Irving et l'époque romantique
La plupart des historiens de la littérature fantastique oublient de prendre en compte l'apport de la littérature états-unienne. Elle semble selon eux surgir du néant avec Hawthorne et Poe, et la considèrent comme un surgeon tardif de l'arbre européen. Ils passent ainsi sous silence Austin ou Irving dont les textes sont aussi originaux et aussi fondamentaux que ceux retenus par l'histoire officielle du genre 1.
La courte histoire du fantastique en littérature connaît en effet sa version « standard ». Il y aurait eu à la fin du XVIIIe siècle une floraison de romans gothiques, puis Hoffmann vint, fut traduit en France et ces textes inspirèrent de multiples contes du même type. L'ensemble de ces productions institua le fantastique en tant que genre. Sans être fausse, cette perspective est simpliste, elle oublie de prendre en compte le contexte dans lequel cette littérature se déploie. A savoir que le fantastique se situe dans l'ombre portée du romantisme, qui est le produit d'une époque de révolutions de tout ordre. Le romantisme, et donc le fantastique, sont contemporains non seulement de la révolution industrielle, mais des révolutions politiques anglaise, américaine et française qui en découlent. Il résulte de ces multiples révolutions une mobilité extrême des personnes, des idées et des « changements de paradigme » à tous les niveaux, aussi bien politiques, sociaux, intellectuels et émotionnels, dont tente de rendre compte une littérature aux ambitions neuves.
Ce n'est plus l'avenir qui alors intéresse ou le progrès qu'on célèbre — c'est maintenant l'archaïque qui fait retour. Ce n'est plus la « grande tradition » de la littérature qui nourrit l'imaginaire, c'est la « petite tradition » populaire — les « contes populaires », les « histoires à faire peur ». Les Allemands d'abord, les Anglais ensuite, vont aller les recueillir dans les villages — comme J. Musaeus, Tieck ou les frères Grimm, sans oublier Chamisso. Ces recueils circulent et vont nourrir d'abord l'imaginaire des auteurs gothiques — comme M.G. Lewis, qui empruntera, pour la faire figurer dans Le Moine, la « Légende de la Nonne Sanglante » à Musaeus — puis les premiers fantastiqueurs.
C'est d'ailleurs à Musaeus que Washington Irving empruntera quelques motifs. Par exemple la légende du cavalier hessois sans tête qui figure comme image diabolique et comique à la fois dans « La légende du Val Dormant ». Il empruntera à d'autres « The spectre Bridgroom », ainsi que quelques détails de « Rip Van Winkle », sans compter les diverses légendes espagnoles et mauresques des Contes de l'Alhambra ainsi que des textes figurant dans les Miscellanies et intitulées Recollection of the Alhambra.
Mais ce serait faire injure à Irving, et donc à la littérature fantastique des naissants Etats-Unis, de pointer uniquement ses emprunts. Lui-même sera pillé, avec adresse, par Petrus Borel. Le « lycanthrope » ornera d'un préambule le texte d'Irving, « L'aventure de l'étudiant allemand ». Dans ce chapitre liminaire, écrit avec un certain humour, il fera trouver par hasard à un narrateur second un récit oublié à Boulogne par « un jeune anglais fort taciturne et fort bizarre ». Borel ajoute « Que l'insensé à qui cela pourrait appartenir se déclare ! ». Et le second chapitre de son récit, qui s'intitule du nom de l'étudiant allemand chez Irving, Godfried Wolfgang, reprend quasiment tel quel le récit de l'écrivain états-unien 2. Mais ce récit lui-même est présenté comme : « une imitation ou une traduction qu'il [le jeune anglais] avait faite de quelque morceau fantasmagorique éclos dans le cerveau d'un Allemand ».
Car ne l'oublions pas, l'emprunt est la règle commune d'alors. Comme le soutient Nodier à propos de Trilby : « Le sujet de cette nouvelle est tiré d'une préface ou d'une note des romans de Sir Walter Scott, je ne sais pas lequel. Comme toutes les traditions populaires, celle-ci a fait le tour du monde et se trouve partout » 3. Donc...
Enfin notons que tous ces auteurs font en gros partie de la même génération et que les mêmes idées sont « dans l'air ». Irving naît en 1783 et meurt, comme Petrus Borel, en 1859 (mais Borel était né en 1809). Nodier naît en 1780 et meurt en 1844, Hoffmann naît en 1776 et meurt en1822.
Voyons de plus près les dates des publications : Nodier publie « Une heure ou la vision » en 1806, Smarra en1820, Trilby en 1822. Tieck a publié « Egbert le Blond » en 1797, Phantasus en 1812, Hoffmann a publié Les fantaisies à la manière de Callot en 1813, Les élixirs du diable en 1816. Irving publie The Sketch Book en 1820, Les contes de l'Alhambra en 1829. Mais Walter Scott, à peine plus âgé qu'Irving, publie à cette époque Waverley en 1814, Ivanhoé en 1819 et Quentin Durward en 1823. Auparavant Scott a collaboré avec M.G. Lewis, l'auteur du Moine pour The tales of Wonder (1801). Il parrainera le dernier grand roman gothique, Melmoth the Wanderer qui date de 1820 et tentera de discréditer la vogue soupçonnée de Hoffmann en France 4 dans un article très mesquin, repris comme préface aux Contes 5.
Au XVIIIe siècle, les idées voyageaient, mais d'abord et surtout de Paris vers le reste de l'Europe, qu'elles tentaient d' « éclairer » — depuis les despotes jusqu'aux moujiks. A la période romantique les idées les images voyagent aussi mais en tout sens. Il n'y a plus de centre reconnu, car le « folklore » — le mot naît à cette époque — est universel, comme le signalait Nodier. De plus, les textes et les traductions ne se font plus simplement du Français vers le reste du monde. On puise maintenant abondamment dans les recueils allemands ou anglais, que des traducteurs ou des voyageurs rapportent et font connaître. On peut donc soutenir que les idées, les images, les scènes relevant soit du folklore oral — « l'orature » dont parle Claude Hagège — soit d'autres textes, traduits ou non, forment pour les écrivains de l'époque romantique une sorte de « melting pot », et de même que leurs textes, comme le dit fort bien Terramorsi, forment un « melting plot » 6.
Ce qui me paraît le plus étonnant, c'est de saisir la symétrie des images et des positions qui montrent d'une part l'Européen Chateaubriand devant les rives du grand fleuve indien, le Meschachébée, ébloui par le mythe américain de la nature vierge, et en face, l'Américain Irving, parcourant l'Europe, et plein de nostalgie devant l'Histoire de l'Europe musulmane et espagnole.
Irving le voyageur romantique
Irving est d'origine écossaise. Ses parents ont émigré vers l'Amérique et se sont installés à New York, ville dont il écrira, sous le pseudonyme de Dietrich Knikerboker, une histoire à tonalité comique par endroits 7. C'est encore à partir de « papiers trouvés » par Dietrich Knickerbocker qu'il sera censé écrire « Rip Van Winkle » — une histoire rapportée dans The Sketch Book. Assez jeune, il retourne sur ses terres d'origine, en Ecosse, où il rencontrera Walter Scott qui l'encourage à écrire, et à qui il dédiera The Sketch Book. Cet ouvrage est composite. On y trouve à la fois des notes de voyage, des tableautins sur quelques aspects pittoresques, des visites de monuments, des remarques sur les écrivains anglais qui écrivent sur l'Amérique. Il propose aussi des notes intéressantes sur son rapport à la rêverie dans « The mutability of litterature » : « There are certain half-dreaming moods of mind, in which we naturally stand away from noise.. and seek some quiet haunt, where we may indulge our reveries and build our air castle undisturbed » 8.
Il s'intéresse ainsi dans cet ouvrage aux Noëls anglais, tout comme aux caractéristiques des Indiens d'Amérique. Le recueil contient en outre trois histoires relevant du fantastique, deux sont connues, « Rip Van Winkle » et « The Legend of Sleepy Hollow ». L'autre est « The spectre Bridgroom » (sous-titré « A traveler's tale »).
Là, le spectre, qui bien que mort a tenu parole et s'est présenté le jour de ses fiançailles, justifie auprès de son futur beau-père son départ précipité : « My engagement is with no bride. The worms, the worms expect me ! I am a dead man » (p. 208).
Cette remarque étonnante annonce la parole bien connue de Mr Waldemar, dans le texte de Poe : « Je vous dis que je suis mort ». Ce récit, qui est situé en Allemagne, institue un lien entre The Sketch Book et Tales of a traveler 9 (1824) — où figure notamment « L'aventure de l'étudiant allemand ». En effet, après l'Angleterre — où il aurait vécu une aventure « romantique » avec Mary Shelley — Irving s'est rendu en France, en Allemagne, puis en Italie. Il a voyagé et a rencontré des pays, des poètes, des conteurs, des légendes. Les quatre parties de ces Contes d'un voyageur portent la marque de ces pérégrinations : on entre dans l'ouvrage par le biais de « Strange stories by a nervous gentleman » et on y croise cinq contes fantastiques à base d'apparitions, ou de tableaux hantés situés en France (« Adventure of my uncle ») ou en Allemagne. La troisième partie porte sur « The Italian banditi », la dernière partie sur des aventures de pirates situées dans les Amériques, et se placent sous le signe de « Money diggers ». On y trouve un récit de pacte avec le diable dans « The devil and Tom Walker », et une histoire de rêve annonciateur dans « Woflfert Webber or golden dreams » : « He dreamt that he has discovered an immense treasure in the centre of his garden... the next night his dream was repeated the third night... but the dream had indicated no precise spot » (p. 243) ; il s'agit du trésor du pirate Kidd, comme dans « The devil and Tom Walker ».
Jusqu'ici, à peu d'exceptions près, les histoires touchant au surnaturel et pouvant renvoyer par endroits au fantastique ont été traitées sur un mode assez condescendant, voire humoristique, propre à désamorcer l'effet fantastique. On en voudra pour preuve l'utilisation, dans « La légende du Val dormant », de la figure du cavalier hessois décapité, par le rival d'Ichabod. Il poursuit le maître d'école avec une citrouille en lieu et place de tête et finit par lui envoyer ladite citrouille dans le dos pendant qu'Ichabod épouvanté s'enfuit. Les commentaires montrent qu'il s'agissait sans doute d'une bonne blague. Et le conteur ajoute à propos de la légende du cavalier et de cet « exploit » : « Ma foi, Monsieur, répliqua le conteur, pour en revenir à toute cette affaire, je n'en crois pas la moitié moi-même » 10.
Irving visitera Walter Scott à Abbotsfort, ainsi que Newstead Abbey dont il rapportera des légendes concernant Robin Hood et la forêt de Sherwood, tout autant que les superstitions qui avaient cours dans cette abbaye 11. Mais c'est une rencontre d'un autre type qu'il fera avec l'Espagne, et plus particulièrement l'Espagne musulmane du royaume de Grenade et dont il sera question dans Les Contes de l'Alhambra, ainsi que dans les Miscellanies 12.
Irving ou les rêveries devant l' Alhambra
En 1829 Irving se trouve en Espagne, et plus précisément à Grenade, dans son « Elysée musulman » pour un temps qu'il présentera comme une sorte de parenthèse, et que des lettres lui enjoignent de quitter pour se retremper dans « les affaires du monde trépidant » 13. Ce qu'il fera — à la manière de Boabdil, le dernier Calife de Grenade, après avoir remis les clés de la ville aux rois catholiques — en se retournant pour un dernier soupir douloureux 14.
Le recueil des Contes de l'Alhambra est dédié à un peintre anglais, David Wilkies. Une lettre sert d'épître dédicatoire, et marque le plaisir particulier qu'Irving a goûté devant ce qu'il perçoit, avec justesse, comme des hybridations temporelles, inclinant à la rêverie : « Ce fort mélange de Sarrasin et de Gothique, qui date du temps des Maures, et au caractère particulier de certaines scènes de rues qui nous évoquaient des passages des Mille et une nuits » (p. 11).
Le recueil commence par des histoires pittoresques de voyage en Espagne, puis l'arrivée à l'Alhambra et la rencontre avec celui qui deviendra le guide et aussi le pourvoyeur de légendes, Mateo Jimenez. Le reste du recueil alternera des moments de la visite des salles reculées et inhabitées, des tours, des recoins de l'Alhambra — chaque fois appuyés sur des précisions pittoresques et/ou légendaires touchant à tel ou tel endroit — avec des récits et des légendes qui font revivre le monde musulman, disparu de la terre espagnole mais non de l'imaginaire des habitants.
Par l'intermédiaire de ces pierres chargées d'Histoire, et des récits de Mateo, se déroulera devant les yeux d'Irving, puis ceux du lecteur, une vaste tapisserie où la rêverie personnelle rejoint les légendes qui ont couru sur le personnage de Boabdil, dont Irving semble avoir poursuivi l'ombre nostalgique.
Il avoue avoir, depuis toujours, rêvé de Grenade, et ce depuis les livres d'Histoire qu'il lisait sur les rives de l'Hudson (p. 63) et lors d'excursions, qui sont presque des pèlerinages ; il écrit : « je décidai de suivre les traces de ce prince infortuné » (p. 93) qui « donne les clés de Grenade aux souverains castillans et part en exil » (p. 53). Ces passages du présent vers le passé, il le doit « au charme particulier de ce vieux palais de rêve et à son pouvoir de faire naître dans l'esprit de vagues rêveries et des images du passé qui revêtent les faits abstraits des illusions de la mémoire et de l'imagination... ces fantasmagories de l'esprit » (p. 83), car là il est en proie à : « un mélange délicieux de rêveries et d'impressions, qui, dans le Sud, supprime la sensation du temps » (p. 76). Ainsi il emprunte un passage du palais de Charles Quint au Palais maure et se trouve « transporté d'un coup dans une autre époque [par ce] passage magique » (p. 43). Et là il se laisse aller à des rêveries : « Je préfère échafauder des histoires pour mon plaisir. Ainsi je reste des heures à former, à partir d'incidents et d'indications que le hasard offre à mes yeux, la trame des plans des intrigues et des occupations des mortels qui s'affairent tout en bas » [depuis le balcon de la salle des Ambassadeurs] (p. 98).
Mais ce ne sont pas de simples rêveries personnelles, elles sont nourries de la présence du passé historique. Certes il « aime à rêver » (p. 84), mais il ne se laisse pas aller à de simples fantaisies, car « on peut accorder une grande latitude à la fiction romanesque, mais il y a des limites qu'il ne faut pas dépasser » (p. 91).
Et ce qui ne se laisse pas dépasser, ou bien oublier, c'est la présence de l'Histoire, dont Irving a déjà senti la prégnance dans « Rip Van Winckle ».
Irving ou le rêveur devant l'Histoire
Irving rêve devant les pierres, mais Mateo lui conte les légendes qui touchent à ces huit siècles de civilisation musulmane à Grenade, dont demeurent les édifices, qui entretiennent des légendes qui nourrissent la rêverie d'Irving
On trouve dans ces légendes une sorte de récurrence : quelque chose du passé demeure enfoui, et c'est d'abord de l'or, un trésor.
C'est visible dès « L'aventure du maçon ». Un dignitaire catholique, avare, emploie un maçon, la nuit, pour créer une sorte de crypte où il enfouit son trésor. Il meurt, et les héritiers ne trouvent rien. Le maçon, alors, comprend que le trésor de l'avare est dans la crypte, et il s'en empare. Ce thème du trésor enfoui donne aussi naissance au « Legs du Maure ». Mais cette fois le trésor provient des Maures, et il est protégé par des charmes magiques, dont un parchemin et une bougie sacrée. C'est encore un pauvre homme qui, parce qu'il s'est montré charitable, le récupère après de nombreuses péripéties — et qui enterre à jamais les méchants spoliateurs dans la caverne aux trésors. On retrouve le même thème, avec des variantes dans « La légende des deux statues discrètes », où le trésor est trouvé par un pauvre homme qu'un prêtre fripon tente de gruger, et qui est bientôt puni. Ces histoires de trésor ne sont pas originales, et sont sans doute inspirées de contes orientaux plus anciens, qui articulent le rêve et le trésor, ainsi que le trésor trouvé en rêve 15.
Un autre aspect, qui est en liaison avec l'enfoui, et qui est plus original, se trouve présent dans plusieurs histoires contées. C'est la légende de l'armée endormie de Boabdil, qui attend l'heure de reprendre Grenade. Ce thème apparaît la première fois dans le récit « Excursion dans les collines » où Irving, suivi de Mateo, tente de retrouver le lieu d'où le Boabdil a lancé son dernier regard sur l'Alhambra en poussant son fameux soupir de désespoir. Mateo conte alors une aventure advenue à un certain Tio Nicolàs, qui, rentrant des montagnes où il était allé chercher de la neige glacée dans les paniers de son baudet, pour la vendre en ville, s'était endormi sur sa mule. S'éveillant, il se retrouve dans un temps autre : « Ce n'était en rien la ville qu'il avait quittée il y a quelques heures... Au lieu de la cathédrale avec son grand dôme et ses tours... il ne vit rien que des mosquées mauresques, des minarets, des coupoles décorées de croissants... il vit une grande armée qui s'avançait dans la montagne... composée de cavaliers et de fantassins, tous armés à la manière mauresque... il y avait des hommes qui semblaient souffler dans les trompettes et d'autres battre des tambours... tout cela sans le moindre bruit » (p. 115).
Il s'éveille au fond d'un ravin, la neige qu'il transportait a fondu et l'on se moque de lui quand il conte cette histoire.
On retrouve cette fantasmagorie sur l'armée maure enfouie dans les replis du temps et attendant son heure dans « Le gouverneur Manco et le soldat ». Celui-ci nous emmène dans une caverne dont les parois sont veinées d'or et d'argent, et où un roi maure est sur le trône. Devant celui-ci une foule énorme qui « passait devant le trône et chacun rendait hommage au roi » (p. 274).
Roi que l'on reconnaît comme Boabdil, le dernier roi maure de Grenade, et dont on conte la vérité cachée : « les guerriers qui ont assuré la dernière défense de Grenade ont été enfermés dans cette montagne par un puissant enchantement » et ceux qui ont capitulé « n'étaient qu'un cortège de fantômes et de démons pour tromper les rois catholiques » (p. 274).
Le soldat a emporté des trésors provenant de cet endroit après s'être échappé de cet endroit avec un cheval presque magique. Mais la suite montre qu'il s'agissait d'un simple stratagème pour dévaliser le gouverneur. Il n'empêche que la légende est bien contée, et qu'elle renvoie à une manière originale de voir passer le spectre de l'Histoire. C'est la légende que se content les Grenadins vaincus pour justifier leur défaite ancienne et leur dénuement présent : ils ont été dépouillés par enchantement, et seuls les trésors du passé demeurent comme horizon, mais inaccessibles, sauf miracles, comme dans le fameux « Legs du Maure ».
Mais Irving ne se contente pas de rêver avec émotion sur la catastrophe historique que fut la reddition inéluctable de Boabdil, ou sur l'histoire des Abencerages dans les Recollections of the Alhambra. Il nous fait rêver avec « La légende de l'astrologue arabe » qui emporte par magie dans les souterrains, inapprochables car enchantés, la plus belle fleur du harem du roi maure. Irving est tellement présent à sa rêverie dans le temps passé que l'irruption soudaine d'un passant maure avec son turban le fait douter de l'époque où il se trouve.
Il fait parfois plus encore, il rétablit entre Grenade et l'Amérique dont il vient, une sorte de continuum : « J'aime rêver dans la salle de Justice... c'est là que fut célébrée une grand-messe solennelle à l'occasion de la prise de l'Alhambra, je m'imagine la scène... je m'imagine Colomb, qui allait conquérir un monde, modestement retiré dans un coin » (p. 84). Dans L'adelando des 7 cités, il reviendra sur le rêve de conquête de l'Amérique depuis, cette fois, Lisbonne.
L'Histoire, comme un cauchemar
Irving, on l'a dit, vit une époque neuve par rapport à ce qui avait été vécu jusqu'alors en Occident. Et l'une des nouvelles dimensions qui commencent à s'instaurer est celle du devenir historique des civilisations et des Etats. Comment, à l'heure où les futurs Etats-Unis se fondent, ne pas se sentir interpellé par les ruines d'une civilisation qui a duré 8 siècles ? Comment ne pas rêver sur ce qu'elle fut, sur ses splendeurs, et sur les légendes qui la font revivre dans l'imaginaire ?
On peut établir un parallèle entre trois voyages dans le temps, celui de Tio Nicolàs, celui de l'Adelando et celui de Rip Van Winkle.
Le vieil espagnol revoit en imagination ce qui a été, et il peut facilement l'imaginer à cause des multiples légendes, qui rappellent cette réalité. Le passé, pour Grenade, n'est pas mort, il est enfoui, il contient des trésors, il peut revivre, en rêve ou non. Le retour au présent seul est dysphorique, car la neige a fondu, et il ne reste plus rien de la splendeur du passé, sinon dans la mémoire. Rien n'a vraiment changé, sinon que le passé splendide a été défait par l'Histoire.
L'Adelando, quand il revient cent ans après son départ, n'a pas vieilli : il s'est passé pour lui une seule nuit ou presque. Et, quand il revient, l'Amérique n'a toujours pas été découverte. Nous nous situons ici dans la foulée des pèlerinages de Saint Brendan, à mi-chemin entre les explorations réelles et les rêves de prosélytisme chrétien, qui vise à convertir le monde entier connu, et même ailleurs les îles inconnues. Le résultat est qu'on le prend pour un fou, car il est alors vain de rêver des territoires au-delà des mondes connus d'alors, sauf à faire pacte avec le diable.
Rip, tel le vieil espagnol, « rêvasse » devant un paysage, comme Irving à Grenade devant le lieu ou Boabdil soupira pour la dernière fois. Que voit Rip ? « Une trouée entre les arbres lui permettait d'entrevoir en contrebas, sur des milles et des milles, la riche campagne boisée. Il apercevait, là-bas, le grandiose Hudson » 16. L'Hudson à partir de quoi Irving jeune rêvait à Grenade. Mais ici tout est différent. Ceux que Rip rencontre sont : « vêtus à la mode d'anciens Hollandais » (p. 148) et rappellent à Rip « les personnages d'un vieux tableau flamand » (p. 150). Rip participe à cette descente dans le passé hollandais de l'Amérique, il boit, et trinque avec eux avant de tomber dans un profond sommeil. C'est là le premier des deux voyages dans le temps qu'effectue Rip.
Ce voyage dans le passé ressemble à celui de Tio Nicolàs : Rip rencontre des gens du passé, habillés à l'ancienne mode, mais à la différence de Tio Nicolàs qui se situe dans un espace muet, ici, Rip entend des voix, et « le bruit que faisaient les boules lorsqu'ils les lançaient et dont l'écho résonnait à travers les montagnes comme les roulements profonds du tonnerre » (p. 150). S'agit-il d'un passé encore proche et dont les échos demeurent ?
Autre différence d'avec le récit de Tio Nicolàs : Rip ne retourne pas dans le temps qu'il a quitté, où il était un homme encore jeune, sujet du roi d'Angleterre, et asservi à Dame Van Winkle. Il se retrouve, dans le cadre d'un autre voyage temporel, dans un futur où évidemment il n'a plus aucun repère. Et il ne peut en avoir car jamais encore la démocratie n'avait été pratiquée, depuis la Grèce, dans l'Occident. Aussi se retrouve-t-il, à la différence de Tio Nicolàs, étranger et dans un espace sociétal et mental devenu étrange à tout point de vue. Étrangeté des lieux (sa maison est en ruine), étrangeté des gens (il ne reconnaît plus personne), étrangeté des coutumes (l'auberge a changé de nom, le roi Georges a été remplacé par Georges Washington, il est incité à voter).
Le voyage dans le passé peut s'appuyer sur des souvenirs, et même des légendes, comme celles qui se situent — comme les trésors — dans les sous-sols. Et Rip peut évidemment tenter de se raccrocher à des ressemblances et à des souvenirs (son fils, sa fille, la descendance du chien — qui d'ailleurs ne le reconnaît pas). Mais cela est vain et le laisse désemparé. Il ne peut avoir le souvenir de ce qui s'est passé pendant son « absence ». Car ce voyage dans le futur ne peut se représenter que comme un trou noir, auquel la mémoire ne peut avoir accès. Il s'agit pour lui (et aussi pour toute une génération, celle des romantiques) d'un non-temps, d'un impensable à l'aide des anciens paradigmes, car c'est du neuf qui est inventé, par le temps « grand accoucheur » de nouveauté, c'est à dire de l'Histoire.
Un curieux fantastiqueur
Irving, à sa manière, représente parfaitement, et presque jusqu'à la caricature, ce que pouvait être un écrivain obligé de gagner sa vie, à l'époque romantique. Engagé à demi dans le mouvement de l'Histoire — ces « affaires du monde trépidant » auxquelles il ne peut échapper — journaliste, avocat, historien, voyageur, biographe, chroniqueur de la vie du « wilderness » comme des monuments européens, secrétaire de la Délégation américaine à Londres, ambassadeur auprès de la Cour d'Espagne, il peut refuser un poste dans le gouvernement, puis la mairie de New York — il est aussi, et surtout, un écrivain.
Un écrivain, comme Chateaubriand, comme Lamartine ou Hugo — pour ne citer que des écrivains français — qui sont au contact direct des réalités politiques de leur époque. Mais Irving demeure, malgré tout, à distance. Son Histoire de New York (depuis le commencement du monde...), écrite sous un pseudonyme hollandais est héroï-comique, comme son traitement de la figure du cavalier hessois dans la « Légende du val dormant » est ironique. On pourrait en dire autant de la tonalité de « Rip van Winkle ». Doit-on voir là un soupçon d'ironie romantique ? Il est certain en outre que les légendes mauresques et les méditations sur les ruines de Grenade le rapprochent du lyrisme nostalgique propres à la majorité des écrivains romantiques. Cela suffit-il pour en faire un « fantastiqueur » original ?
Certes, Irving fait appel à des légendes folkloriques, que, comme Nodier ou Tieck, il « recycle » dans des textes qui, pour nous, sont à la limite de notre approche du genre fantastique. Mais n'oublions pas que le genre, tel qu'il a été codifié depuis, ne répond pas à ce que ces auteurs écrivent 17. Il n'est, pour s'en souvenir, que de se reporter à l'article de Nodier « Du fantastique en littérature » 18.
L'originalité d'Irving ne tient pas à son traitement du rêve : que Tio Nicolàs se voie projeté dans le passé pour une vision des fastes mauresques anciens, c'est à rapprocher des textes d'Hoffmann, ou de Tieck, pour qui le passé aussi s'ouvre et se donne à voir. On trouve cette utilisation chez Nodier, et ce sera exploité par Théophile Gautier : que l'on songe à « Omphale », au « Pied de Momie » ou à « Arria Marcella ». Le Rêve comme lieu de réconciliation entre des antagonismes, d'apparents dilemmes, des contradictions, Irving s'en sert dans ses Contes de l'Alhambra et c'est une perspective éminemment romantique.
Mais sa singularité en tant que fantastiqueur romantique me paraît tenir à sa mise en scène de l'impossible à figurer le nouveau, sauf sous forme de trou noir, et que ce « nouveau » — qui est aussi impossible à penser — soit lié à l'Histoire en ce que celle-ci renvoie à un bouleversement impensable.
C'est le cas dans « L'aventure de l'étudiant allemand ». Pris dans la tourmente de la Révolution Française, Wolfgang croit pouvoir abriter, sous un orage d'une extrême violence, une jeune fille dont le cou est orné d'un collier noir. Il l'emmène chez lui, passe la nuit avec celle qu'il dit avoir rêvée avant de la rencontrer. Au matin, il sort pour chercher un appartement plus spacieux, afin de l'installer, et la retrouve morte à son retour. Le collier noir cachait la trace du couperet fatal, la belle avait été guillotinée la veille, et l'étudiant en devient fou.
Cette « folie » qui correspond à l'impensable représentation d'une nuit d'amour avec un cadavre peut être pensée comme l'équivalent, morbide, du temps historique impensable qui sépare le passage sur l'auberge où se réfugiait Rip, du portrait d'un roi anglais à celui d'un président états-unien.
Wolfgang voit dans cette aventure qu' « un mauvais génie a pris possession de moi », car nous sommes en plein dans les jours historiques de la Terreur.
Rip a échappé, par son sommeil, à l'Histoire et à l'advenue du Nouveau dont il ne donne pas à percevoir l'aspect de gestation sanglante, « heureusement » gommée dans le texte (comme dans celui d'Austin, « Peter Rugg le disparu » 19). Il peut donc continuer de rêvasser et de bavarder, étant devenu à l'auberge neuve où il a repris sa place « un chroniqueur du bon vieux temps d'avant guerre » 20.
C'est un peu ce que fera Irving, retiré à une trentaine de lieues de New York, loin des soubresauts de la jeune Histoire états-unienne, et d'où il continue d'écrire depuis cet endroit d'abord baptisé Wolfert's Roost', puis Sunny side. Ce qui ne l'empêchera pas de rêver à la vallée du Sleepy Hollow au point d'y retourner en réalité (ou par le souvenir) 21.
C'est là, dans le Sleepy Hollow Cemetary, que se termineront les errances réelles et imaginaires de ce romantique voyageur, qui a servi de lien dynamique entre les fantastiqueurs du nouveau et de l'ancien monde.
Notes : 1. TERRAMORSI (Bernard) : préface de Trois récits fantastiques américains. Corti, 1996.
2. BOREL (Petrus) : Godfried Wolfgang, in Réalités Secrètes n°6 (revue éditée par Marcel Bealu et René Rougerie). Paris, 1960, non paginée.
3. NODIER (Charles) : Contes. éd. CASTEX. Garnier, 1961, préface de Trilby, p. 95.
4. Les grands fantastiqueurs français seront plus tardifs : Gautier publie « La morte amoureuse » en 1836, Mérimée « La Vénus d'Ille » en 1837.
5. SCOTT (Walter) in Hoffmann : Contes fantastiques. Ed. Renduel, 1829, préface. Tome I.
6. TERRAMORSI (Bernard), op. cit. p. 53.
7. IRVING (Washington) : A History of New York from the begining of the World to the End of the Dutch Dynasty. 1809.
8. IRVING (Washington) : The Sketch Book (1820). Baudry éd., Paris, 1831, en un volume, p. 157.
9. IRVING (Washington) : Tales of a traveler (1824). Alden, New York, 1886.
10. TERRAMORSI (Bernard) : La légende du Val dormant, in Corti, op. cit. p. 230.
11. IRVING (Washington) : Abbotsford et Newstead Abbey figurent dans l'édition Alden, New York, 1886.
12. IRVING (Washington) : Wolfert's Roost' and Miscellanies figurent dans l'édition Alden, New York, 1886.
13. Mon édition d'IRVING (Washington) sera Contes de l'Alhambra. Miguel Sanchez, éd. Granada, 1991. Ici p. 317.
14. Ce qui offrira à Salman Rushdie le titre de l'un de ses derniers ouvrages : The Moor's last Sigh. Jonathan Cape, London, 1995.
15. Voir « Les deux qui rêvèrent », extrait des Mille et une nuits et le conte populaire hassidique « Deux autres qui rêvèrent » in CAILLOIS (Roger) : Puissances du rêve. Le Club français du livre, 1962, pp. 12-14.
16. TERRAMORSI (Bernard) : Rip van Winkle in op. cit p. 146.
17. Todorov (Tzvetan) : Introduction à la littérature fantastique. Seuil, 1970.
18. NODIER (Charles) : « Du fantastique en littérature ». Revue de Paris, décembre 1830. Pour une analyse de ce texte voir BOZZETTO (Roger) : « Nodier et la théorie du fantastique ». Europe n°614-615, juin-juillet 1980, pp. 70-76 ou dans L'obscur objet d'un savoir. Presses de l'Université de Provence, 1992, pp. 157-172.
19. TERRAMORSI (Bernard) : Peter Rugg le disparu in op. cit. p. 235.
20. TERRAMORSI (Bernard) : Rip van Winkle in op. cit. p. 164.
21. IRVING (Washington) : « The Sleepy Hollow » in Wolfert's Roost' and Miscellanies, op. cit. pp. 25-40.
|