Le lecteur de fantastique — et amateur de peinture — lorsqu'il tente de se référer à tout ce qui est donné à voir, ici ou là comme « peinture fantastique », se sent frustré. Il éprouve de la difficulté à saisir qu'il existe bien une approche picturale du fantastique ou, dans le meilleur des cas, il a du mal à comprendre de quoi il s'agit exactement. A la limite, il ne peut pas voir le fantastique en peinture. On peut se demander d'où provient cette difficulté, car le cas de la peinture n'est pas isolé.
Louis Vax, par exemple, s'interroge sur l'existence d'une « poésie fantastique », et il ajoute — ce qui permet de généraliser le propos : « Le problème des rapports entre fantastique et poésie est difficile à cerner à cause de l'imprécision des termes et de la variété des choses. » 1 Remplaçons poésie par peinture et c'est là une assertion que nous pouvons prendre à notre compte.
Notons cependant que cette difficulté à cerner l'objet dont on est censé parler n'arrête pas les avancées éditoriales. On ne se contente pas d'éditer des ouvrages d'art sous les titre d'art ou de « peinture fantastique ». On publie des ouvrages sur l'architecture fantastique 2, la photographie fantastique 3, la BD fantastique 4, ou le cinéma fantastique. Cela n'est possible qu'en jouant sur « l'imprécision des termes », en niant « la variété des choses » et en posant ces photographies, ces peintures ou ces architectures comme s'il s'agissait d'objets dont l'existence s'impose avec la même évidence qu'un objet du monde — ce qui pose problème.
En fait, si la critique littéraire a plus ou moins balisé, pour le monde occidental, un corpus cohérent et y a mis au jour des modes de fonctionnement des fantastiques littéraires, ce travail est loin d'avoir été entrepris pour d'autres média 5.
S'interrogeant sur les conditions d'un fantastique iconique, Jean Arrouye écrit : « L'image visuelle, on le sait, n'est pas un lieu très propice au fantastique, effet diégétique par excellence, produit de l'avancée et de la complexité d'un texte. Or l'image se donne à voir d'un seul coup, il n'est pas possible d'y instaurer, par indices successifs, ce lent processus d'acclimatation qui... accoutume l'esprit à ce qu'il jugeait de prime abord inacceptable » 6.
Si on se fie à cet excellent connaisseur des choses de l'art, ou encore à Charles Grivel 7, on en déduit ceci. Seul le film pourrait se rapprocher, par son fonctionnement, de la dynamique fantastique propre au texte, à cause de l'aspect linéaire de son déroulement qui le place dans le cadre d'une diégèse. Seul donc il pourrait être interrogé par les moyens habituels de la critique littéraire, quitte à compléter celle-ci sur certains critères proprement filmiques.
La critique se trouve donc devant les termes d'une alternative.
Ou bien elle tente, par mille ruses, d'appliquer tels quels les procédés de l'analyse littéraire aux tableaux, et le résultat en est frustrant. Comment, en effet, capter dans un tableau la notion d'hésitation, constitutive du fantastique selon Todorov ? Comment, comme Grivel l'affirme, discerner dans un tableau qui demeure sous les yeux du spectateur, un « fantastique » qui lui « ne dure pas » 8 ?
Ou bien elle tente d'aborder les tableaux, supposés par hypothèse relever de la peinture fantastique, sous d'autres angles et avec d'autres outils mentaux que ceux relevant de l'analyse littéraire du genre.
Cette solution paraît la plus productive, elle a sans doute été initiée par les critiques picturaux. Pour nous en assurer, il nous semble nécessaire de remonter aux origines de cette catégorisation de tableaux comme « fantastiques », à savoir les premiers Salons où elle est employée.
I — Baudelaire ou le critique médiateur.
La littérature fantastique prend, en France, son essor après 1829, date des premières traductions d'Hoffmann, à qui Baudelaire consacre d'ailleurs un article 9. La première théorie sur le genre est due à Charles Nodier en 1830 10. Cette notion de fantastique devient à la mode dans les années qui suivent 11, et couvre un champ plus large, nourrissant la critique picturale. Pour des raisons de commodité, je me référerai à ce qu'en écrit Baudelaire.
Celui-ci, dans le Salon de 1846, rendant compte de L'assassinat nocturne d'Ignazio Manzoni insiste sur ceci : « Le fantastique ne gît que dans la manière dont la scène est représentée... ces demi masques blancs qui consistent en des nez gigantesques... donnent à cette scène d'épouvante un cachet des plus singuliers » 12.
Baudelaire consacre aussi un article à Goya dont il évoque « l'aspect général sous lequel il voit les choses est surtout fantastique, ou plutôt le regard qu'il jette sur les choses est un traducteur naturellement fantastique... l'atmosphère fantastique qui baigne tous ses sujets... l'élément rare qu'il y introduit, je veux parler du fantastique... l'épouvantement de la nature et des physionomies humaines étrangement animalisées... » 13. Plus loin il décrit un « paysage fantastique » de Goya, « mélange de nuées et de rochers. Est-ce un fragment de la sierra inconnue et infréquentée ? un échantillon du chaos » 14.
Le critique donne une description des tableaux qui semble objective comme ces « masques blancs », ces « paysages », ce « mélange de nuées et de rochers », et qui pourtant a pour visée de nous faire partager une émotion qui apparaît comme l'effet produit par le tableau sur un spectateur. Il donne plus à ressentir qu'à voir. De plus son discours est un moyen d'amener le spectateur à partager son sentiment devant l'œuvre, et non à la lui donner à percevoir comme telle. Loin d'être un critique explicatif, Baudelaire se pose en médiateur inspiré. Cette position en soi n'a rien d'original, c'est celle qu'avait prise Diderot dans ses Salons. Cependant, et pour ce qui regarde le fantastique, elle permet de saisir que les premiers spectateurs de ce qu'on nommera plus tard la peinture fantastique se placent au plan des émotions, et non de la réflexion théorique.
Il en résulte que les éditions de recueils de peintures fantastiques semblent le résultat d'un choix subjectif d'amateurs, dont la pertinence n'est pas avérée. De plus, le choix des peintures dans les divers ouvrages sont différents sans qu'une explication claire soit donnée du principe de cohérence choisi.
II — La peinture fantastique dans l'édition.
On trouve en librairie relativement peu d'ouvrages touchant à la peinture fantastique. En voici quelques-uns : Arts fantastiques de Claude Roy, L'art fantastique de Marcel Brion et Les peintres du fantastique d'André Barret, à quoi on pourrait ajouter nombre de monographies ici et là, et en particulier chez Taschen 15. Que nous proposent-ils ?
Claude Roy présente comme relevant du fantastique, et pour demeurer dans le domaine pictural, une suite d'items. Dans l'ordre : un détail de tapisserie française du XVIe siècle, un détail d'un tableau du douanier Rousseau, Figure blanche de Wassily Kandinsky, le dessin d'un schizophrène, une sirène gravure anglaise du XVIIe siècle, Masque de Paul Klee, un détail du Jardin des délices de Jérôme Bosch, le Carrousel à l'éléphant d'Antoine Caron, un lavis de Hugo, un Caprice de Goya, Les prétendants de Gustave Moreau etc. Comment cet inventaire hétéroclite est-il rattaché au fantastique ? Par le texte d'accompagnement qui s'intitule, modestement, Esquisse d'une philosophie du fantastique, qui a sa cohérence et s'inscrit — malgré des dénégations — dans le cadre de la pensée surréaliste, qui privilégie le merveilleux. Cela ne justifie en rien la pertinence du choix des tableaux ainsi réunis sous l'étiquette éditoriale d'arts fantastiques.
Qu'en est-il pour l'ouvrage d'André Barret ? Il commence par définir le fantastique comme lieu de manifestation d'une grande intensité, d'une émotion profonde : « Le monde du fantastique apparaît comme l'expression d'une aventure plus impulsive que réfléchie, tributaire de l'instinct plus que du calcul » (p. 8).
A l'hétéroclite de Claude Roy, Barret oppose une évolution historique des formes picturales qu'il désigne comme fantastiques. Il en voit les signes depuis l'aube des temps — avec une fresque provenant d'une grotte du Tassili — et jusqu'à nos jours, avec des dessins de Roland Topor et de Cardon. Les peintres, choisis ici, et qui renvoient pour Barret à ce qu'il nomme le fantastique, se situent dans une sorte d'univers transhistorique, où seules les formes évoluent sans que le rapport au monde qu'ils instaurent soit le moins du monde interrogé.
L'approche de Marcel Brion est thématique car pour lui « le fantastique revêt, dans les différences formes d'expression artistique, des aspects si nombreux qu'il ne peut être question de les recenser tous » (p. 7).
Cependant, comme les deux auteurs précédents, il pose le fantastique comme universel et intemporel : il en suit les cheminements depuis le Moyen Age jusqu'à nos jours, aussi bien dans les civilisations occidentales que chez les peintres d'Extrême-Orient. Mais à la différence des deux auteurs précédents, il décrit certains tableaux. Ou du moins il le fait croire, car sa description se développe rapidement en rêverie sur le thème choisi, et les tableaux sont cités à comparaître pour illustrer le cheminement, érudit et fantasmatique à la fois, de l'écrivain critique. Voyons ce qu'il écrit à propos de Goya : « Dans le monde de Goya de la »manière noire« et des gravures, les Disparates, les Désastres, les Caprichos, et dans la lithographie du Colosse, seul habitant d'un univers dépeuplé, chaque individu peut être un fantôme, un diable ou un sorcier » (p. 105).
Ce sont là des assertions ni vraies ni fausses, en tout cas invérifiables, car elles renvoient à une sensibilité devant un tableau plus qu'à une analyse de celui-ci.
Par des voies différentes donc, ces trois ouvrages donnent de ce qu'ils désignent comme l'art fantastique une image fondée sur l'arbitraire du choix des tableaux, c'est à dire sur la subjectivité totale des critères utilisés. Cet arbitraire est chaque fois abrité derrière un discours généralisant sur le fantastique — présenté comme moment d'une dynamique transhistorique qui engendrerait les œuvres — , discours qui tente de cacher l'arbitraire de ces choix au lieu de l'éclairer 16.
Pour autant, tout n'est pas à rejeter dans cette exploration des trésors picturaux. Ces recueils de trouvailles, même si la présence de nombreux items demeure immotivée ou discutable, forment un premier corpus de références à partir de quoi une discussion peut s'instaurer sur la possibilité de critères, comme sur la pertinence des instruments de la critique littéraires hors de leur champ habituel d'application.
III-Pour une approche discriminante
Avant d'engager une recherche des critères, il semble nécessaire de procéder à un premier tri dans les corpus hétérogènes ainsi rassemblés.
Tout en effet semble être mis sur le même plan posé comme prétendument « fantastique ». On trouve, en vrac :
— des têtes d'Archimboldo ou les têtes paysages d'un De Momper, ou encore les femmes fleuves des surréalistes — bien que ce soit là de simples jeux formels. Dans le même ordre on pourrait placer des tableaux à visée anamorphotique comme Les Ambassadeurs d'Holbein, car il s'agit de jeux relevant de l'esthétique baroque,
— des détails de tel tableau de Bosch ou du retable d'Issenheim, bien que ce soient là des illustrations plus ou moins cryptées de tel ou tel point de doctrine chrétienne dont le sens nous échappe aujourd'hui,
— des tableaux du type « la jeune fille, le miroir et le squelette » qui sont des vanités à vocation allégorique et morale,
— des tableaux illustrant des scènes littéraires comme La Lénore de Burger, ainsi que des tableaux qui n'ont de fantastique que le sujet, à condition que le titre y soit présent, comme certaines variantes du Cauchemar de Fussli.
Nous sommes en droit de nous interroger sur la qualité de « fantastique » que l'on nous présente comme évidente et la même pour ces tableaux. Comment faire ?
Un premier abord de la question a été initié par Roger Caillois. Dans Au cœur du fantastique, il a proposé une première grille discriminante. Il distingue plusieurs classes relevant d'un vaste domaine qu'il nomme « fantastique » au sens le plus large. Il y distingue cependant en premier lieu le fantastique de parti pris : « Œuvres d'art créées expressément pour surprendre, pour dérouter le spectateur, œuvres qui relèvent de la décision consciente : jeu, pari ou résultat d'une esthétique. » Appartiendraient à cette classe aussi bien les tableaux de type anamorphotique comme Les Ambassadeurs que les figures archimboldesques.
En second lieu le fantastique d'institution qui met en forme « l'imaginaire des contes des légendes, l'imagerie pieuse des religions et les délires de la démence » 17.
A quoi j'ajouterai le cas intéressant mais discutable des tableaux surréalistes, ceux de Max Ernst en particulier, dont le rapport au fantastique n'a jamais été revendiqué, puisque les surréalistes préféraient, on le sait, parler de « merveilleux ». Ce n'était pas une simple question de vocabulaire.
A ces fantastiques prévisibles ou codés, Caillois oppose, ce que déjà Baudelaire avait pressenti devant Goya, à savoir « un fantastique insidieux » (p. 77). Mais à la différence de Baudelaire, il tente d'en donner une explicitation. Le résultat en est une suite d'approches par la description de quelques tableaux qui entend déboucher sur une tentative de systématisation.
Ce qui ressort pourtant de ces analyses, les meilleures faites jusqu'ici, c'est la difficulté où l'on se trouve à classer les œuvres en fantastique ou non, selon des critères solides.
Ce que l'on peut faire, en suivant les hypothèses de Caillois, c'est éliminer certaines œuvres des corpus, quand elles relèvent du « fantastique de parti pris » ou du « fantastique d'institution ». Et, avec celles qui demeurent, avancer sur la voie d'une recherche à propos de ce « fantastique insidieux ». Ou si l'on préfère le dire avec les mots de Saura, un fantastique « non illustratif », si l'on entend par illustratif « l'excessive résonance littéraire d'une œuvre picturale » 18.
Une fois ce déblayage fait, il reste une multitude assez disparate de tableaux, et si nous avons pu nous appuyer sur Caillois pour trier et éliminer, reste à savoir qu'il nous fournit des critères pour analyser comme fantastique ce qui demeure. Or il ne donne en rien des critères solides pour justifier le choix des tableaux que l'on retiendrait comme fantastiques. Que faire pour éviter de retomber dans les défauts que l'on a reprochés aux compilateurs des recueils, sur quoi nous nous appuyons malgré tout ? Pour éviter de retomber dans l'ornière d'une opposition drastique entre les « collectionneurs-éditeurs » et les « amateurs critiques », il est souhaitable de montrer qu'un dialogue fructueux peut s'établir entre l'intuition des amateurs et le désir d'analyse des critiques littéraires.
IV Un bilan et un dialogue
Bien que les critiques du fantastique se soient surtout intéressés à son aspect littéraire, ils ont laissé quelques portes ouvertes à ce qui regarde l'iconique. Pour Grivel, par exemple « le fantastique déborde la littérature » (p. 7) ou encore « il n'y pas de fantastique que de récit » (p. 28). Il affine par ailleurs certaines des intuitions de Baudelaire ou de Caillois : « Il n'y a pas à proprement parler d'image fantastique, dès que c'est montré ce ne l'est plus, il n'y a pas non plus d'objet fantastique avéré ou décrit » (p. 191). Ce qui en un certain sens justifie l'hétéroclite des collectionneurs. Cependant, il insiste sur deux points importants. D'une part une espèce d'aporie : « le fantastique est ce que l'on ne voit pas mais que l'on se représente : le trop, le pas assez, le double, le manque » (p.107) et d'autre part que n'importe quoi peut engendrer le fantastique, car le fantastique « se réfère à l'effet qu'il engendre » (p.186). C'est retrouver là l'intuition d'Ernest Hello 19, que le fantastique est dans le regard plus que dans l'objet.
En somme, passant de la littérature à l'iconique, nous sommes confrontés à ceci : le fantastique est un genre littéraire, mais les tableaux qui produisent des « effets de fantastique » ne participent d'aucun « genre » précis. Ils sont simplement des objets qui produisent ce qu'Alain Charreyre Méjan nomme « le sentiment du fantastique » 20.
Cela entraîne comme différence que le fantastique iconique, en tant que rapport « panique » devant la réalité du monde, semble être présent de toute éternité 21, alors que le fantastique en tant que genre littéraire prend naissance à l'époque romantique 22.
On en déduit qu'il serait anachronique et non pertinent d'appliquer les règles de fonctionnement de l'avatar littéraire pour rendre compte de l'ensemble du domaine. Tout comme il serait illusoire de ramener le fonctionnement du texte fantastique à l'inventaire de ses contenus archaïques 23.
Posons encore une assertion, qui dérive de ce qui précède : il n'existe pas un mode unique de production de l'effet fantastique dans les tableaux, et le mode d'approche n'en est pas univoque. La grille de Roger Caillois permet d'éliminer de ce corpus tout ce qui relève de l'allégorique, du purement ludique, ou du simplement illustratif. Tous les moyens de produire ce « sentiment du fantastique » ont à voir avec ce qui est représentable. Mais il faut que ces œuvres fassent ressentir l'impression qu'il existe un en deçà du représenté. Ou, comme le dit Alfonso Bioy Casares, le tableau doit laisser percevoir « une lézarde dans la face imperturbable de la réalité ». Ce que Louis Vax nomme « le moment fantastique » et qu'il signale dans certaines de ses descriptions de tableaux.
Quelques propositions
Je me propose de baliser le domaine des productions picturales recensées, ici et là, comme « fantastiques » (après avoir éliminé les scories, selon le crible de Caillois). Le but est de donner à voir le vaste spectre des productions restantes dans le cadre d'une classification, dont je n'ignore pas qu'elle est à affiner — ou à contredire — , mais qui propose autre chose qu'un choix entre l'hétéroclite de Claude Roy, le thématique de Marcel Brion ou l'historique d'André Barret.
Je m'appuierai sur des exemples de tableaux afin de constituer les « chefs de rayon » d'autant de classes pour faire ressortir les divers moyens d'expression picturaux produisant ces effets fantastiques 24.
Le manque dont parle Grivel et que l'on peut percevoir dans le fameux tableau de L'île des morts de Böcklin comme devant Mañana de Pascua de Caspar David Friedrich 25.
Ce que Louis Vax nomme l' « expressivité des choses mêmes », on en a la sensation devant le pastel d'Odilon Redon intitulé La coquille, comme devant Le bœuf écorché de Soutine, ou telle nature morte d'Oudry, Les pantoufles de Van Hoogstraten ou Coupe avec figues de Giovanni Garzoni 26.
L'effet de fantastique peut provenir d'une impression angoissante d'un instant figé, mais prêt à sombrer en nous entraînant dans sa chute — on peut aussi bien penser à certains tableaux de Francesco Désiderio comme Explosion dans une église 27.
Il peut nous figer dans une éternité comme dans les tableaux de Paul Delvaux comme La voie publique ; les toiles « métaphysiques » de Giorgio di Chirico ou Les mimosas en fleur de F. Valloton. Il peut nous enserrer dans une circularité énigmatique, comme devant L'hiver de Poussin 28.
On peut aussi voir surgir devant certains Magritte le jaillissement de l'impensable — comme dans La reproduction interdite, ou les paysages du Domaine d'Arnheim 29 — une impression de bouleversement des repères. En cela ces tableaux de Magritte se différencient des « fantaisies oniriques » de certains Max Ernst, qu'il est difficile — à mon avis — de faire entrer dans une catégorie du fantastique 30.
Par ailleurs, l'effet fantastique peut naître de styles picturaux opposés.
Il se manifeste par l'aspect hystérique de certains tableaux romantiques comme L'arbre aux corbeaux de C.D. Friedrich ou expressionnistes comme Le Cri de Nolde.
Mais il peut advenir par la représentation du banal poussé à ses limites, celles, extrêmes, d'une normalité chez des hyperréalistes comme Edward Hopper 31.
Il peut aussi se constituer par la représentation minimaliste d'objets comme une Nature morte de Morandini, tout comme de l'hyperbolisation des fleurs d' Arums de Tamara de Lempika 32.
Cette nouvelle approche classificatoire ne permet pas, à coup sûr, d'épuiser le sujet. Elle n'a pas pour visée de constituer un nouveau musée de la peinture fantastique. Elle tend simplement à classer les œuvres en fonction de certains effets produits, qui relèvent tous de ce qu'on nommera « les sentiments des fantastiques divers », en liaison plus ou moins claire avec les instruments de la critique littéraire.
Conclusion
En revanche, on ne verra rien de fantastique dans les déformations que fait subir Picasso aux divers éléments, qu'ils soient des objets, des paysages ou des visages.
La question peut toutefois se poser devant certaines têtes de Francis Bacon, comme Le portrait de Michel Leiris 33.
Pourquoi éliminer Picasso ? Parce qu'il se situe dans une perspective de représentation de ce qui est, dont il pousse la représentation jusqu'à l'outrance des déformations possibles, sans que le désir d'un en deçà soit perceptible.
Pourquoi se poser la question devant Francis Bacon ? Parce qu'il donne l'impression que la toile peinte est le lieu d'une interrogation qui porte sur autre chose que la représentation 34. Qu'elle est là comme un signe de la présence d'un ailleurs dont elle participe à sa manière : elle est la trace d'un mystère possible.
A peine ai-je dit cela que je me vois en train de gloser non pas sur des faits objectifs mais sur des impressions. Impressions qui, de plus, sont nourries d'un savoir sur la connaissance biographique et critique des peintres en question. Mea culpa.
Le fantastique, en peinture, n'est pas une donnée première, qui touche le spectateur d'emblée en tant que tel. C'est un fait culturel, qui permet au spectateur de dépasser l'impression première de bizarrerie produite par un tableau non mimétique, et qu'il va interpréter avec ce qu'il connaît de la peinture, de ses formes, de ses thèmes, de son histoire.
Dans L'Art Magique, André Breton 35, après une longue analyse ainsi que de merveilleuses reproductions, et afin de conforter ses intuitions à propos de ce qu'il envisage de proposer comme « art magique », envoie un questionnaire de cinq items à un nombre important d'amateurs. Les réponses signalent toutes la difficulté de répondre à la question, si ce n'est en prenant parti sur les termes d' « art » et de « magie », ce qui entraîne loin. Je pense qu'une série de questions portant sur la notion de « peinture fantastique » aboutirait à des réponses de même type.
L' « effet de fantastique », c'est ce qui, au terme d'un envoûtement devant le tableau, demeure quand on a épuisé toutes les significations possibles en termes de savoir, et que demeure un trouble, un malaise, ainsi que le sentiment d'avoir frôlé quelque part des domaines inquiétants, peut-être la sphère impensable du réel dont parle Clément Rosset.
D'où la difficulté de rencontrer, puis de voir, le fantastique en peinture.
Notes : 1. VAX (Louis) : Le fantastique poétique, in Les chefs-d'œuvre de la littérature fantastique. PUF, 1979, p. 166.
2. Les bâtisseurs de rêve. Pour une architecture fantastique. Ed du Chêne, 1980.
3. COLOMBO (Attilio) : La photographie fantastique, éd. Contrejour, 1979. L'auteur, qui préface un catalogue d'exposition de photos dites fantastiques, soutient qu'elles ont pour but de créer « un réalisme fantastique », de « construire un nouvel univers d'objets » et de « rendre plausible l'absurde ». Ceci en s'appuyant soit sur l'automatisme psychique, soit en mettant en image des cauchemars. Le tout à l'exemple des « tableaux énigmes d'un Delvaux ou de Magritte ».
4. PICOT (Jean Pierre) : Richard Corben metteur en cadre d'Edgar Poe : La chute de la maison Usher en bande dessinée. in La littérature et les arts (Florent Montaclair éd.), centre UNESCO d'études pour l'éducation et l'interculturalité, Université de Besançon, 1997, pp. 55-65.
5. DORIVAL (Bernard) : Le fantastique dans l'art d'Odilon Redon. Journal de Psychologie, n°1-2, janvier — juin 1983, PUF, pp. 5-28.
6. ARROUYE (Jean) : Rapsodie Ropsienne. in Eros et fantastique. CERLI, Presses de l'Université de Provence, 1990, pp. 93-96.
7. GRIVEL (Charles) : « Il n'y a de fantastique que de récit ». Fantastique-Fiction. PUF, 1992, p. 28.
8. ibid, p. 43.
9. BAUDELAIRE (Charles) : Baudelaire critique d'art. Folio/essais, 1992. De l'essence du rire, ch. VI.
10. NODIER (Charles) : Du fantastique en littérature. Revue de Paris, 1830.
11. CASTEX (Pierre Georges) : Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant. Corti, 1951, ch. IV : « L'âge d'or ».
12. BAUDELAIRE (Charles), op. cit. p. 112.
13. ibid, pp. 227-228.
14. ibid p. 229. Il s'agit de planches des Caprices.
15. ROY (Claude) : Arts fantastiques. Delpire, 1960 ; BRION (Marcel) : L'Art fantastique. Albin Michel, 1961 puis 1989 ; BARRET (André) : Les peintres du fantastique. Ed. de l'amateur, 1996.
16. En revanche, dans son chapitre consacré à l'art fantastique, Louis VAX (L'art et la littérature fantastique, Que sais-je ?, 1963) décrit de façon claire et sans lyrisme quelques tableaux réputés fantastiques.
17. CAILLOIS (Roger) : Au cœur du fantastique in Cohérences aventureuses. Idées, Gallimard, 1976, pp. 72-73.
18. SAURA (Antonio) : Francis Bacon et la beauté obscène. Séguier, 1996, p. 15.
19. HELLO (Ernest) : Le genre fantastique. Revue de Paris, 1858-1859, p. 36.
20. CHARREYRE-MEJAN (Alain) : Le réel et le fantastique — Essai sur les limites du descriptible. Lille, 1992 : « Nous nous sommes demandés ce qui arrive au fond dans le sentiment du fantastique... entendant par là : la prise en considération de ce que nous pouvons nous représenter lorsque nous prononçons le mot dans les circonstances qui l'appellent et l'impliquent » (p. 9).
21. VAX (Louis) : L'art et la littérature fantastique signale un fantastique moyenâgeux, qui s'exprime dans la sculpture et la peinture, et se trouve donc antérieur au fantastique littéraire (op .cit. p.39).
22. Ce qui justifierait la présence d'illustrations dites « fantastiques » depuis les grottes préhistoriques jusqu'à nos jours.
23. MOLINO (Jean) : Le fantastique entre l'oral et l'écrit. Europe n°611, « Les fantastiques », mai 1980, pp. 32-41.
24. A la manière dont procède Charles SCHAETTEL dans L'Art Naïf. Que sais-je ?, n°2824, 1994.
25. Museo Thyssen Bornemisza, Madrid.
26. La Coquille, musée d'Orsay. Le bœuf écorché, musée de Grenoble. Butor et perdrix hardés par un chien blanc de Oury et Les pantoufles, musée du Louvre. Coupe avec figues de Giovanni Garzoni. On peut ajouter à cela Gustave Doré : Lac d'Ecosse en montagne, Musée de Grenoble.
27. Monsu Desiderio : Explosion dans une église. Collection FF Madan, Londres (cité par Claude Roy).
28. Paul Delvaux : l'Acropole, Nicolas Poussin : L'hiver ou le déluge, musée du Louvre.
29. René Magritte : La reproduction interdite, Edward James Foundation (GB) ; Le domaine d'Arnheim, collection de Madame Magritte, Bruxelles.
30. Marx Ernst : La toilette de la mariée, Fondation Guggenheim, Venise.
31. Friedrich (C.D.) : L'arbre aux corbeaux, musée du Louvre ; Edward Hopper : Midi, Dayton Art Institute, Ohio, Dayton.
32. Giorgio Morandi : Nature Morte, soeurs Morandi, Bologne. Tamara de Lempica : Les Arums, musée national d'Art Moderne Georges Pompidou.
33. Francis Bacon : Portrait de Michel Leiris, Centre national d'art moderne Georges Pompidou.
34. VAX (Louis) : L'art et la littérature fantastique. « Le fantastique... renvoie à autre chose qu'à lui même. Un tableau... parle de ce qui n'est pas lui même » (op. cit. p. 36). Disons qu'il est un signe pictural qui renvoie à d'autres signes situés ailleurs.
35. BRETON (André) : L'art Magique. Phébus, Paris, 1991.
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