William Morris (1834-1896) est considéré par tous les critiques comme le premier écrivain qui ait sciemment composé des textes qui relèvent de ce qu'on désignera comme fantasy, et ce, par la grâce à deux romans – non traduits en français, shame on us ! ! ! – The Wood beyond the World (1895) et The Well at the World's End (1896) 1.
Il est désigné ainsi aussi bien par Sprague de Camp – qui forge le nom d' « heroic fantasy », mais, notons le, à propos des textes de R. Howard – que par Lin Carter dans sa préface de The Well at the World's End, ou que Marc Duveau dans L'épopée fantastique : des anthologies de textes qui relèvent de ce qui est devenu depuis un « genre », au moins éditorial 2.
Deux questions se posent. Comment et à partir de quels éléments William Morris a-t-il été amené à inventer ce type de récits, alors qu'en fait rien ne semble le prédisposer à cela ? Et pourrait-on, à l'aide de ces deux romans, définir une épure du genre actuel de la « fantasy » ?
William Morris, l'artiste
Morris est un homme à multiples facettes. C'est un peintre, ami des préraphaélites – sa femme leur sert de modèle ; un artiste décorateur, créateur de splendides papiers muraux ; et un poète doublé d'un penseur. C'est aussi un écrivain d'utopie puisqu'il publie Les nouvelles de Nulle part (1891). De plus, c'est un esprit révolutionnaire : en 1877 il rédige un Manifeste aux travailleurs d'Angleterre et il fera partie de la « Socialist League » dont il rédigera en partie les statuts. Ce progressisme va chez lui de pair avec une passion pour les mondes pré-industriels, en réaction aux laideurs de l'époque victorienne. Cette double polarité se donne à voir dès Défense de Guenievre et autres poèmes (1858), et se signale par d'abondantes remarques caustiques dans les Nouvelles de Nulle part.
C'est vers la fin de sa vie qu'il publiera les deux textes qui nous intéressent aujourd'hui. Mais auparavant il avait déjà écrit une novelette, The Hollow land (1856), un long poème inspiré de la mythologie grecque, The Life and Death of Jason (1867) et un roman historique plus ou moins teinté de légende, Sigurd the Volsung, and the Fall of the Niblungen (1876). Il publiera encore en 1880 un roman, mi historique mi légendaire, The House of the Wulfings, où il peint la lutte des frustes mais nobles Germains, contre les légions romaines perçues comme porteuses de décadence.
On notera donc que les deux romans fondateurs du genre qui nous occupe sont écrits à la fin d'une vie bien remplie, et nourrie par l'amour progressiste du passé et de l'art, par un auteur qui ne cache pas son dégoût d'artiste pour la laideur du présent victorien. Il n'est pas indifférent, non plus, que l'invention de ce qui sera à la racine d'un nouveau genre ait lieu après que Morris a eu écrit des romans historiques sur fond de légende, et des poèmes mythologiques.
On ajoutera que cette époque, en Angleterre, voit à la fois le développement d'une nouvelle dimension de l'imaginaire spéculatif avec les « scientific romances » de HG Wells, dont on rappellera que La machine à explorer le temps date de 1895, et L'Ile du docteur Moreau de l'année suivante. D'autre part, Dracula date de 1897, et l'ouvrage de Stevenson, The strange case of the Docteur Jekyll and Mister Hyde est publié en 1885. C'est aussi en 1891 que Wilde publie The picture of Dorian Gray.
Cette fin de siècle anglais voit donc une série de créations fictionnelles importantes, dont il serait un jour intéressant d'étudier les convergences dans la mise en perspective critique qu'elles présentent de la société victorienne, de son idéologie, et de son hypocrisie. Cela passe à la fois par la fiction spéculative de Wells, le fantastique de Stoker, de Stevenson et de Wilde et la « fantasy » de Morris, avec chaque fois une coloration spécifique. Où d'autres dénoncent, directement ou indirectement, Morris propose des excursus dans des ailleurs.
La « fantasy » ou le refus de la vie conformiste de l'ère victorienne
Après avoir exploré littérairement, à la suite de Walter Scott, les pistes des romans historiques, Morris a cherché ailleurs. Sans doute a-t-il été freiné par l'aspect trop référentiel des décors et des dates, qui renvoyaient à des événements et des personnages connus de l'Histoire. Ces éléments, qui sont nécessaires dans le roman historique, il a décidé de s'en passer, pour laisser son imagination (sa « fantasy ») prendre son envol. Aussi ses ouvrages commencent-ils comme des contes : « A While ago there was a young man dwelling in a great and goodly city by the sea which had to name Langton on Holm. » (The Wood beyond the World) ; « Long ago there was a little land, over which ruled a regulus or kinglet, who was called King Peter, though his kingdom was but little. » (The Well at the World's end).
Ces ailleurs, il les conçoit à travers un moyen âge, qu'il idéalise fortement, et des traditions venues de divers genres littéraires connus, parmi lesquels le conte merveilleux.
Une idéalisation du moyen âge. Cet envol loin des aspects référentiels du roman historique ne le conduit pas dans un monde du futur – comme dans les Nouvelles de Nulle part, où il présentait sa « vision » ou son « rêve » ; et où d'autres pourront « voir ce que j'ai vu » 3. Il le porte vers un « moyen âge » imaginaire, tel que déjà il apparaissait dans ses poèmes. Cet aspect médiéval est également visible dans l'aspect de néo-moyen âge retrouvé qui se fait jour dans les Nouvelles de nulle part. Là, seul un « vieux grincheux » (ch. XII) y regrette l'ère victorienne, alors que la vie dans ce futur est décrite dans le détail d'une utopie libertaire à dominante agricole, comme dans une sorte de moyen âge idéalisé et communautaire, où les châteaux forts et leurs hobereaux ont disparu.
Pour créer son univers de fantasy, Morris a puisé à diverses sources, s'est inspiré de diverses traditions, qu'on peut en gros retrouver, sans que cela nuise à l'originalité de son œuvre.
Le roman à visée initiatique, qui est présent dans la littérature occidentale dès les textes antiques, comme on le voit avec L'âne d'or d'Apulée. Aussi bien Walter, dans The Wood beyond the World que Ralph, dans The Well at the World's End, vivent une initiation.
Cette initiation est dans les deux cas, chez Morris, liée à l'amour. Or les romans d'initiation liés à l'amour et l'interdit sont présents dès le moyen âge, comme on le voit dans le Tristan et Yseult, de Beroul, dans les romans du cycle arthurien, ainsi que dans le Parzival de Von Eshenbach que Wagner a utilisé pour son Parsifal (1882).
On trouve aussi dans les « romances » médiévaux un mixte de légende et de faits vaguement attestés par la mémoire, des paysages qui ont une valeur plus symbolique que purement descriptive, et des références géographiques qui, au milieu des noms connus de villes ou de pays (Bretagne) ou de lieux (Brocéliande) offrent des noms de pays imaginaires (la vallée d'Avalon 4).
C'est bien le cas ici, comme on l'a vu plus haut dans les ouvertures des deux romans.
Par ailleurs, les textes du XVe / XVIe avec Amadis de Gaule ou Palmerin of England, et avant eux Le grand Cyrus, ont joué à placer, dans des paysages inventés à plaisir, des histoires d'amour avec des princesses et des rois, qui n'ont rien à voir avec ce qui sera le roman historique.
Or dans nos deux romans, la quête initiatique mettra en scène un jeune homme, qui rencontrera l'amour après des épreuves où il sera affronté à la fois à ses désirs et à son destin, aidé par une jeune fille. Dans The Wood beyond the World, elle a des pouvoirs magiques, ce qui rapproche alors ce texte du conte.
Les romans gothiques. Il est tout à fait soutenable de comparer cette naissance d'un genre nouveau à celle du premier roman de Walpole. En effet lorsque celui-ci préface Le château d'Otrante (1764), il présente son œuvre comme résultant de la volonté de mêler ( to blend) le merveilleux des anciennes « romances » médiévales et un certain « réalisme » qui prenait en compte le développement de la forme « novel » – roman « réaliste » ou encore mimétique – et qui remonte à De Foe. On connaît la descendance littéraire du Château d'Otrante, que l'on a nommée « le roman gothique » 5. La descendance de Morris sera constituée des textes d'heroic fantasy, et comme le roman gothique ils font appel aux images d'un moyen âge de légende.
En effet, on n'a peut-être pas suffisamment noté à quel point même les paysages des romans dits « gothiques » de Radcliffe – pensons à L'Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs ou bien aux Mystères du château d'Udolphe – sont des représentations qui se situent dans une atmosphère moyenâgeuse. Ils présentent des paysages symboliques dont certains frôlent les zones de l'onirisme – pensons à Elena Rossalba emmenée à folle allure, par des moines ou leurs acolytes, de châteaux en couvents sur des routes de montagne bordées de précipices « affreux ».
Il en va de même dans The Wood beyond the World. Après un naufrage, Walter aboutit sur une terre inconnue, coupée par une immense falaise, et dont il apprend par un vieillard, que le peuple des Ours qui adore une déesse, et où il se doit d'aller, se trouve juste derrière. Après avoir franchi la falaise « affreuse », il se retrouve dans un lieu merveilleux, où l'attend le nain dont il a eu connaissance par une vision, et qui le conduit auprès de la Dame – qui l'avait attiré par sa magie – et auprès d'une rivière où il rencontre la jeune fille.
Entre la fantasy de Morris et les romans gothiques, on trouve cependant une différence importante.
Dans Le Château d'Otrante, la surnature chrétienne (Saint-Nicolas) intervient sous diverses formes : prophétie, songes, envoi de signes, intervention d'un ermite.
Dans le texte de Morris aussi, Walter est appelé par une vision. Deux fois, marchant en file indienne, un nain curieusement vêtu, une jeune fille portant l'anneau des esclaves, et une Dame extrêmement belle et richement vêtue lui sont apparus.
Mais la surnature ici n'est pas chrétienne, elle renvoie à une magie strictement païenne 6. Aussi bien la Dame que la jeune fille ont des pouvoirs, dont elles usent, ce qui nous rapproche alors du monde des contes merveilleux.
Morris et l'univers des merveilleux
Nous trouvons dans ces textes une utilisation originale des ressources du merveilleux.
* la référence au merveilleux oriental. Comme dans les Mille et Une nuits, Walter – non pas sultan mais fils d'un riche marchand d'Holm – est trompé par sa femme au bout de six mois de mariage. Au lieu de couper la tête de l'infidèle, il l'a renvoyée dans sa famille et il est parti au loin. Le clan de l'épouse infidèle en profite pour tuer le père de Walter. Celui-ci veut retourner à Holm, et c'est alors qu'il fait naufrage. Il ne retournera pas à Holm, il deviendra le roi d'un autre pays, après de nombreuses épreuves et épousera la jeune fille de sa vision.
* la magie. C'est ici la source de la quête de Walter (il a été appelé par une vision envoyée par la Dame qui est une magicienne). Mais ici la magie est un privilège des femmes. Seules la Dame et la jeune fille (tant qu'elle garde sa virginité) y ont accès. Leur magie n'est pas blanche dans un cas noire dans l'autre : la magie ici est une des modalités de la ruse (the guile). On le voit quand la jeune fille se venge de la Dame. Elle donne à Otto, fils de roi, ancien amant de la Dame avant l'arrivée de Walter qui l'a supplanté, la forme corporelle de Walter qui la prend dans ses bras. Jalouse et furieuse, la Dame tue celui qu'elle croit être Walter, puis, devant l'évidence de son erreur, se suicide.
Cette magie s'appuie sur une connaissance de la nature, des herbes, etc.
* la nature. Comme dans les contes les paysages sont en accord avec les états d'âme, et avec la magie. C'est la magie qui permet à la jeune fille de prouver sa divinité au peuple des Ours en leur apportant une pluie bienfaisante.
Mais la nature peut être trompeuse dans notre texte : la Dame, bien que mauvaise, est placée dans un environnement à l'image de sa beauté physique.
* les valeurs. Dans le conte règne ce que Jolles nomme « la morale naïve », et le sens qui la met en scène passe par des figures convenues et opposées dans un univers manichéen : la bonne et la méchante fée, Cendrillon et la marâtre, l'ogre et le petit Poucet, etc.
Ici on peut dire que les figures jouent un rôle similaire, mais avec une différence : le vieillard, Walter et Otto, le fils de roi amant de la Dame avant que ne survienne Walter, sont trois facettes de la « masculinité ». Mais c'est Walter qui, les deux autres facettes étant éliminées, devient lui-même par une sorte de renaissance, puisqu'Otto a été tué par la Dame alors que la jeune fille avait donné à celui-ci l'apparence de Walter.
De même, la première épouse de Walter, la Dame et la jeune fille sont les facettes de la femme, la jeune fille devenant à la fin son épouse aimante et fidèle après qu'il a passé les épreuves et qu'il règne sur son nouveau pays.
Morris ne situe pas, dans ces romans, la quête dans le cadre de l'opposition entre le Bien et le Mal, comme dans les contes et comme plus tard les textes relevant de l'heroic fantasy auront tendance à le placer. Pour Morris, et dans ce texte, le bien est connu, c'est le catholicisme – critère d'humanité – le reste est renvoyé selon des modalités diverses à l'inhumain : on le voit pour le peuple des Ours, au nom significatif, avec le Nain et avec la Dame 7.
Les problèmes abordés par Morris sont d' ordre éthico-poétique
Ce sont des problèmes qui relèvent d'une vision romantique dans le cadre d'une dimension existentielle. Ils portent sur l'amour comme relation privilégiée et salvatrice entre deux êtres, et sur la place que doit prendre la sexualité, le désir physique. En ceci il est encore anti victorien. Ainsi le refus de la jeune fille de se donner à Walter, même avant le mariage, n'est pas un effet de sa pudibonderie, c'est la certitude de perdre des pouvoirs magiques alors qu'elle sait en avoir encore besoin pour gagner à sa cause, en se faisant passer pour déesse chez le peuple des Ours.
Ces textes prennent donc en compte un questionnement de Morris, proche de celui que Freud rencontre vers la même époque : « Que veut la femme » ? Qui est-elle ? que veut-elle ? qui doit-elle être ? sur quels critères la juger etc... ? Donc par rapport aux éléments du conte, nous avons une mise en travail originale dans le cadre d'une réinterprétation.
Une telle problématique, indépendamment des matériaux utilisés, pose son originalité.
Nous avons remarqué l'importance des matériaux, des traditions, tout en signalant que ces emprunts étaient chaque fois réinterprétés, utilisés différemment, et dans une visée différente, comme on a pu le voir à propos du merveilleux. Une question se pose, puisque les critiques prétendent que ces textes sont à l'origine du genre :
Si nous devions délimiter le domaine qui sera celui de l'heroic fantasy à partir de ces textes, quelles en seraient les seules caractéristiques ?
Pourquoi les critiques ont-ils soutenu que ces textes étaient à l'origine du genre de l'heroic fantasy ?
Voyons un embryon de réponse :
* Morris nous propose des textes qui créent, par des moyens d'accréditation connus, un « monde possible » cohérent et situé dans un « autre temps ».
Ces moyens d'accréditation ne sont ni ceux du roman historique : par refus du référent, bien qu'il s'y trouve des allusions perceptibles. Ni ceux du roman de science-fiction : ils ne s'appuient pas sur des hypothèses scientifiques, et font intervenir la magie et non la science. Ils se rapprochent de ceux du conte, mais s'en distinguent par la longueur du récit, par les descriptions de paysages, et par l'absence de manichéisme.
Dans une certaine mesure, on pourrait aussi les rapprocher des « mondes perdus » à cause de la coexistence de formes de sociétés archaïques et de valeurs traditionnelles. Mais ces univers ne se présentent en rien comme « perdus » : ils sont présentés comme présents dans une sorte d'a-temporalité. Ils ne se présentent comme médiévalisants que par un refus du présent victorien.
Cette familiarité avec des genres connus, et ce refus d'aller jusqu'à l'identification avec l'un d'eux dessine donc, en creux, l'espace d'un monde original – qui est proposé dans le cadre d'une rupture, que le texte assume, avec le présent – comme on l'a vu lors de l'ouverture des deux récits. Mais une fois ce « décrochage » fait, une logique narrative qui se différencie de celle du conte donne sa dynamique au récit, en s'appuyant sur des personnages plus complexes que dans le conte, ainsi que sur des péripéties assez vraisemblables au plan psychologique.
Notons que les successeurs de Morris oublieront la formule annonciatrice de l'a-temporalité, c'est à dire de la rupture avec la réalité empirique, la chose ira de soi, l'effet de genre jouant son rôle 8. On peut aussi signaler que la clôture du roman de Morris ne reprend celle du conte, ici aussi, qu'avec une certaine distanciation ironique : « On ne peut pas dire que les malheureux pleurèrent quand ils moururent, car ils n'avaient laissé aucun malheureux dans le pays ».
Cela aussi sera plus ou moins oublié par les successeurs, car la proximité qu'ils entretiendront avec le conte et son univers sera moins grande.
* Dans ce monde ainsi construit, des événements sont présentés dans le cadre d'intrigues, comme dans tout roman.
Les personnages se distinguent de ceux du conte : ils sont plus complexes, ont une histoire, s'inscrivent dans une généalogie, et ne sont pas réductibles à de simples adjectifs comme le prince, qui se nomme Charmant, ou la belle, Blanche Neige ou Peau d'äne.
Mais, comme dans le conte, les motivations sont assez simples. Il voit la jeune fille, elle le voit, ils tombent aussitôt amoureux l'un de l'autre. Quant à l'itinéraire du héros, il s'agit aussi d'une quête, mais le héros est aidé par l'amour et la magie d'une jeune fille, il ne la vise pas simplement comme un objet à conquérir après avoir terrassé un dragon ou vaincu une sorcière. Il triomphera après de nombreuses épreuves, accédant ainsi à son identité, instaurant une place dans une nouvelle société et se réalisant par l'amour.
Il s'agit là d'une variante du roman d'éducation – on peut penser aux Années d'apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe qui se situe dans le contexte de la Révolution française et de la déclaration d'indépendance des futurs Etats-Unis. Ici, cela se passe dans un univers teinté de médiéval ou même, avec le peuple des Ours, de dangereux exotismes, tels qu'on pouvait en rencontrer dans les romans qu'écrivait Rider Haggard, comme She qui date de 1887.
Un Univers créateur de beauté
* En fait, le but visé par Morris, appuyé sur le questionnement qu'il présente sur la femme et l'amour, me semble être à chercher du côté de la création de beauté et de l'harmonie. Il s'agit pour Morris de créer un monde où elle ait une place primordiale, aussi bien sur le plan de l'apparence physique que de la valeur morale.
Cela se marque dans The Wood beyond the World sur deux plans. Celui de la présentation du texte, et celui du langage qui est utilisé :
— le texte de The Wood beyond the World est édité sur Kelmscott Press. Il est illustré, et chaque chapitre commence par une sorte d'onciale, chaque paragraphe se voit aussi commencé par une lettre décorée et le texte de la première page de chaque chapitre est orné d'entrelacs floraux. Les polices de caractère ont l'air d'avoir été écrites par un scribe gothique, les points sont remplacés par des feuilles d'arbustes dentelées ou arrondies. Les titres des chapitres ainsi que certains rappels marginaux sont imprimés en rouge alors que le corps du texte est en noir. Nous avons là un ouvrage qui est par sa forme même une sorte de monde à part, un « objet monde » à vocation esthétique.
— le langage employé est volontairement archaïsant, Morris fait appel au vieil anglais, aussi bien au niveau sémantique que grammatical ou stylistique. Trois exemples : la jeune fille parle du Nain : « I pray thee talk not of that one while I am by, nor event think of him » (p. 62) ; elle avoue son amour à Walter : « Though thou hast seen me first only within this hour, thou hast set thine heart upon me to have me for speech-friend and thy darling » (p. 65) ; elle lui explique pourquoi elle ne se donne pas encore à lui : « This is why I have not suffered thee to kiss or to caress me, so sore as I longed for thee » (p. 71) 9.
Pourquoi cet usage de l'archaïsme ?
D'abord pour accentuer l'effet de rupture avec notre monde, mais surtout pour un effet d'ancrage dans un monde autre, par la magie du verbe. La difficulté relative que l'on trouve à lire cette prose, comme si effectivement on se trouvait dans un monde qui ne soit pas tout à fait étranger, mais qui ne soit pas exactement le même, permet de trouver une consistance et une saveur propre à cet univers neuf 10.
De plus, et c'est une des choses les plus évidentes, le monde de ces textes est un univers qui tient d'abord par la puissance du langage, et par sa musicalité incantatoire. Les images, les inventions ne suffisent pas sans une utilisation poétique de la langue. Plus encore que dans les contes, c'est un aspect primordial de toute œuvre de fantasia, et c'est peut être là l'essentiel de l'apport de Morris dans la création du genre. Cela se vérifie au moment des traductions : le français, par exemple, ne possède pas les caractéristiques qui rendent cette musicalité propre aux univers de la fantasy, c'est au moins ce que prétendent les traducteurs.
Pour conclure
Avec ses deux textes, Morris propose un exemple qui sera suivi par de nombreux auteurs : ceux dont l'ensemble des œuvres se donne à lire comme le champ de l'heroic fantasy (à moins que l'on parle de « fantasy », tout court).
Un exemple, et une impossibilité d'accéder à la simplicité du modèle, sauf peut-être en créant un univers aussi cohérent mais situé encore ailleurs, comme ceux de Tolkien. Modèle et exemple car on peut considérer que, prenant en compte les éléments de diverses traditions, Morris en a proposé un composé alchimique neuf, et qui fera école.
Il est sans doute le premier à créer un « monde possible » dont le rapport de ressemblance avec le nôtre est extrêmement distendu – malgré des allusions internes à un moyen âge idéalisé – et dont la géographie est purement inventée, et donc symbolique 11.
Cet univers qu'il imagine, il le rend possible par une attention extrême portée au langage, et à son utilisation poétique. Ce qui a pour effet de donner du corps à ce qui ne serait autrement qu'un tour de force sans intérêt – et cela personne avant lui ne l'avait sciemment tenté 12.
Dans ce monde, la valorisation de la Nature est importante, et oppose par là des lieux de rêve aux paysages industriels qui s'imposaient alors en Angleterre. Dans cet univers, la magie, par les personnages de la Dame, du Nain et de la Jeune Fille joue un rôle prépondérant dans l'avancée de l'intrigue. Ce qui oriente l'intrigue c'est une quête, qui passe par une série d'épreuves qualificatives et purificatrices. Le but de cette quête est l'accomplissement d'un amour vrai et durable, par la réalisation duquel chaque individu doit tendre à se perfectionner.
L'influence du conte demeure éclatante chez Morris, il n'en est pas encore vraiment dégagé, comme le seront ses successeurs. Mais les éléments puisés dans le conte, il les emploie de manière originale.
La magie, par exemple, n'est plus un simple gadget qui transforme la citrouille en carrosse, elle acquiert une dimension par où Morris pose une interrogation d'ordre philosophique, portant sur la légitimité de son emploi et sur les leurres qu'elle peut engendrer : il en va pour lui de la magie comme de la beauté physique.
La Nature n'est plus simplement le lieu et le moyen d'un décor, d'un ornement : elle est en fait un acteur important du récit, sans être pour cela animisée.
Enfin l'axe de la quête n'est plus la simple recherche d'un objet du désir. Elle cesse de répondre uniquement à ces angoisses enfantines dont Bettelheim a montré les racines 13. Cette quête se présente comme un lieu de réponse à des interrogations d'adulte, sur les valeurs qui permettent aux hommes de vivre en société dans le cadre de relations humaines.
Ce ne seront pas obligatoirement ces ingrédients ni cette visée qui seront utilisés par les auteurs qui le suivront dans le monde de la fantasy, qu'il a ainsi balisée. Il n'est que de se reporter à Edgar Rice Burroughs, à Howard, Tolkien ou Moorcock pour se rendre compte à la fois de la présence du modèle de la fantasy initié par Morris, et d'en constater les utilisations diverses et originales qui en sont faites. Il leur manquera souvent, sauf dans les meilleurs des cas, une dimension à la fois poétique et engagée dans une lutte pour une certaine idée, assez idéale peut-être, de l'homme et de la femme.
De multiples auteurs, avec leurs qualités propres ont bien élargi et enrichi ce champ ouvert par Morris, mais ils sont loin d'en avoir fait disparaître l'intérêt dans une sorte de révérence obligatoire au grand ancêtre. La lecture de E.R. Burroughs, de Tolkien, de Moorcock et d'autres me paraît au contraire contribuer à donner une magnitude nouvelle à la lumière poétique qui émane de ces textes, qu'on aurait pu à tort croire enfouis dans un passé poussiéreux.
Notes : 1. MORRIS : The Wood beyond the World. Dover pub. N.Y., 1972 (facsimile of the Kelmscott Press lim. edition).
2. Lin CARTER : Introduction à The Well at the World's end. Ballantine. N.Y.,1970, p X ; Marc DUVEAU : L'Epopée fantastique, “heroic fantasy« . Presses Pocket. Paris, 1979, p. 15 (voir aussi Henri LOEVENBRUCK et Alain NEVANT : » les enfants de Rabelais « , préface à Fantasy. Fleuve Noir, 1998, pp. 439-466).
3. MORRIS : Nouvelles de nulle part. Ed. Sociales. Paris, 1961, p. 309.
4. Dont usera Roger Zelazny dans sa série des « princes d'Ambre ».
5. Maurice LEVY : Le roman gothique anglais. 1968, rééd. Albin Michel. Paris, 1995.
6. Ce qui est d'autant plus bizarre que Morris présente ensuite le catholicisme comme seul lieu du sens.
7. Les non chrétiens, comme le peuple des Ours, sont montrés comme des naïfs, prêts à croire en la vertu des sacrifices humains à une déesse, ils sont présentés comme des enfants. Le nain et son peuple sont décrits comme des animaux, leur taille anormale est un signe de méchanceté fondamentale. La Dame malgré sa beauté est un être mauvais : elle tue, elle asservit. En un mot elle n'est pas catholique.
8. Comme le souligne Ursula LE GUIN in The language of the night — Essays on fantasy and science fiction. S. Wood, éd. Berkley Books. N.Y., 1979, p. 89 : « Fantasy is a distancing from the ordinary ».
9. Je t'en prie, ne parle pas de lui quand je suis là, et même ne pense pas à lui » ; « Bien que tu m'aies vue pour la première fois uniquement durant cette heure, tu m'as donné ton cœur pour que je sois ta confidente et ta chérie » ; « C'est pourquoi je n'ai pas accepté que tu m'embrasses ou me caresses, aussi bien que j'aie douloureusement envie de toi ».
10. Ursula Le Guin, qui reconnaît la nécessité de trouver un langage adéquat dans le cadre des textes de « fantasy » remarque qu'il est aisé de voir cet effet en lisant des ouvrages écrits en ancien anglais, mais que c'est difficile à utiliser. Ceux qui s'y attachent se contentent le plus souvent de quelques formules, ou de quelques effets de vocabulaire. Op cit p 89. On peut cependant renvoyer aux expériences de Tolkien dans sa trilogie. Un problème semblable est rencontré par les écrivains chinois qui produisent des romans dits “de chevalerie« dans la Chine contemporaine. En particulier Jion Yong, qui avec son roman Lianchengjue (Le secret du Liangcheng 1963) reprend et modernise les anciens romans de chevalerie, avec chevaliers errants, de la dynastie des Tang ( IX° siècle av-JC). Voici qulques uns des titres de ses romans Bixuejian ( L'épée fidèle 1956) Tianlong babu (Les huit dragons célestes 1965). Dans ces textes, le rapport entre roman historique et romans proche de l'Heroic fantasy se pose de façon intéressante, s'agissant d'une culture non européenne. Il s'agit de mettre en scène les valeurs de la Chine ancienne, mais accordée à l'esprit chinois du XX°. Forme moderne du récit et thèmes classiques : tout ce qui peut susciter la nostalgie du lecteur, avec, dans le cadre d'une langue populaire et d'un style assez proche du parler actuel, insertion de poèmes de la littérature classique.
11. Ses successeurs présenteront des cartes avec des noms, des formes, etc., semblables aux portulans anciens.
12. Les écrivains du Moyen âge, à leur époque, parlaient la langue de leur temps. Les archaïsmes de langage que nous trouvons dans leurs textes n'est pas un effet qu'ils aient recherché ! ! !
13. Bruno BETTELHEIM : Psychanalyse des contes de fées. Laffont, 1978.
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