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Jules de Grandin et Thomas Carnaki : enquêtes dans le monde de la surnature

Roger BOZZETTO

nooSFere, novembre 2002

          Il n'y a rien d'irrévérencieux à présenter nos deux héros dans l'exercice de leur sport favori, le métier de détective, même s'ils vont ainsi se frotter au Surnaturel et donc permettre aux auteurs de tirer de ces rencontres avec la Surnature de quoi créer des « effets de fantastique ».
          Comme Sherlock Holmes, par endroits leur ancêtre, on les saisit surtout par leurs actes, bien qu'on nous laisse entendre, ici ou là, qu'ils sont autre chose que de simples chiens de chasse. Aucun d'eux, à la différence de Sherlock Holmes, ne se drogue pour mieux réfléchir ou ne joue du violon quand il s'ennuie. Ils ne passent pas leur temps non plus à se cirer les moustaches comme Hercule Poirot, et encore moins à se demander comment payer le loyer du bureau comme les héros de Chandler. Ils ne sont pas non plus employés d'une agence comme les détectives de Hammet. On ne sait pas de quoi ils vivent, mais ils vivent bien, et, comme pour Hercule Poirot ou Sherlock Holmes, ils sont aidés par la police, à qui ils confient quelques tâches subalternes. Tous deux sont attirés par les mystères, et leur réputation leur vaut des demandes d'intervention pour chaque cas singulier qui semble échapper à la routine policière, comme l'explique fort bien Dupin dans « La Lettre volée » 1. Cependant on ne les confond pas.
          Jules de Grandin adore la boisson — le cognac en particulier — alors que Carnaki est plutôt attiré par la bonne chère. Jules de Grandin, qui a une formation de médecin, se produit surtout aux Etats-Unis malgré ses origines françaises. Il est flanqué d'un ami et acolyte, médecin lui aussi, le docteur Trowbridge — comme une sorte de Watson qui n'aurait pas en charge de rapporter les aventures de son héros, mais qui y participe 2. Thomas Carnaki l'Anglais, en revanche, agit seul et non sous le regard d'un témoin. Cependant à l'issue d'un bon repas en compagnie de quatre commensaux dont le dénommé Hodgson, qu'il convoque chez lui à Londres au 472 de Cheyne Walk, près de l'Embankment — et un peu à la manière dont se comporte l'Explorateur du temps de Wells — il condescend à narrer ses exploits 3.
          Voilà pour ce qui peut constituer une sorte d'introduction aux deux héros que nous nous proposons maintenant d'étudier, aux univers qu'ils sont amenés à fréquenter, qu'ils font partager aux lecteurs.

          Deux personnages singuliers

          Seabury Quinn a publié, entre 1925 (« Terreur au golf ») et 1951 (« The Ring of Bastet »), une centaine d'aventures de Jules de Grandin dans de nombreuses revues, à quoi s'ajoutent des rééditions en recueils ou dans des revues différentes de celles de la première parution 4. Au fil des aventures, et par une sorte d'effet mécanique, il est évident que le personnage ne pouvait que s'étoffer. Cependant dès la première aventure où il apparaît 5, quelques traits le rendent reconnaissable entre tous. Il est présenté sur le lieu d'un meurtre comme « un étranger » 6, « De Grandin, de la police parisienne », et disposé à aider la police, représentée ici, à Harrisonville — sorte de bourgade des USA — par le sergent Costello. Le docteur Trowbridge, qu'il rencontre alors, l'adoube. Il le reconnaît comme « le professeur Jules de Grandin, l'auteur de L'évolution accélérée » (p. 19) 7. Il nous est présenté par l'œil du médecin comme « blond » mais aux « sourcils châtain foncé » 8, taille au-dessous de la moyenne, mais avec un maintien militaire, une moustache blonde cirée, des yeux de chat aux aguets, qui peuvent devenir « féroces », et une démarche féline. Il se définit comme « scientifique » avant d'être criminologue. Par la suite il parsème ses réflexions en langue anglaise d'interjections françaises de type « n'est-ce pas », ou « hein », et de jurons de type soit ancien (« morbleu », « nom d'une pipe ») ou surréalistes (« nom d'un fusil » ou « nom d'un rat mort »). Dans d'autres aventures nous aurons droit à « nom d'un chou vert », « par la barbe d'un bouc vert », « mort d'un chat », « mort d'un crapaud » ou « par la barbe d'un druide » 9. Dans « La malédiction de Broussac » nous apprenons qu'il est l'un des meilleurs anatomistes et physiologistes de la Faculté de médecine de Paris, qu'il a fait partie des services de renseignement pendant la guerre (de 1914), et que son passe-temps consiste en des enquêtes dans le monde de l'occulte, grâce à quoi il est très connu. Ajoutons qu'il porte un chapeau vert, incliné sur l'oreille droite, un pardessus de « tweed gris à col de chinchilla », et une canne d'ébène, et qu'il chausse dans sa chambre des « pantoufles violettes en peau de serpent » 10. On peut aussi ajouter, à lire ces aventures, où il joue le rôle principal, qu'il apparaît doué d'un « ego phénoménal » qui se manifeste surtout dans son besoin incoercible de pérorer 11, mais il manifeste parfois de l'enjouement : il est capable de « danser littéralement d'impatience » et sait raconter des « histoires drolatiques ». Une « merveilleuse gouvernante », Nora MacGinnis, lui prépare des desserts sucrés qu'il engloutit. Il est célibataire, mais cela ne l'empêche pas d'apprécier la beauté féminine 12. Même si c'est la narration qui semble prendre en compte certaines descriptions, c'est bien un regard avide qui se pose sur le corps « nu et brillant » de Mademoiselle Adrienne, du château de Broussac : « Un de ses bras était levé en un geste d'abandon ; de l'autre main elle caressait quelque chose qui ondulait devant elle... elle chantait — une mélopée sensuelle, envoûtante » (p. 80). Ce qui ne l'empêche pas d'être assez puritain. Dans « La fiancée du démon », les jeunes filles enlevées sont toutes « d'une nature indépendante, se complaisant dans l'émancipation nouvelle de leur sexe » en relation avec « la Ligue militante des sans dieu financée par le gouvernement soviétique » 13.
          Par ailleurs il se révèle homophobe : si Anna se révèle comme poltergeist dans le conte du même nom, c'est qu'elle a été « l'esclave de ses passions, dominée par l'amour interdit de Lesbos » 14.

          Thomas Carnaki, qui est anglais et vit à Londres, est moins extérieurement pittoresque, de plus il n'apparaît que dans neuf nouvelles. Rappelons que Hodgson est mort à la guerre en 1918, à quarante ans, et qu'il a écrit toute son œuvre en une dizaine d'années. On peut imaginer que le personnage et ses aventures auraient été développés si Hodgson avait vécu. Carnaki n'est pas reconnaissable à son physique, ni à des tics de langage, on ignore d'où il tient son savoir, s'il exerce ou a exercé un métier, quels sont ses liens avec les femmes. On ignore même qui prépare les repas auxquels il invite ses quatre commensaux habituels, à 7 heures précises, dans son logement et où le seul Hodgson est institué en tant que narrataire interpellé 15. Une seule nouvelle fait référence à une dimension personnelle, qui renvoie à ses débuts. Il s'agit de « Le mystère de la maison hantée », où Carnaki se peint encore assez jeune, et vivant depuis deux ans dans une petite maison sur la côte Sud de l'Angleterre, auprès d'une mère qu'il « taquine » et avec qui existe une grande complicité : il lui dit bonsoir en ajoutant « mère chérie ». C'est le seul moment aussi où il dit avoir l'habitude de « veiller tard » et de « travailler » mais on ignore à quoi, si ce n'est qu'il « écrit quelques lettres » (p. 106). Cette histoire nous donne à entendre sa voix « étrangement monocorde » (p. 105). Par ailleurs, après le repas — passé au salon et installé dans son fauteuil et fumant sa pipe, Carnaki raconte « des histoires de toutes sortes, dont chaque mot était la pure vérité, bien qu'elles fussent remplies de faits insolites » (p. 190). Son récit terminé, et bien qu'avec un ton amical, et de bonne humeur, il se débarrasse de ses invités avec la formule « Allez, tout le monde dehors, j'ai envie de dormir ».
          Donc, deux personnages assez différents, qui n'ont en commun que de s'attaquer à ce qui semble être des énigmes et qui sont parfois des mystères. Ces faits troublants sont parfois naturels quoique insolites, mais ils font apparaître dans notre monde des fissures incompréhensibles où semblent se tapir, prêtes à jaillir, des monstruosités innommables qu'ils combattent, à la demande de la police ou de particuliers.

          Deux détectives originaux et différents

          Tous deux présentent des traits communs avec des détectives qui, comme Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Sam Spade ou même Harry Dickson, affrontent des énigmes, et parfois même des mystères. Cependant Sam Spade et les détectives du roman d'action « tough » ne se heurtent qu'à des énigmes et des violences humaines, jamais enrobées des voiles de la légende ou de la Surnature. Si Hercule Poirot affronte des énigmes, il les résout intellectuellement par l'activité de ses « petites cellules grises », et si l'on trouve çà et là dans ces aventures des apparences mystérieuses, elles sont explicitées par la suite, ou ne sont là que pour servir de cadre allégorique aux exploits du détective 16. Il en va de même pour Sherlock Holmes, à la différence près que, comme Harry Dickson, ces détectives affrontent physiquement les forces du mal. Harry Dickson est même, en de nombreuses occasions, prisonnier, et en danger de mort. Nos deux détectives sont bien sagaces comme Hercule Poirot, hommes d'action comme Sherlock Holmes, mis en danger de mort comme Harry Dickson. Mais s'ils le sont ce n'est pas tant à l'occasion d'affrontement avec des individus, ou des bandes armées, que par leur confrontation à l'indicible des monstruosités de toutes sortes. C'est ce qui peut justifier le titre choisi pour le recueil de Seabury Quinn au Fleuve Noir, mais qui pourrait aussi bien s'appliquer à celui de Hodgson : « Sherlock Holmes du surnaturel » 17. Cependant, cette parenté ne doit pas occulter le fait que ce sont deux détectives très différents.
          Jules de Grandin, au moins dans les anthologies traduites — mais la lecture des titres des autres nouvelles confirme cette impression — se meut dans un univers balisé par des croyances de type mythologique — scientifique ou religieuse — facilement comprises par le lecteur moyen. Ce sont par exemple, pour la mythologie scientifique, des références à la bestialité dans l'homme, révélée par la greffe de glandes de singe — allusions à la fois au Docteur Moreau et à des expériences de rajeunissement tentées à l'époque. Ou encore l'utilisation du radium pour contrer les fantômes surgis du passé 18. Concernant la dimension de mythologie religieuse, ce peut être la religion égyptienne avec « Les descendants d'Ubasti » ou l'Orient avec « La mort venue de loin » ; les sorciers chrétiens dans « La malédiction de Broussac » ; les messes noires des Templiers dans « La chapelle de l'horreur mystique ». Tout aussi bien ce sera le paranormal avec l'hypnose, les drogues de « La fiancée du démon », ou les phénomènes paranormaux avec « Poltergeist ». Dans tous les cas, la conclusion du récit est euphorique : Jules de Grandin a vaincu le mal, et le voici en route pour de nouvelles aventures, que Seabury Quinn, sous sa casquette d'auteur omniscient, se fera un plaisir de lui offrir, ainsi qu'au lecteur des pulps où il est édité.
          Carnaki raconte à ses commensaux qu'il affronte des entités monstrueuses. Disons qu'elles sont moins stéréotypées, et qu'il se bat contre des « choses », à propos de quoi il n'est pas toujours certain de les avoir vaincues. Il y parvient certes dans « La Porte », dont le titre anglais est plus explicite (« The Gateway of the Monster »), en réussissant à désactiver la fameuse « porte d'entrée » du monstre dans notre dimension ; il réussit de même à exorciser « La chambre qui sifflait ». Dans « La maison parmi les lauriers » il démonte une machination strictement humaine. Mais dans les autres nouvelles, s'il parvient à éviter le pire, il ne réussit ni à élucider ce qu'est exactement la chose — pensons à « Le mystère de la maison hantée » — ni à rendre impossible le retour de cette « chose », comme cela apparaît dans « Le cheval de l'invisible ». Carnaki conclut ainsi le récit de « Le Jarvee », ce bateau qui semblait attirer sur lui on ne sait quelle malédiction, et qui finit par couler après son intervention, qui en sauve l'équipage : « Nous ne faisons rien de plus que spéculer sur les côtes d'un pays qui nous est inconnu et qui est rempli de mystère » (p. 218).
          Le fait que les récits de Carnaki soient à la première personne, et qu'il en est le héros, permet au lecteur une identification plus grande que dans les aventures de Jules de Grandin. Le « nous » de cette citation en est ici un exemple.

          Deux détectives à l'œuvre

          Jules de Grandin
          Il a les yeux de Sherlock : il examine avec attention les lieux, les objets, et quitte à passer pour « fou » (p. 28), il pose des questions et offre des réponses d'abord incompréhensibles puis éclairantes. Ainsi dans « Terreur au golf » pose-t-il la question : comment des poils de singe peuvent-ils se trouver « dans la blessure du jeune Manly » ? On le voit enquêter : « j'ai comparé la peinture... c'est la même ». Et le résultat en est la prise en main d'une carabine Winchester, des balles spéciales, un tir qui abat le monstre, puis la destruction — dans le laboratoire du savant fou — des « affreuses potions » qui transforment l'homme en singe et font de cet hybride un assassin. Il n'hésite pas à affronter en duel, dans « La malédiction de Broussac », un démon en forme de serpent, à l'aide d'une « sainte épée » de Jeanne d'Arc, brandie au moment où le serpent démon se penchait avec avidité sur le corps de la jeune fille nue sur l'autel : « Autour du mince torse virginal... le corps tacheté d'un serpent géant » dont « la langue brillante se dardait pour lécher légèrement les lèvres entrouvertes de la jeune fille » (p. 80).
          Il affronte aussi — dans « La chapelle de l'Horreur mystique » — les Templiers devenus démoniaques et adorateurs de Cythère, à l'aide d'un « rameau bifide » et sacré, celui de l'aubépine sacrée de Glastonbury puis, après un relatif échec, d'un « étrange tube » contenant du radium. Dans « La malédiction d'Everard Maundy », il combat un cadavre à l'aide de sa canne épée, et le texte le met en scène dans ce difficile exercice : « La lame d'acier, à la vitesse de l'éclair, s'enfonça jusqu'à la garde dans l'épaule du cadavre.... la chose morte continua d'avancer » (p. 123).
          Ailleurs, dans « Poltergeist », il exorcise, avec un rameau de gui, une vampire « au museau de renard et aux ailes de chauve souris ». Mais rares sont les moments où il fait intervenir des ouvrages, des savoirs, ou des pratiques renvoyant à des sciences occultes ou des grimoires.
          Cependant il se sert de légendes pour expliquer à sa manière le pourquoi de certains de ses choix. Dans « La malédiction d'Everard Maundy » par exemple, il s'appuie sur la légende rabbinique de Lilith, mère des esprits mauvais, et rapproche leur « immatérialité » de la réalité suivante : nous ne savons pas ce qu'est la matière. L'électricité est-elle matérielle ou non ? Elle agit pourtant dans le monde matériel. L'analogie avec la « matérialité » des esprits du mal est ainsi cautionnée. Ce qui lui permet d'affirmer que demeurent vifs les restes d'anciens cultes ou d'anciens dieux, « une race à part créée par une déesse à tête de chat » (in « Les descendants d'Ubasti », p. 192). Et donc qu'ils puissent se retrouver ailleurs, dans la petite ville d'Harrisonville par exemple, n'étonne personne. Dans « Poltergeist » il pose la question des limites de la connaissance sur les « pouvoirs » de la Nature et sur le fait qu'on en ignore les limites. Cela signifie que seuls parlent de « surnaturel » les gens qui « manquent de bon sens » (p. 147).
          Qu'en déduire, sinon que le système sous jacent de ces récits est celui de l'intrusion 19. En d'autres termes, le mal vient de l'étranger, de l'autre, qu'il soit oriental, slave, roumain, égyptien ou allemand, et ceci qu'il soit venu de son propre gré ou que, comme dans « La Chapelle de l'Horreur mystique », il ait été importé avec les pierres d'un ancien temple. Et le remède contre ce mal, c'est la lutte, si possible physique, mais parfois intellectuelle. En témoigne sa capacité d'instaurer des liens explicatifs, et donc d'en déduire une conduite, par exemple entre des légendes passées et les monstruosités présentes. Il est ainsi présenté comme apte à relier des faits en apparence incongrus : des poils de singe dans une blessure et une possible transformation humaine ; une main qui dessine, malgré elle, des choses et des scènes et un éventuel retour des desservants d'un temple paganisé etc. Ajoutons que le héros, sans reproche, est aussi presque sans peur. Seuls les comparses tremblent, s'étonnent, sont stupéfaits, comme Trowbridge, pourtant courageux. Quant à l'explication de certains actes, inexpliqués sur le moment, ils viennent conforter le savoir de Trowbridge et du lecteur, en liaison avec du savoir de Jules de Grandin issu de sa vaste culture mais dont les sources demeurent cachées. Voyons par comparaison Carnaki dans ses œuvres.

          Carnaki
          Ses récits sont contés à la première personne, ce qui donne au lecteur l'impression que le personnage est très humain. Ainsi, Carnaki avoue parfois avoir peur : « Une horrible terreur glacée s'empara de moi... vous connaissez cette sensation » (« Le mystère de la maison hantée », p.157), « je me retournai en proie à une terreur démentielle. Une tête de cheval monstrueuse » (« Le cheval de l'invisible », p. 178). Il dit ne plus savoir parfois où il en est : « J'étais totalement dépassé » (« Le verrat », p. 245). Il se sent envahi par le mal qu'il combat, par « cette sensation de souillure psychique dont tout être humain sain de corps et d'esprit qui entre en contact avec certaines monstruosités du dehors fait inévitablement l'expérience » (« Le verrat », p. 247). Mais comme il est celui qui raconte, le lecteur sait d'avance qu'il s'est sorti indemne de ses aventures, quelque horribles et dangereuses qu'elles aient été.
          Ces aventures ont pour point de départ, mis à part « Le mystère de la maison hantée », qui se trouve être situé dans la maison qu'il habite avec sa mère, un appel ou une lettre. Ce n'est jamais un crime ou un mystère que la police ne saurait résoudre, comme dans les textes de Seabury Quinn. Ici la police est remarquablement absente, sauf dans « La maison parmi les lauriers ». Mais il s'agit là d'une affaire de surnaturel expliquée par un trucage élaboré par une bande de malfaiteurs qui avait ainsi éloigné les curieux de leur repaire. En fait Carnaki apparaît moins comme un justicier à la Jules de Grandin que comme une sorte de grand exorciste. Cela ne l'empêche pas de se conduire en détective averti, comme dans « Le cheval de l'invisible » où il démasque le double jeu du cousin qui tente de faire avorter le mariage, avec un autre, de celle dont il est amoureux. Carnaki encore jeune met la main au collet de celui qui, dans « Le mystère de la maison hantée », recherche son magot, en tentant de faire fuir le héros et sa mère, par une odeur pestilentielle et des traces immondes. Dans les deux cas, Carnaki joue au détective aussi bien qu'un autre. Mais, même dans ces deux cas, ce ne sont là que des à-côtés de la rencontre avec les « choses » que sont ici le cheval énorme et invisible (sauf sur une des photos), et là l'enfant qui se cache et la femme qui cherche on ne sait quoi, personnages d'une autre dimension ou d'un autre temps (la maison jouxte un cimetière) qui nous laissent, comme Carnaki, devant le mystère.
          Mais là où il se révèle avec le plus d'originalité, c'est dans l'affrontement à la « chose » — que celle-ci se situe dans une chambre, comme dans« La chambre qui sifflait », sur la mer dans « Le Jarvee », ou dans l'espace onirique d'un malade, dans ce chef-d'œuvre qu'est « Le verrat ». Ces entités qu'il affronte ne proviennent pas de lieux connus, même s'ils se manifestent tantôt en Irlande, tantôt sur mer, ou bien en Angleterre : aucun racisme latent ou masqué, aucune croisade comme chez Seabury Quinn. Ces entités proviennent d'espaces ou de temps totalement autres, et même si on en retrouve une possible origine, elles demeurent incompréhensibles. Carnaki arrive parfois à les neutraliser comme dans « La porte », ou « La chambre qui sifflait », parfois il se sort de justesse vivant du combat qu'il mène contre elles comme dans« Le Jarvee » et « Le verrat ».
          Les récits d'Hodgson valent d'ailleurs moins par le schéma, assez répétitif, des circonstances qui poussent Carnaki à s'occuper de la monstruosité sans nom, que de la manière dont la narration présente les rapports qui s'établissent entre la « chose » venue d'un en-deçà du connu et son exorciste. Au plan de l'enquête, Carnaki, comme Sherlock ou Poirot, commence par examiner, réfute les hypothèses non valides, et pose les bases d'une solution. A ceci près qu'il agit avec l'appui d'un savoir explicité — au moins par la référence 20 — comme par exemple « le manuscrit Sigsand » (« La porte ») ou « le rituel Saaamaaa » (« Le cheval de l'invisible »). Savoir qui implique une connaissance ésotérique et des pratiques comme l'utilisation d' « une certaine eau » et « certain pain avec l'index de la main gauche » (« La porte », p. 28). Cela suppose aussi des instruments, comme le « pentacle électrique », que l'on branche sur une batterie. Ou encore ces habits spéciaux en « caoutchouc d'un seul tenant » comme ceux des plongeurs sous-marins, et que Carnaki et son patient revêtent dans « Le verrat », où de plus le « pentacle » est un véritable « spectre défensif avec sept cercles concentriques de tubes de verre où l'on a fait le vide, le rouge à l'extérieur et dans l'ordre orange, jaune, vert, bleu, indigo, violet... branché sur des batteries » (p. 228).
          On ne peut qu'être étonné par l'articulation d'appareils de type scientifique et par l'utilisation de ces mêmes appareils en référence à des grimoires, des rituels de type magique ou occultiste. Carnaki se sert aussi d'appareils photographiques pour pister une entité, aussi bien dans « La porte » que dans « Le cheval de l'invisible ». Dans ce dernier récit la photographie, comme on l'a vu, « révèle » la présence d'un sabot gigantesque, donnant corps à ce qui jusqu'alors n'avait été repéré que dans le cadre d'une légende et par des bruits — dont certains étaient le résultat d'un trucage.
          Cependant l'originalité de Hodgson, dans ces aventures de Carnaki, comme dans ses autres textes, tient à la densité qu'il sait donner aux images qui donnent à imaginer la monstruosité. Ce peut être, comme dans « La porte », une sorte d'ombre qui fait songer à « une main monstrueuse » (p. 35) et à « l'ombre d'une gigantesque araignée » (p. 35). Dans les deux cas (qui renvoient au même référent innommable) cette chose se meut d'un mouvement dépeint par une combinaison d'adjectifs que les amateurs de Lovecraft apprécieront : « un mouvement furtif et abominable » (p. 32). Dans « La chambre qui sifflait », le sifflement est « monstrueux et inhumain » et de plus « nous étions souillés par une monstruosité qui nous enveloppait » (p. 83). La musique de ce sifflement installe « une allégresse folle et obscène » (p. 85) Et quand l'entité finit par se révéler laisser visualiser, on voit qu'il s'agit d'une énorme bouche : « Le mur avançait vers moi, formant deux lèvres monstrueuses qui se trouvèrent à moins d'un mètre de mon visage » (p. 99).
          « Le Jarvee » laisse apparaître « quelque chose d'anormal et de monstrueux dans le vent » (p. 198) et autour du navire « la forme vague de quelque chose qui flottait... une sorte d'ondoiement dans l'air » (p. 204), qui annonce les textes de Jean Ray.
          C'est dans « Le verrat » que cette présence de la « chose » comme entité maléfique est le plus marquée. Ne serait-ce que parce qu'elle a un nom, « le verrat », une face — le groin — , un langage — les grognements porcins — et une essence, la noirceur. Cette « chose » envahit non seulement l'espace physique en s'étalant ; elle submerge le psychisme et emprisonne, pour le polluer, l'espace onirique, laissant derrière elle « une sensation de souillure psychique ».
          Tant au plan des intrigues, des personnages, des instruments, des références que de l'écriture, Hodgson crée avec les aventures de Carnaki un univers cohérent. Ce qui semble lui importer c'est, comme pour Lovecraft qui s'en inspirera, la peinture des rapports que le psychisme entretient avec les fantasmes de la souillure 21. Comme chez Lovecraft, celle-ci est projetée sur ce qu'il nomme « le cercle psychique extérieur » (p. 279) 22.

          Conclusion

          Deux chasseurs de fantômes ou d'entités, naturelles ou surnaturelles. Deux détectives de l'étrange que tout devrait amener à confondre ou à interchanger. Et pourtant... Rien ne dissemble plus de Jules de Grandin que Carnaki. Où Seabury Quinn met en scène un personnage « pittoresque » mais sans grande épaisseur, et se contente de recycler des vieilles mythologies et flatte la xénophobie états-unienne, en faisant des étrangers les porteurs du mal, Hodgson exploite de nouvelles sources de terreur et d'émerveillement. Il signale dans ses récits le rapport curieux qui a existé, dans cette première moitié du siècle, entre les anciennes théories et croyances de l'occultisme et les instruments nouveaux que la science et la technique promouvaient.
          Les fantômes apparaissaient ainsi sur les premières photographies comme le sabot gigantesque dans une aventure de Carnaki, et comme Basil Crookes qui inventera la chambre à bulles pour capturer les ectoplasmes. Les pentacles anciens retrouvent une efficacité nouvelle branchés sur une batterie et les grimoires de manuscrits anciens retrouvent une nouvelle jeunesse, associés aux découvertes récentes. Par exemple les théories sur les ondes prennent place dans la fameuse « défense » que met au point Carnaki dans « Le verrat ». Il y ajoute un phonographe branché sur des électrodes afin d'enregistrer les sons que produit l'entité dans l'espace psychique du rêve chez le patient, et un appareil de photographie « de fabrication spéciale ». Tout un appareillage électromagnétique afin de faire barrière aux forces du mal, qui sont à cheval entre l'espace physique humain et « le cercle psychique extérieur ». Il s'agit d'une manière que l'on croyait, jusqu'à naguère, surannée, d'aborder l'approche du psychisme et de ses déviations. Mais je lis que l'Eglise catholique est de plus en plus saisie de demande d'exorcismes, que les exorcistes officiels ont vu leur nombre multiplié par dix en quelques années, et qu'on a remis à jour le fameux manuel des exorcistes, dont la dernière version datait de 1614, et qu'on publie les mémoires d'un exorciste 23.
          D'où une question qui se pose devant ce qui semble être un retour de l'archaïque — sous les formes les plus diverses, dont celles de la violence sans visage — au cœur des sociétés dites « modernes », au prétexte qu'elles sont industrielles ou postindustrielles 24.
          Question : Où doit-on trouver des héros capables d'affronter les nouvelles entités monstrueuses qui hantent ces peurs ? Qui choisir pour cela et par quels moyens ? Carnaki serait-il un modèle ? un précurseur ? Certainement plus à même de jouer ce rôle que Jules de Grandin, en tout cas.



Notes :

1. Poe E.A. : « La lettre volée », in E.A. Poe, Bouquins. Laffont, 1991.
2. Il leur arrive de dormir dans le même lit, voir « La chapelle de l'horreur mystique » in Seabury Quinn : Jules de Grandin, le Sherlock Holmes du Surnaturel. Fleuve Noir, Super Poche, 1996, p. 127 : « me tournant le dos, il s'endormit aussitôt... un rude coup de coude me tira de mon sommeil ».
3. Wells H.G. : La machine à explorer le temps. Livre de Poche, 1958.
4. La bibliographie de Seabury Quinn figure dans la postface, par Xavier Legrand Ferronnière, de Jules de Grandin, le Sherlock Holmes du Surnaturel. op. cit.
5. Seabury Quinn : « Terreur au golf » in Les archives de Jules de Grandin. Le Masque fantastique, Librairie des Champs Elysées, 1979, préface de Danny de Laet.
6. Notons qu'Hercule Poirot aussi apparaîtra exotique aux yeux des Anglais.
7. Le titre de cet ouvrage est particulièrement à sa place dans cet épisode, qui met en scène un émule du Docteur Moreau, cher à H.G.Wells.
8. Ceci dans « La chapelle de l'Horreur mystique ». op. cit. p. 123.
9. Doit-on y voir une source des jurons du capitaine Haddock chez Hergé ?
10. in « La chapelle de l'horreur mystique ». op. cit. p. 127.
11. Saint Martin Francis, préface à Jules de Grandin, le Sherlock Holmes du Surnaturel. op. cit. pp. 29-30.
12. Il a été amoureux une seule fois dans sa vie, d'Héloïse — au nom prédestiné — mais comme il se disait alors sans religion, et qu'elle était catholique, ils se séparèrent : elle se fit Carmélite, et il demeura célibataire dans une vie « devenue sans objet ». La fiancée du démon in Jules de Grandin, le Sherlock Holmes du Surnaturel. op. cit. pp. 389.
13. in Jules de Grandin, le Sherlock Holmes du Surnaturel. op. cit. pp. 249-250. Notons que dans La fiancée du démon, ce sont deux jumeaux russes, les Bazarov, pourtant catholiques d'origine, qui tentent, avec l'aide de leurs pouvoirs, de « répandre les semences de l'athéisme » au plan mondial (p. 474).
14. Poltergeist » in Les archives de Jules de Grandin. op. cit. p. 162.
15. Hodgson W. Hope : Carnaki et les fantômes. Le Masque fantastique, Librairie des Champs Elysées, 1979, préface de François Truchaud. Cette édition ne contient que 7 aventures de Carnaki. C'est mon édition de référence. Les deux dernières figurent dans le recueil « La chose dans les algues » (Néo, 1979). Il s'agit de : The Find / Bibliophilie et de The Thing Invisible / La Chose invisible. Cependant, dans le cours des aventures, il est fait allusion à des aventures connues des narrataires, mais non contées. Par exemple à l' « Affaire du voile noir » cité dans « Le cheval invisible » (p. 162).
16. Par exemple Christie Agatha : Les Travaux d'Hercule. Le Masque, Librairie des Champs Elysées, 1948.
17. Sauf pour Jules de Grandin dans le roman La fiancée du démon. Et à Carnaki aussi dans « La maison parmi les lauriers » où, malgré les éléments en apparence surnaturels, il s'agit de trucages cautionnés par des légendes locales, par une bande de malfrats.
18. Respectivement dans « Terreur au golf » et « La chapelle de l'horreur mystique ».
19. In « La Chapelle de l'Horreur mystique ». Jules de Grandin en Saint Georges terrassant le dragon (p. 156).
20. Ce qui fait de ce procédé une source de Lovecraft pour l'invention du Necronomicon.
21. Bozzetto Roger : « Lovecraft en proie à ses monstres » in Territoires des fantastiques. Presses de l'Université de Provence, 1998, pp. 175-188.
22. J'ignore trop de la biographie d'Hodgson pour une étude qui ferait intervenir des éléments personnels ainsi que je l'ai fait pour Lovecraft.
23. 23 Titre du nouveau manuel : De exorcismis et supplicationibus quibusdam (Dunois Canette François : Les prêtres exorcistes. Robert Laffont, 1998).
24. Qui se retrouvent ainsi confrontées au même problème que les sociétés traditionnelles où l'irruption brutale de la « modernité » a brisé les formes de solidarité et laissé les gens les plus fragiles sans aucun autre recours que la rage, la violence et la recherche de boucs émissaires pour exorciser leur sentiment d'impuissance devant ce qui est présenté comme un inéluctable décret inhumain, un diktat surnaturel.

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