« L'essentiel cependant reste obscur »
M. Blanchot.
Le fantastique « fin de siècle » est mal connu, on tend presque à l'éviter, et l'on ne s'y réfère que pour quelques textes. On oublie que cette époque a produit — entre autres — des récits nombreux, et d'une qualité qui rivalise aisément avec ceux des « grandes » périodes du fantastique, aussi bien celle du romantisme que celle, « classique », de Maupassant — par ailleurs contemporain de Jean Lorrain, Marcel Schwob et Robert Louis Stevenson.
Cette occultation et ce mépris tiennent au fait que la notion de « fin de siècle » a mauvaise presse en France. On l'a, en effet, totalement confondue avec l'image que certains auteurs — qui se proclamaient « Décadents » — donnaient de leur rapport à la réalité sociale et psychologique de l'époque où ils vivaient. On l'associe à Des Esseintes, le héros d'A Rebours de Huysmans, et aux Névroses de Rollinat : on n'y veut voir qu'un mélange de déliquescence, de vice et d'ennui.
Tout n'est pas faux, mais il serait anachronique et myope de n'y déceler qu'un « en marge » de l'Histoire et de simples « effets de surface ». En fait, c'est peut-être dans ces milieux, qui se présentent coupés de toute référence à la réalité sociale, que — par une ruse de cette même Histoire — ont été inventés les moyens de penser et de sentir notre modernité.
Car, on l'oublie trop, la vie quotidienne s'impose dans ces textes de façon obsédante (et, pour les personnages, gênante). Non seulement en raison de la présence de la pègre, mais de celle des viveurs, des ouvriers, et de ces anarchistes qui hantent le décor ambigu de la ville, métonymie d'une société qui entre dans la période moderne par un processus de crise.
En effet, la société européenne du dernier quart du XIXe siècle vit un bouleversement, résultat de la superposition anarchique de zones de fractures diverses. La pensée y est à la recherche de ses bases : on peut y lire la croisée de trois vecteurs qui ont évolué conjointement tout au long du siècle.
Le premier est optimiste : la Raison, la Science, la puissance de la Technique permettraient l'avènement d'une ère de bonheur identifié au progrès.
Le second est pessimiste, et le romantisme tardif l'incarne : l'accouchement de ce monde neuf se fait dans la souffrance.
Le troisième est nihiliste : il se nourrit de Schopenhauer dont les auteurs de cette fin de siècle sont imprégnés.
Ces trois vecteurs sont en interaction : les bouleversements de la pensée naissent des développements nouveaux de la technique et de la science ou les accompagnent. En quelques années, la culture cesse de pouvoir se penser comme elle l'avait fait jusqu'alors. Mais cette crise, et les moyens employés par les créateurs de cette époque pour en sortir, malgré leurs aspects hétérogènes, contradictoires peut-être, dessinent un socle épistémologique nouveau, qui sera celui de la modernité. Référons-nous à quelques faits, à quelques dates, à quelques domaines.
La psychologie prend désormais en compte les phénomènes de l'inconscient : Charcot est né en 1825, Freud en 1856 1. La place de l'homme dans la nature est remise en question : Darwin a publié L'origine des espèces en 1859 : l'animalité est en nous. En ce qui concerne la pensée politique, 1848 est la date du Manifeste du Parti communiste. Mais la Commune sera écrasée en 1872. Les illusions sur la démocratie bourgeoise, déjà mises à mal en 1852, sont maintenant tombées. Les rapports aux autres peuples sont vus dans l'optique d'un partage du monde par les grandes puissances — c'est la colonisation. 1860 voit les Européens s'imposer en Chine, les guerres du Tonkin datent de 1885. C'est aussi l'époque des grandes expositions coloniales — et le début des grandes peurs, dont celle du « péril jaune ». En Europe même, la guerre de 1870 est encore proche, et 1914 n'est pas loin.
Au plan technique, des inventions se bousculent, qui trouvent leur chantre avec Jules Verne : le gaz d'éclairage, les trains, les steamers, les ballons, les sous-marins, les canons aussi énormes que la future « grosse Bertha ». Mais elles s'imposent dans un cadre mental et social encore rigide, tout en bouleversant la vie quotidienne. Elles y créent à la fois un confort, une impression de puissance étonnante, en même temps qu'un grand sentiment de fragilité, d'insécurité, comme si cette puissance nouvelle n'avait pas exorcisé une monstruosité qui lui aurait donné naissance.
La représentation du monde elle-même est en crise : depuis 1853 la photographie est entrée dans les mœurs et la peinture doit conquérir son espace propre 2. Les peintres s'intéressent aux expériences touchant à la physique des couleurs : l'impressionnisme est là, et l'on sait quelle fut son importance en cette fin du XIXe siècle 3. Les romanciers « réalistes » d'abord, puis « naturalistes » donnent à voir, d'une façon parfois myope, un monde pris dans la logique du mercantilisme 4. Les symbolistes essaient d'y échapper par la poésie, le refus du narratif référencié.
Reste que quelques auteurs, aujourd'hui oubliés, tentent de témoigner de leur rapport au monde dans une optique originale. Sans refuser le monde de la réalité comme les symbolistes, ils ne se veulent pourtant pas prisonnier des codes de l'immanence « réaliste ». Ils tentent d'assumer le côté fantastique de l'affrontement à l'impensable, à un moment où les crises dans la compréhension du monde extérieur et dans la sensibilité du monde intérieur se superposent et s'exacerbent. Certains d'entre eux ne sortiront pas du sentiment de « décadence » et parfois d'impuissance, d'autres tenteront des issues. Le cas de Gide passant de Paludes aux Nourritures terrestres est éclairant. D'autres, enfin, se laisseront fasciner par la peinture fantastique d'un monde nouveau : celui de la ville moderne.
Aussi cette crise multiforme est-elle présentée dans des configurations complexes où entre l'imagerie de la décadence. Mais même cette constellation « décadente », malgré des excès facilement caricaturés, est le lieu d'une nouvelle sensibilité que le XXe siècle à naître coulera bientôt dans des formes nouvelles. Cette littérature « fin de siècle » se lit donc à la fois comme un aboutissement, et comme l'émergence d'une modernité en travail. Et nous pensons que le genre fantastique, avec ses spécificités, a joué un rôle non négligeable dans l'expression de cette sensibilité neuve. Il l'a fait en privilégiant, de façon explicite, les thèmes du double, du masque, du leurre. C'est ce que révèle la lecture des œuvres de Jean Lorrain, de Marcel Schwob et de Robert Louis Stevenson.
I — Pourquoi ces trois auteurs ?
Ce choix est moins arbitraire qu'il n'y paraît : ils publient vers la même époque : L'Etrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde date de 1886, Cœur double de Marcel Schwob de 1891, Jean Lorrain écrit ses contes proprement fantastiques entre 1892 et 1895 5.
Tous trois ont été journalistes, et donc au fait de la réalité quotidienne, et parfois, comme Lorrain et Schwob, dans les mêmes journaux. Tous trois ont aimé fréquenter, à un moment de leur vie, les mondes marginaux sinon interlopes : Stevenson en Ecosse, Schwob et Lorrain à Paris. Pour Lorrain la chose est connue, il en a écrit, et cela fait même partie de sa légende. Pour Schwob, comme le signalent les Goncourt, « cet érudit... a la curiosité des coins d'humanité excentriques, mystérieux, criminels ».
Sa passion pour l'argot depuis Villon jusqu'à nos jours l'entraîne à fréquenter les lieux où la langue verte prend naissance. De plus ces trois écrivains se connaissent et s'apprécient. Stevenson et Schwob correspondent, Schwob dédie à l'auteur anglais Cœur double et préface son récit « Le dynamiteur ». Jean Lorrain dédie à Marcel Schwob « Les trous du masque » dans Histoires de Masques ainsi qu' « Ophélius » dans Les buveurs d'âmes. Dans « Le visionnaire », et dans « Chez l'une d'elles », il est question des effets produits sur les lecteurs par les contes de Schwob. Celui-ci dédie à Lorrain « Le sabbat de Mofflaignes » dans Le Roi au masque d'Or. Si l'on en croit Jules Renard, il se trouve dans la chambre de Marcel Schwob « un portrait de Jean Lorrain avec ses yeux enflés ». Cette appréciation réciproque va au-delà des dédicaces : leurs œuvres semblent entretenir un étrange dialogue : Schwob écrit « Mr Burke et Mr Hare, assassins » dans ses Vies imaginaires, qui renvoient au Body Snatcher de Stevenson ; il écrit l'Homme double, qui est une variante curieuse de L'étrange cas du docteur Jekyll et Mister Hyde. L'homme voilé est curieusement à mettre en parallèle avec La main gantée de Jean Lorrain, et « Les trous du masque » de celui-ci sont une variante du « Roi au masque d'or » de Schwob. Nous trouvons-nous alors simplement devant une sorte de coterie, une « société d'admiration réciproque » et de haines cachées ? Avons-nous affaire à ces littérateurs de l'ère post-symboliste que Gide caricature dans Paludes ?
Non. Car dans les trois cas, au centre de ces œuvres — et peut-être de ces vies — se trouve la présence obsédante du masque et du double. Mais dans une perspective très éloignée de celle proposée par le « double romantique », tel qu'il apparaît dans les textes de Chamisso ou d'Hoffmann. Le diable n'y a plus aucune part, il ne s'agit plus de la peur métaphysique de perdre son âme, mais bien de la terreur viscérale devant la sensation d'être hanté par une présence parasite, qui est ressentie comme horriblement consubstantielle. Ce thème du double est associé à la drogue pour Lorrain et Stevenson : éther pour l'un, mixture indéfinie pour l'autre. Pour les trois, la terreur liée à cette impression de hantise par un autre est une dimension familière. Stevenson fait dire à Jekyll « l'homme est formé d'une véritable confédération de citoyens multiformes, hétérogènes et indépendants » (p.130).
Jekyll se sent hanté par Hyde comme par un être qui est aussi lui-même et qu'il hait. Un « être non seulement infernal mais inorganique » (p. 158). Schwob disserte dans la préface de Cœur double sur le fait que « la terreur est intérieure à l'homme, bien que déterminée encore par des causes qui ne dépendent pas de nous, dans la folie, la double personnalité » (p. 36). Lorrain, dans Les contes d'un buveur d'éther, qui se situent à la limite de l'autobiographie romancée, en donne une image : « Une chose horrible et mystérieuse habitait avec moi dans cet appartement, une chose invisible mais que je devinais accroupie dans l'ombre et me guettant, une chose ennemie dont je sentais parfois le souffle passer sur mon visage et presque à mes côtés l'innommable frôlement » (p. 102).
Terreur, masque, drogues, hantise d'un double « réel » : les points de rencontre sont remarquables, comme le fait qu'ils renvoient à une thématique classique dans le fantastique. Mais ces auteurs l'inscrivent dans un décor très particulier, celui d'une époque historiquement précise, dont les traits passent par diverses tentatives d'imagerie, y compris la décadente, mais sans s'y réduire.
II — Aspects d'imagerie décadente fin de siècle de cet univers fantastique
On a l'impression que tous les auteurs, auxquels renvoient d'ailleurs les dédicaces de Schwob ou de Lorrain, se connaissent, se citent, écrivent pour un petit cercle qui partage les mêmes valeurs. Ils semblent vivre entre eux, hors du monde de la réalité quotidienne. Les références à l'art, à la décoration, aux poèmes — comme ceux cités par Lorrain dans ses récits tiennent apparemment lieu de « vie réelle ».
D'où une impression d'étouffement, d'enfermement dans des appartements emplis de statues, de tapis orientaux, et qui servent de décor à des conversations et à des vices suprêmement raffinés 6. On se rappellera ces chambres dépeintes par Jean Lorrain pour y situer ses personnages d'éthéromanes en proie à des hallucinations 7. Des bijoux, des tentures, des statues décapitées, et la Primavera de Botticelli y composent des paysages mentaux troubles et morbides, comme le monde romain tardif des Striges de Schwob 8. On peut ne voir là que les langueurs, l'ennui incommensurable d'une couche de viveurs et de dandies qui attendent de la drogue ou des perversions une échappée sans doute excitante et éphémère. Ils ne manquent d'ailleurs pas de s'en plaindre, avec une urbanité cynique, avant de repartir à l'aventure dans des bals masqués, ou dans les zones mal famées de « fortifs » 9. Leur vie se veut à l'écart de ce qui se passe dans le monde de la réalité sociale. Ce monde se manifeste pourtant. Chez Lorrain par la peur de l'anarchie, chez Marcel Schwob la peur de l'avenir avec l'image de la Révolution où l'humain cède la place à un complot de machines tueuses 10. Ils le pensent de plus, comme Lorrain dans « Le possédé », d'une laideur universelle dont ils se jugent, quant à eux, indemnes : « As-tu déjà remarqué comme la laideur des gens rencontrés dans les rues, de petites gens surtout, ouvriers se rendant à leur travail, petits employés de bureaux, ménagères et domestiques, s'exaspère et s'aggrave d'aspects fantastiques dans l'intérieur des omnibus ».
Mais le paradoxe tient à leur attirance envers ces autres, qui fascinent par leur seule présence, à condition qu'elle soit colorée d'exotisme ou soit perçue (ou donnée à percevoir) dans l'incertitude du regard propre au fantastique. Aussi trouvons-nous leurs personnages à l'affût de divers ailleurs : on a parlé de l'amour des lieux chauds, des fortifs, il faudrait y ajouter la nuit, les fiacres et les bals masqués chez Lorrain. Chez Schwob le contexte est moins systématiquement parisien : on y sent l'innommable, venu de divers lieux. De la guerre par exemple. Avec cette histoire atroce de deux soldats défigurés, comme des « pantins de chair » dont les seuls orifices restants sont la bouche — sans la langue — et les oreilles, et qui trouvent leur seul plaisir à fumer la pipe en produisant des jets de fumée 11. Il vient aussi de l'Orient et de ses mystères, comme on le voit avec les Thugs qui hantent les cauchemars d'assassins devenus fous comme dans « L'homme voilé ». Chez tous, on voit vivre tout un monde bigarré dans les nouveaux transports en commun, les trains en particulier qui chez Schwob apportent le choléra bleu, à moins qu'ils n'abritent de curieux meurtriers hypnotiseurs, venus d'un imaginaire Turkestan. La réalité sociale est donc présente avec ses guerres lointaines ou proches, ses hôtels borgnes, ses banlieues, ses quartiers mal famés, ses cochers aux masques de Carnaval à Paris, ou ses « slums d'une ville de cauchemar » 12, le Soho où se terre Mister Hyde dans un brouillard qui cache ses « plaisirs monstrueux ». La ville est présente, fascinante, elle est double, mystérieuse et dangereuse, comme l'avoue un personnage de Lorrain dans « Un crime inconnu » : « Ce qui peut se passer dans une chambre d'hôtel meublé une nuit de Mardi Gras, non, cela dépasse tout ce que l'imagination peut inventer d'horrible ».
Et seuls quelques-uns, sous le masque et dans la lumière du fantastique, peuvent appréhender l'avers et le revers de cette nouvelle réalité moderne.
III — La lumière énigmatique du fantastique
Pourquoi le choix du genre fantastique par ces auteurs ? On ne peut le réduire à la constatation qu'aussi bien Lorrain que Schwob font de nombreuses allusions à Hoffmann, à Poe et à ses personnages, aux toiles de Goya, ou aux esquisses de Callot. Mais c'est quand même une indication intéressante : le fantastique des auteurs de cette époque n'est pas naïf. Les auteurs n'ont pas la prétention d'en inventer la trame : ils le connaissent et l'avouent, mais en utilisent les effets de façon originale. Notre hypothèse est celle-ci : les textes produisant des effets de fantastique sont pour cette époque un moyen privilégié d'aventure en accord avec une écriture. Ces récits ainsi permettent, (peut-être le genre fantastique est-il le seul à pouvoir le permettre) l'inscription figurale de l'impossible à concevoir. Seul, il rend visible la réalité sentie comme totalement hétérogène — à un moment où une crise dans le monde social extérieur comme dans la représentation de l'univers psychique coïncident. Ces textes permettent que s'expriment l'incertitude du regard et de la pensée.
L'incertitude liée à l'impuissance de la raison à se représenter la réalité dans toutes ses dimensions est en effet constitutive du genre fantastique : on la trouve présente dès l'origine du genre dès les premiers récits de la fin du XVIIIe siècle et de l'époque romantique. Pensons en particulier au Diable amoureux de Cazotte (1772) qui joue sur la confusion du rêve et de la réalité, ou au Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki (1805 ?) qui se construit sur des effets de dédoublement. Cette hybridation inquiétante du cauchemar et de la vie à l'état de veille, cette thématique comme cette fascination pour le double se trouvent subtilement développées dans les récits allemands de la période romantique. En particulier dans l'œuvre séminale d'Hoffmann qui, le premier sans doute, procède à la fascinante contamination des images oniriques et des perceptions, des hallucinations morbides et des visions grotesques.
L'œuvre d'Edgar Poe — lui aussi souvent cité par Lorrain — contribue à mettre l'accent sur les relations entre l'horreur née du Surnaturel et le monde de l'irrationnel. A sa suite, les récits de la seconde moitié du siècle se nourriront des avancées de la psychiatrie, des recherches métapsychiques et des paradis artificiels. Stevenson, Schwob, et Jean Lorrain après Maupassant, seront fascinés par l'aliénation et le dédoublement.
Le fantastique est aussi un genre susceptible faire lire l'irreprésentable dans le cadre de la fiction, et donc de le donner à ressentir — plus qu'à imaginer. Par exemple, pour le romantisme allemand, le rêve et la folie étaient devenus l'horizon d'une vérité « essentielle ». Ce qui s'est formulé par le lyrisme des poètes et l'invention du fantastique hoffmannien. Mais très tôt aussi, le récit produisant des effets de fantastique est devenu une manière originale d'inscrire l'impensable social. L'exemple d'Eugène Sue dans Les Mystères de Paris est probant à cet égard 13. Le personnage double de Rodolphe, les « masques sociaux » que sont le Chourineur ou Le Maître d'Ecole, sont un moyen pour l'envers (ou le cœur caché) de la ville et de l'économie bourgeoise d'acquérir un trouble droit d'apparaître à l'horizon de la pensée d'une époque. Pour l'esprit du temps, cette advenue n'est supportable que sur le mode fantomatique, et seul le fantastique en permet l'inscription incertaine. Car si le nouvel ordre du monde est encore impensable, la pauvreté et l'injustice sont indéniables : la solution romantique de Sue consiste en une sorte d'idéalisation de la misère et l'apparition de sauveurs philanthropes, ce n'est alors plus recevable.
A la fin du siècle, on n'en est plus à imaginer des solutions sociales, car celles-ci sentent le soufre, les anarchistes, la Commune 14. Les choses sont ainsi, impensables, laides, monstrueuses, intangibles. La solution « poétique » de Sue ne convient plus.
Chez Stevenson, le dédoublement de Jekyll n'est pas qu'un jeu de masques et d'habits, comme pour Rodolphe. Une fois qu'il a été Hyde, Jekyll en demeure hanté. Il en va de même de l' « Homme double » de Schwob. Alitoff, le héros des Récits de l'éther de Jean Lorrain, demeure possédé par les lieux, les objets, par les situations où il a été plongé pendant ses cauchemars d'éthéromane. Sous le masque du civilisé, la sauvagerie est présente, l'animalité à fleur de peau, comme le constate Jekyll voyant ses mains recouvertes d'une pilosité qui appartient à Hyde. Cette inquiétante duplicité fait irruption dans les lieux les plus aseptisés de la modernité technique : dans les omnibus, les chemins de fer — qu'on se réfère à l' « Homme voilé » de Schwob, à « La main gantée » ou à « Un crime inconnu » de Lorrain. Elle surgit toujours, sans explication, comme une présence obscène.
Le monde des personnages de nos trois auteurs est un monde à la surface brillante et douillette, artistement senti, fait de rappels à l'art (Goya, Botticelli, Burne Jones, Whistler, Callot, les étoffes précieuses, les statues de Donatello, les bijoux). Mais il est hanté par la sauvagerie, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur. Celle des monstres du psychisme et celle de la réalité sociale. Car les monstres pullulent sous cette surface aussi mince que celle d'un masque. Ils sont de diverses sortes : on y trouve la maladie, l'horreur, la lèpre — voir « Le Roi au masque d'or » — ou une animalité consubstantielle à l'humain : celle de Mister Hyde. Pire encore, les monstres brillent par leur absence, comme on le voit dans « Les trous du masque ». Et à l'extérieur que remarque-t-on ? Une réalité sociale insoutenable, celle de la violence nue.
Celle des bas fonds de la nuit et de l'argent. Celle de l'Américain qui promène un rasoir sur le cou des prostituées, dans « Un jour qu'il neigeait ». Celle de la guerre avec ses « Sans gueule », ou bien celle du Choléra. La violence, la peur sont présentes dans tous les textes et le fantastique s'immerge dans l'insoutenable de cette présence. Elle apparaît partout, dans une lumière qui est celle des « compartiments de première classe » et rend visible une « brutalité qui souligne tous les traits en les déformant. Cela tient à la fois du réflecteur de la morgue et de la lumière diffuse d'un amphithéâtre » écrit Lorrain in « La main gantée ».
Réalité insoutenable, et que l'on fuit car ce ne sont plus les monstres qui hantent ce monde mais bien plutôt cette « dure réalité » du monde qui hante les personnages. « J'ai la terreur non pas de l'invisible mais de la réalité... c'est dans la réalité que je deviens visionnaire... C'est le passant, c'est la passante, les anonymes mêmes de la foule coudoyés qui m'apparaissent dans des attitudes de spectres, et c'est la laideur, la banalité même de la vie moderne qui me glacent le sang et me figent de terreur... Je n'ai jamais vu nulle part plus ignobles caricatures du visage humain », soutient le personnage peint par Lorrain dans « Le possédé ».
La différenciation d'avec le fantastique romantique est analysée, par Jean Lorrain lui-même, dans un texte quasi programmatique : « La Lanterne Magique » 15. L'un des interlocuteurs regrette le fantastique romantique et ses illustrations, « les Tony Johannot », « les tombes au clair de Lune », les « petits exorcismes » et leur « mise en scène ». L'autre réplique en assurant que « jamais le fantastique n'a fleuri, sinistre et terrifiant comme dans la vie moderne »(p. 40), cette « pleine vie moderne » où — ajoute-t-il — nous marchons « au milieu des damnés, spectres à tête humaine et autres épouvantements » (p. 41). Il oppose la fantaisie de l'Olympia du conte d'Hoffmann à une femme réelle, moderne, innommable qui est un « produit d'exportation, qui vient d'Amérique... Emaillée jusqu'au nombril à cause des robes de bal », elle [...] « semble respirer comme une personne naturelle », mais c'est un « mannequin de parade » et il se demande « quelle sorte d'âme intermédiaire peut bien habiter ce corsage » (p. 42).
Nouveau décor, nouvelles énigmes, nouvelles épouvantes, nouvelles hantises : cela constitue l'une des réponses à l'être-au-monde des fantastiqueurs de cette fin de siècle. Mais pour autant, cet épouvantement devant la réalité, qui est la contrepartie de la déliquescence décadente et de ses ruses sophistiquées, n'aboutit pas simplement à un repli effarouché sur un espace subjectif. Il débouche sur une nouvelle manière d'appréhender des choses nouvelles, même si elles ne sont entrevues que par le biais de la peur.
IV — Vers une modernité fantastique ?
Le travail de la représentation, qui tend à faire place et donner figure à la réalité dans un lieu où elle est impensable, lui confère des traits monstrueux. Aussi bien chez Lorrain — par le biais des visions provoquées par l'éther — que chez Schwob où cela passe par les cauchemars, ou que chez Stevenson où les fantasmes sont liés au pouvoir des sciences chimiques. Ce qui demeure néanmoins c'est l'aspect multiforme de l'humain et du désir, dans un monde qui n'a de cesse de les exclure ou de les marginaliser 16.
Il suffit cependant de bien peu de choses pour que ces cauchemars horrifiques, pris dans une perspective différente, ouvrent sur un espace de modernité. Les décors de Lorrain et de Schwob s'offrent en effet sans trop de peine à une lecture qui sera celle des surréalistes. Ceux-ci pourront y puiser de quoi formuler, en termes de « merveilleux », leur propre conception, qui est devenue la nôtre, de la modernité. Le recours au fantastique ne sera plus nécessaire, dès lors que ces représentations deviendront nommables et figurables. Elles seront alors assumées dans le cadre d'une écriture qui ne dénie plus ce dont elle parle, mais l'exhibe comme un trophée onirique.
Comment ne pas voir dans « L'un d'eux » de Lorrain un possible tableau de Paul Delvaux ou de Léonor Fini ? « Le masque accoudé, presque couché dans les grands plis de son burnous, ses deux jambes étonnement fines allongées sur la banquette » qui « tenait à la main un petit miroir de poche et s'y regardait longuement » ; or « il se regardait et la cagoule argentée lui recouvrait toujours le visage » (p. 160).
Comment ne pas saisir que l'homme décrit de manière horrible par l'interlocuteur romantique de « La lanterne magique » est une préfiguration des mannequins d'un Giorgio di Chirico ou d'un Max Ernst : « Un traité de mathématiques spéciales à la place du cœur, des besoins de goret à l'entour du ventre, des martingales et des tuyaux d'horlogerie dans le cerveau » 17 ?
De même, les guillotines autotractées de La Terreur future semblent une sorte de préfiguration des objets surréalistes. Sade, leur lumière noire, est présent chez Lorrain avec « Dolmancé ». Jud, dans « L'Homme voilé », avec ses capacités hypnotiques et sa férocité, sa capacité à faire porter sur d'autres la suspicion à propos des crimes qu'il commet, est une préfiguration du Fantômas à qui Desnos consacrera bientôt sa fameuse complainte.
N'oublions pas non plus que cette époque voit également s'affirmer d'autres précurseurs de notre modernité « surréaliste classique » : Alfred Jarry par exemple, qui dédie Ubu Roi à Marcel Schwob, dont le Livre de Monelle influencera le surréaliste Michel Leiris. Les post-surréalistes reliront, eux aussi, avec intérêt ces œuvres oubliées de la culture officielle et y puiseront. Jorge Luis Borges s'emparera chez Schwob de l'ouverture magnifique des Vies imaginaires, de l'érudition comme procédé de fantastique, et même de certains thèmes comme la contraction du temps en rêve. C'est de la nouvelle de Schwob « Le Sabot » que l'écrivain argentin nourrira son propre texte intitulé « Le Sorcier ajourné » 18.
Quelques années suffiront pour qu'un bouleversement copernicien se produise, et que notre modernité prenne naissance sur le terreau de cette « littérature fin de siècle », en effaçant avec un soin minutieux les traces de certaines de ses origines.
Conclusion :
Il est toujours difficile de rendre justice à une époque, car nous pouvons toujours y découper, dans sa trame épaisse et hétérogène, au gré de nos propres lignes d'intérêt — et parfois au prix d'anachronismes — des paysages qui n'y figuraient qu'en pointillé. Mais, devant le consensus qui s'est fait jour depuis longtemps pour dénier à cette fin de siècle toute légitimité créatrice, et n'y pointer avec dédain qu'un cul-de-sac de l'Histoire, il est peut-être sain d'aller voir de plus près. De relire les textes qu'elle a produits, de connaître les hommes qui les ont écrits et les thèmes par lesquels ils tentaient de donner sens à l'époque de crise qu'ils vivaient. Ce n'est pas un hasard si les textes où cette fin de siècle s'évertuait à penser le nouveau, sans peut-être en avoir les outils conceptuels, relèvent d'abord du fantastique. Ni si dans le vaste grenier onirique du fantastique, ces écrivains ont choisi le thème du double impossible et intérieur, où le masque est le visage même, ce qui dissimule l'impossible à voir.
On aperçoit aussi la diversité des approches ; au-delà de la communauté des thèmes, Lorrain, Schwob, Stevenson ont des démarches spécifiques et irréductibles. Cette époque dont la Vulgate postérieure a donné une image plate et fausse à force de la réduire à quelques traits caricaturaux, est riche, sulfureuse et hantée certes, mais inventive. Sa caricature a pour effet de couper de ses origines la pensée du moderne. Elle laisse un immense vide entre les années du symbolisme et le surréalisme, alors que cette fin de siècle fut un temps d'intense bouillonnement, de recherches incessantes.
Recherches brouillonnes, certes, mais énergiques, pour tenter de penser et de figurer l'irruption de l'absolument nouveau de la réalité. Cela dans un contexte idéologique qui voulait imposer des normes, n'acceptant de couler le vin nouveau que dans des outres reconnues.
N'oublions pas non plus que ces textes existent en eux-mêmes, avec une beauté souvent irritante, qui engendre toujours le même plaisir de récit, c'est-à-dire, si l'on en croit Maurice Blanchot, « le plaisir de ne prétendre à rien ».
Notes : 1. Ponnau Gwenhaël : La folie dans la littérature fantastique. Ed Du CNRS. Toulouse, 1987 (PUF 1999).
2. C'est en 1853 que les frères Mayer deviennent « Photographes de l'Empereur ». Ils publient associés à P.L. Pierson La Galerie des plénipotentiaires au congrès de Paris. Paris, Bourdin, 1856.
3. Francastel Pierre, Peinture et société. Idées art, Gallimard, 1965 : « C'est avec l'impressionnisme que se pose vraiment la question de l'effondrement de l'ancien espace plastique » (p. 117).
4. On a fait grand cas de la photographie dans ses rapports avec le naturalisme, surtout à propos de Zola. On a moins étudié l'influence de la photographie, cette nouvelle manière de prendre en compte une réalité et ses « restes », dans le cadre du fantastique. Pour une amorce de réflexion : Bozzetto Roger : « La photo fantastique » in « Monstres et Monstruosités ». Métaphores n°14, Nice, 1987, p. 159 passim.
5. Les citations seront tirées des éditions suivantes : Stevenson Robert Louis : L'Etrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde. UGE, 10/18 n°1044, 1976 ; Schwob, Marcel : Cœur double / Mimes. UGE, 10/18 n°1298, 1979 ; Schwob Marcel : Le roi au masque d'or / Vies imaginaires. UGE, 10/18 n°1299, 1979 ; Lorrain Jean : Contes d'un buveur d'éther. Marabout n°514, 1975 ; Lorrain Jean : Histoires de Masques. Christian Piro, 1987. Contient une bibliographie complète.
6. Le visionnaire » et « Le possédé » in Jean Lorrain : Contes d'un buveur d'éther.
7. Réclamation posthume » et « Ophélius » in Contes d'un buveur d'éther.
8. in Cœur double.
9. Un soir qu'il neigeait » in Contes d'un buveur d'éther.
10. La Terreur future » in Cœur double.
11. Les sans gueule » in Cœur double.
12. L'étrange cas du docteur Jekyll et de Mister Hyde, p. 64.
13. Bozzetto Roger, « Eugène Sue et le Fantastique ». Europe. n°643/4, 1982.
14. Bakounine rompt avec les socialistes en 1872. L'anarchisme littéraire se poursuit avec le Prince Kropotkine, Elisée Reclus, Louise Michel. L'anarchisme actif est présent dans ces années de fin de siècle : 1892, exécution de Ravachol ; 1893 : attentat de Vaillant ; 1894 : attentat d'Emile Henry et lois renforcées par le gouvernement dans sa lutte contre les anarchistes.
15. in Histoires de masques op. cit. pp. 38-43. Le récit est dédié à Marguerite Moreno, qui fut l'épouse de Marcel Schwob.
16. Le pire de mes défauts était cette vive propension à la joie qui fait le bonheur de beaucoup mais que je trouvais difficile à concilier avec mon désir de porter la tête haute... Il résulta de là que je ne me livrai au plaisir qu'en secret » (confession du Docteur Jekyll, p. 128).
17. in Histoires de masques op. cit. p. 40.
18. Le sabot » in Cœur double op. cit. p. 57. « Le sorcier ajourné », recueilli par Roger Caillois in Puissances du rêve. Club Français du livre, 1962, pp. 15-17.
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