exemple, dans l'Histoire de Juliette 8.
          Le roman gothique c'est d'abord un lieu clos, où règne un pouvoir absolu, capable d'une violence sans frein, mais en apparence légitime  : un seigneur, des prêtres, voilà qui est rassurant puisqu'ils incarnent l'ordre social et spirituel. Si le château, ou le monastère, dresse fièrement au soleil sa force légitime, sa face nocturne est cachée dans les souterrains et les oubliettes. Là, les victimes n'ont de salut possible que par la fuite devant l'arbitraire et la violence illégitime, en général par les souterrains, qui sont obscurs, sales, emplis de bêtes visqueuses, de trappes, de murs, de fausses espérances  : un labyrinthe. Le gothique présente le double visage de la Loi, avec son apparente légitimité, et sa pratique immonde et occulte. Cette duplicité se retrouve dans les scènes de meurtre, de viol, de violences en tout genre, et assure l'impunité aux bourreaux, qui se parent de leur position reconnue dans la société. L'érotisme y est associé non seulement au voyeurisme, comme dans le fantastique, mais à la violence, à la brutalité, à la jouissance dans la destruction de l'autre. La transgression de la Loi a pour but la folie du pouvoir. Le désir se réduit à une dérisoire et violente volonté de dominer et de détruire l'autre, comme si c'était la seule condition pour devenir ou pour demeurer soi-même.
          Que deviennent ces éléments dans les récits d'horreur modernes ?

          L'Horreur moderne dans son contexte social

          Les textes d'horreur moderne se situent dans des décors qui articulent le quotidien des villes, de la zone et des banlieues.
          Au lieu que ce soit le seigneur ou le prêtre, comme dans les récits gothiques, c'est maintenant le bureaucrate ou le financier technocrate qui a instauré sa loi, que les nantis ont intériorisée en norme de comportement – comme les lecteurs. Loi abstraite, et incompréhensible, au fond, même pour les possédants qu'elle aliène mais qui s'en réclament, a fortiori pour ceux qu'elle transforme en exclus. Loi appuyée sur une « démocratie » apparente, qui ne présente pas l'arbitraire de celle du seigneur féodal, mais qui est ressentie comme tout aussi illégitime par les victimes qu'elle exclut de sa protection. Celles-ci sont maintenant nombreuses, à la différence des victimes du tyran  ; et elles ne se soumettent pas forcément  : elles se révoltent, ouvertement parfois, mais le plus souvent sur le mode nocturne, comme les vampires d'antan.
          Cette révolte renvoie à d'une violence sociale, qui fait ressurgir au cœur de la cité, les monstres, souvent animalisés dans le regard des nantis  : « L'hiver les femmes-guenons déambulaient de par la ville. Le corps poilu, la face et les mains glabres, comme certains singes au visage étrangement humain » 9. Venus des banlieues, par les caves, les sous-sol et les souterrains, ils hantent les avenues lumineuses, cossues, riches et propres 10.
          Le contraste entre ces « monstres », produits organiques primitifs, puants et violents et le milieu des villes propres aux façades immaculées est générateur d'horreur 11. Le monstrueux qui en découle se situe à la limite du visible, et pourtant il est bien là, proche, et familier 12.
          Le « paysage technologique » de la cité nouvelle avait pour but avoué de remplacer le chaos de la nature par un ordre humain. C'est en fait un ordre inhumain, « technocratique », qui s'est imposé. La ville, par l'effet d'un développement générateur d'exclusion, est devenue une jungle à la fois abstraite et immonde. Des labyrinthes, des structures d'acier et de béton en donnent une vision « clean » quand on la traverse à toute allure. Mais pour ceux qui la vivent, la chose est autre. Sale, malodorante, surpeuplée, dangereuse, chaotique, criminelle, assiégée par les banlieues et phagocytée par les « zones ». On peut en voir l'horreur, sans rapport direct avec l'érotisme dans « Ne vous perdez pas » de T. Lee.
          On aurait pu s'attendre à ce que, se situant dans un tel cadre, la sexualité soit exhibée, l'érotisme dévoyé en scènes pornographiques. En fait dans ces récits, on trouve des scènes fréquentes de violences, de vandalisme, d'ivrognerie, de drogue, de viols, plus ou moins mâtinés de messes noires, de malédictions, de folies et autres, scènes très répétitives et assez clichés. Ces scènes se nourrissent du nouveau folklore urbain composé d'actualités journalistiques et télévisées.
          Une image étonnante, sans que l'érotisme soit très présent, est donnée par le texte « Essaie donc un couteau émoussé » de H. Ellison  : histoire d'une victime plus ou moins consentante de l'une de ces hordes de vampires. Puisque la Loi contemporaine les a chassés du jour, ils reviennent la nuit. On assiste donc dans ces récits, comme dans ceux de Denis Etchison : Les domaines de la nuit, à l'interférence de l'archaïque et du moderne au coeur même de la ville
          Mais l'érotisme n'y est guère visible, même si la sexualité y apparaît sans frein, liée à une violence pulsionnelle primaire. L'érotisme, qui avait sa place dans les décors du gothique originel, est déplacé vers les figures de l'intime.
          L'érotisme des romans d'horreur moderne est très pervers, il ne se situe pas là où on l'attendrait, il retrouve, pour se déployer, le cadre des couples, quels qu'il soient.

          Erotisme et horreur dans ces récits modernes

          Ces récits d'horreur modernes jouent sur un érotisme morbide, lié à une culpabilité souvent sans cause, et donc mal assumée par les personnages. Un érotisme de la peur, vécu comme mortifère, tout à l'opposé d'un érotisme solaire, comme on le voit au XVIIIe dans Le Portier des Chartreux, et assez éloigné de l'érotisme sournois du fantastique. L'horreur moderne est celle d'un érotisme judéo-chrétien, puritain, malsain, qui correspond à l'environnement social dans lequel il opère.
          Clive Barker, pour marquer qu'il s'enracine dans une tradition ancienne, cite Poe, qui joue à exacerber les fantasmes de ses personnages selon deux axes, la nécrophilie et l'inceste, comme on peut le lire dans « Morella », ou « La chute de la Maison Usher ». Fantasmes que l'on peut retrouver mais explicités, exhibés au lieu d'être sous-entendu, dans « Papa » de E Godwin, ou bien, sur le mode plus sanguinolent, avec une touche d'horreur liée à la peinture d'un plaisir innommable, dans « Fête galante » de P.P Durastanti et N. Gaillard. La nécrophilie seule est visible dans « Ligéia » et « Bérénice » comme dans « Véra » de Villiers de l'Isle Adam . Il en va de même chez l'auteur belge G. Rodenbach qui a écrit Bruges la morte. Il nous montre un veuf névrosé, confit en religion comme la ville où il mène une existence ritualisée de mort-vivant. Sa rencontre avec une fille de chair et de sang, à l'image du fantôme de sa femme morte, après l'avoir comblé, le rend fou de culpabilité, et l'amène à un sacrifice rituel. On peut voir cette situation fantasmatique traitée de façon plus dure, moins symboliste, dans le texte de C. Grant « Ellen en son temps ». On retrouve en effet, dans les textes d'horreur moderne, nombre de thèmes archaïques, mais ils sont situés dans un contexte quotidien, ce qui en accentue le caractère insoutenable, comme on le voit avec « Necros Center » de S Rasnic Tem.
          Clive Barker lui-même cultive, ou est en proie comme Poe, à un « démon de la perversité ». Il écrit : « Je pense que beaucoup d'histoires d'horreur traitent en fait de la vie du corps... et pour moi les meilleures histoires d'horreur ont trait à la sexualité. Poe a fait ça. Poe avait une sexualité comme ça » 13.
          C'est sans doute est-ce ce démon qui le pousse à placer des scènes érotiques au centre des intrigues d'horreur de ses Livre de Sang. Par exemple dans « Le corps politique » les mains de Charles sont devenues autonomes, comme dans Les mains d'Orlac de Maurice Renard, mais ici pour une raison inconnue. Elles sont prises d'un désir incoercible de caresser, et le font si habilement que sa femme finit par fétichiser son rapport à ses mains. Elle n'en finit pas de sucer ces doigts qui la troublent et la séduisent, alors que Charles se sent aliéné par cette perte de contrôle sur une partie de son corps. Par ailleurs, les scènes de fellation, de masturbation, de rencontres homosexuelles ne manquent pas dans l' œuvre de C. Barker. Elles sont toujours reliées à la production de l'horrible, même si elles n'en dérivent pas directement et sont décrites de façon non crue, comme par un regard fasciné.
          Serge Brussolo aborde différemment ces problèmes. Il ruse avec le plaisir du lecteur, transformant les clichés courants du langage en fantasmes personnels, par le biais d'une écriture devenue démente et touchant par là au poétique macabre mais jubilatoire  : on échappe souvent ainsi, miraculeusement, à l'horreur. Dans La meute il retrouve l'image reprise à T. Gautier de la froide femme statue :
          « Pas de toison, pas de cheveux, pas la moindre trace d'animalité. Un marbre. » Mais elle est prise dans un roman qui fait de ses apparitions un simple moment. Dans La nuit du bombardier les scènes chaudes abondent presque animalisées :
          « Ils allaient s'entre dépecer, au milieu du hall, tels ces animaux qui, rendus fous par la copulation, se dévorent l'un l'autre au moment du plaisir ».
          L'horreur crue est pourtant présente dans Les bêtes, où Brussolo associe jouissance érotique et dévoration :
          « Manger .. une chose qui gigote, hurle et saigne pendant que ta gueule creuse un trou en elle... profiter de ce qu'elle crie pour lui arracher la langue....de la langue de femme crue. Sa saveur t'enivre et tu n'as soudain plus qu'une envie... dévorer jusqu'à ses os ».
          Une comparaison avec des textes plus classiques où intervient la femme dévoreuse est exemplaire. Dans « L'araignée », de Ewers ou « L'Araignée d'eau » de Bealu le plaisir, lié à la dévoration amoureuse, est poétiquement suggéré. Par exemple voici comment se peint chez Bealu, dans un vertige cosmique, la « mort amoureuse » du narrateur. Elle a lieu en tant que dévoration désirable dans le cadre d'une étreinte enfin posée sur un autre terrain loin du « monde visiblement d'aplomb sur ses bases millénaires ». Fusion désirée, et pourtant insoutenable avec cette « face hideuse collée à mes lèvres », étreinte « épouvantable » mais liée à la présence exaltante d' « une gerbe de soleils ». Dans les textes modernes, tout est minutieusement détaillé. On passe de la suggestion au gros plan sur les entrailles déchiquetées, et le sang gicle jusqu'au plafond. On peut en voir deux variantes avec « Irrelativité » de N. Boyle, ou mieux dans « Mange moi » de R Mac Cammon  :
          « Ils se cramponnèrent l'un à l'autre, frémissants, leurs dents s'affairant sur bras et jambes, gorge, poitrine, visage... des lambeaux de chair tombaient sur le tapis.. Il cria, enfouissant son visage dans la cavité abdominale de Brenda...Jim et Brenda s'étendirent sur le tapis, se caressant avec leurs bras squelettiques, couchés sur des morceaux de chair pareils à des pétales d'étranges fleurs ».
          Cette horreur, liée au plaisir, on la retrouve souvent dans les romans qui mettent en scène les vampires. Chez Ann Rice par exemple, ce que vit Marius quand il le raconte est certes ressenti par lui comme une « pâmoison », une « extase » (Lestat le vampire, p. 465). Extase et pâmoison renvoient à une plénitude de l'être, comme lorsqu' il boit le sang d'Akasha et atteint « la satisfaction absolue » (Lestat, p. 505).
          La reproduction génitale est absente chez ces vampires. Elle est remplacée par une sorte de cooptation amoureuse, qui est cause d' une intense sensation de plaisir, qui prend sa source dans l'oralité. Elle la déborde cependant, à cause de la chaleur du sang de l'amant, ou de la victime, et qui se répand dans tout le corps. Si Lestat a rendu vampire Louis c'est qu'il l'aime et il partage avec lui au moment du « baptême » :
          « une onde de sensations qui n'est pas dissemblable au plaisir de la passion » (Lestat, p. 24). On trouverait cette même description du plaisir lié à l'absorbtion de sang et à l'oralité sublimée, dans les paroles de Leyland, héros d'Un vampire ordinaire, alors que le texte reste muet sur ses expériences érotiques avec sa psychanalyste. Comme si l'érotisme se situait ailleurs que dans la génitalité 14.
          Ces histoires d'horreur moderne jouent sur d'anciens fantasmes, comme tout ce qui touche au domaine du sexuel, mais au lieu de les situer, comme le fantastique classique dans l'exceptionnel, elles en développent les aspects les plus sordides dans la banalité d'un quotidien grisâtre, ce qui en accentue le côté aliénant. On pourrait allonger presqu'indéfiniment la liste des exemples. je me contenterai d' en signaler trois, qui me paraissent typiques. Dans « Sable et sang » (A. Ryan), l'horreur provient certes du remplacement du sang par du sable rouge, c'est à dire de la transformation des individus en des sortes d'animaux en peluche remplis de son (ou de sable). C'est un cauchemar moderne, celui de l'aliénation, de la chosification des êtres. Mais le fait que ce texte, écrit par un homme, mette en scène des femmes, laisse entrevoir des dimensions d'horreur plus intimes, et plus archaïques, en rapport aux fantasmes masculins devant le sang et l'impureté, qui remontent loin puisqu' ils sont déjà présent dans la Bible, laquelle s'y connaît en fait d'impuretés et d'horreur. Dans « La première fois » (K. Jeter), la scène de l'initiation à la sexualité, ainsi que la première « petite mort » est décrite comme l'exploration de l'intérieur d'un cadavre, une sorte d'autopsie, par des mains maladroites, après une sorte de strip-tease qui glace, et dont le résultat est un baptême sanguinolent. Enfin, dans « Accident d'amour » W. Petoud nous présente des scènes de coït, où haine, déplaisir et dégoût sont mêlés jusqu'à l'horrible fin, avec ce viol de l'homme rongé par sa fille vampire, et dont la verge demeure molle, mais que la mère fourre quand même dans son sexe, comme Molly et Malone tentant de faire l'amour dans le Malone Meurt de Beckett, mais ici dans une atmosphère de démence hystérique.

          L'horreur moderne remonte littérairement au gothique, mais place ses personnages dans un univers d'un quotidien sordide au lieu des châteaux situés dans des paysages grandioses. On n'y trouve plus la présence d'une Surnature, ou d'une Loi sanctifiée. On y présente simplement des conduites pulsionnelles qui apparaissent comme monstrueuses, par rapport à une norme sociale intériorisée par des personnages-témoins et par le lecteur. Peut-être parce qu'elles mettent en lumière une vacuité du sens, semblable à la vacuité des personnages réduits à n'être que des mannequins possédés par des forces qui leur échappent, mais à quoi ils n'échappent pas. L'horreur croise le domaine de la terreur, qui nous renvoie à ce vide sidérant rempli de sang ou de glace, dans un monde sans arrière plan, aussi lisse et tranchant qu'une lame de cutter sur une gorge tendre.
          Et les gestes ludiques de l'érotisme antérieur y disparaissent, remplacés par des rituels mortifères, qui ne sont présentés que comme la satisfaction des pulsions les plus archaïques. Une caricature grotesque d'Eros persiste, monstrueuse, sur les ruines de ce qui est montré comme le lieu d'une « civilisation », l'occidentale, et qui est peinte comme privée de tout sens, à l'image de ces histoires qui « n'ont pas d'intentions cachées : elles ne sont rien d'autre que ce qu'elles affirment être » 15.



Bibliographie des textes de fiction cités  :


          Anonyme : Le portier des Chartreux. Actes Sud. 1997.
          « La Vénus d'Ille », « Gradiva », « Arria Marcella », « Un rêve » , « Vera » : in La grande anthologie du fantastique, Presses Pocket
          Barker (C.) : Le livre de sang I (J'ai Lu)  ; « Le corps politique » in Le livre de sang IV. A. Michel.
          Bealu (M.) : L'araignée d'eau et autres contes. Poche-club.
          Beckett (S.) : Malone Meurt. Ed Minuit.
          Brussolo (S.) : La meute, Les bêtes. Presses de la cité, G. de Villiers. La nuit du bombardier. Denoël.
          Cortàzar (J.) : « Circé » in Les armes secrètes. Folio.
          Ewers (H.H.) : L'araignée. Marabout
          Etchison (D.) : Les domaines de la nuit. Opta
          King (S.) : Salem. J'ai Lu.
          Lewis (M.G.) : Le Moine. Marabout.
          Mac Charnas (S.) Un vampire ordinaire. Laffont.
          Masterton (G.) : La maison de chair. Masque fantastique.
          Poe (E.A.) : Collection Bouquins. Laffont.
          Radcliffe (A.) : Mystères du château d'Udolphe. Corti. Le Confessionnal des Pénitents noirs, Presses pocket.
          Renard (M.) : Les mains d'Orlac. Marabout.
          Rice (A.) : Lestat le vampire. Presses Pocket.
          Rodenbach (G.) : Bruges la Morte. Actes Sud.
          Sade (D.A.F.) : Justine, Histoire de Juliette. 10/18.
          Essaie donc un couteau émoussé (n°4), Ne vous perdez pas (n°2), Papa (n°2), Fête galante (n°4), Ellen en son temps (n°1), Necros Center (n°2), Sable et sang (n°1), La première fois (n°1), Accident d'amour (n°4), Irrelativité (n°2), Mange moi (n°3) in Territoires de l'inquiétude, N° 1,2,3,4. Denoël.

Notes :

1. Eros et fantastique. Actes du XI° colloque du CERLI. Presses de l'Université de Provence. Aix en Provence, 1991.
2. Marcel Bealu. N°6 de la revue OTRANTE. Sous presse. Adresses GEEEFF, publications de l' ENS de Fontenay Saint-Cloud, 31 av. Lombart, 92260 Fontenay-aux-Roses, France. Une excellente revue sur le fantastique. Chaque n° 50 FF.
3. Bataille Georges, L'Erotisme. Ed. 10/18, 1964, p. 22.
4. Finné Jacques, « Du fantastique érotique au gore pornographique » in Eros et fantastique. Op. cit., p. 85.
5. Pomerleau Luc et Sirois Guy, « L'horreur anglo-saxonne », in Solaris n°81. Automne 1988, pp. 43-42. Bozzetto Roger, « Les récits d'horreur moderne, romans d'initiation  ? » in Métaphores n°19. Nice, 1991, pp. 49-58.
6. Faivre Antoine, « Naissance d'un genre narratif » in La Littérature fantastique — colloque de Cerisy. Albin Michel, 1991 ; Levy Maurice, Le roman gothique. Albin Michel, 1997.
7. On peut néanmoins retrouver dans ces textes gothiques un aspect de voyeurisme : Ambrosio accédant magiquement à la salle où Antonia se baigne nue, par exemple. Ou Justine déshabillée et offerte aux regards et aux attouchements des moines. Mais si le voyeurisme suppose une effraction du regard, ici au contraire tout se passe en pleine lumière.
8. Goubier-Robert Geneviève, « L'Histoire de Juliette, fantasmatique érotique ou figuration fantastique  ? » in Eros et fantastique. Op. cit., pp. 155-165.
9. Brussolo Serge, La meute. G. de Villiers, n°2, p. 20.
10. On retrouverait une prémonition de cette opposition chez H.G. Wells dans La machine à explorer le temps qui montre l'évolution contrastée des exclus sociaux et des maîtres. Ceux ci, les Elois, deviennent les proies des affreux Morlocks.
11. King Stephen, Ça (J'ai Lu). Une ville est terrorisée par un monstre qui vit dans les égouts.
12. Serres Michel, Statues. François Bourin, 1987. « Le plus moderne fait court circuit avec le primitif brut », p. 24.
13. Barker Clive, Interview in Phénix n° 34, 1993, p. 31 ; Conrad Daniel, La sexualité dans l'œuvre de Clive Barker. Phénix op. cit. pp. 53-62.
14. Bozzetto Roger, Le trésor du vampire. Décade de Cerisy, in Les Vampires. Albin Michel.
15. Sullivan Jack, Elegant Nightmares : the ghost story from Le Fanu to Blakwood. Ohio UP, Athens Ohio, 1978, p. 130.

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