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Le cauchemar et ses frissons

Roger BOZZETTO

Le fantastique dans tous ses états. Presses de l'Université de Provence, pp. 176-187, 2001

          « La littérature fantastique ne délivre aucun message, elle communique un frisson »
          Hubert Juin 1

          Ce « frisson », c'est aussi l'un des effets du « sentiment de fantastique » que Cortázar indique comme primordial, en ce sens qu'il est antérieur à toute littérature, et qui conforte l'intuition lovecraftienne selon laquelle la peur devant l'inconnu est la première et la plus ancienne des émotions humaines 2.
          Ce type de « frisson », c'est-à-dire l'implication physique dans une situation où de l'angoisse est en jeu, nous le retrouvons dans le cauchemar. Sous divers noms, celui-ci est présent depuis longtemps. Dans la mythologie grecque, le cauchemar prend la figure de l'un des Géants, Ephialtes, petit-fils d'Hécate 3 — la Lune à triple face. Blessé aux yeux et devenu aveugle lors du combat des Géants contre les dieux de l'Olympe, il est obligé de continuer à se battre dans le noir, comme un rêveur qui s'agite dans les labyrinthes du sommeil avec des sensations de pesanteurs, et des vertiges 4. Les médecins, depuis Hippocrate qui le décrit comme phénomène somatique, jusqu'aux récentes études sur le rêve et le sommeil, s'y sont peu intéressés, pas plus que les psychanalystes. En revanche, les études sur la présence et le rôle du cauchemar dans la littérature sont extrêmement rares.
          De plus, dans ces rares cas, ce n'est pas le cauchemar qui est primordial : par exemple Jacques Bousquet étudie les thèmes du rêve, il ne s'intéresse que très marginalement au cauchemar. Au point que Jean Decottignies 5, malgré le titre alléchant de sa thèse portant sur la poétique du cauchemar, peut écrire sans ambages : « On ne tiendra aucun compte de l'opposition coutumière entre cauchemar et rêve » (p. 16).
          Ce qui est un choix difficilement acceptable, et surtout immotivé dans le cadre d'un ouvrage portant un tel titre. De fait, cette propension à focaliser sur l'étude du rêve tout en évitant soigneusement d'aborder le cauchemar en tant que tel interpelle, comme on dit, le curieux, et surtout l'amateur de littérature fantastique.
          Aussi, contrairement au postulat de Decottignies, nous tenterons de différencier l'espace onirique de la présence du cauchemar afin de montrer que la narration, et en premier lieu la narration fantastique, ne confondent pas la description du rêve et celle du cauchemar, et ne les utilisent pas indifféremment, ou pour des effets semblables.

          Le rêve et la littérature : quelques points de repère

          On peut avancer deux éléments de réflexion concernant les rapports du rêve et de la littérature.
          D'une part que les textes non littéraires connaissent le récit de rêve depuis, pour l'Egypte, 2000 ans av. J.C. Que la littérature chinoise connaît le récit de rêve depuis très longtemps 6. De plus, Homère distingue deux sortes de rêves selon qu'ils sortent des portes d'ivoire (Oneiros) et sont des songes prophétiques, ou de corne (Enhypnion) et ce sont alors des remixages sans signification de restes diurnes. Mais ces rêves, issus de la porte de corne, peuvent aussi se concevoir comme la manifestation onirique de désordres corporels, et par là, se rapprocher de la description hippocratique des cauchemars.
          D'autre part, comme l'affirme Jean Bousquet (p.18), il existe peu de rêves, sans parler de cauchemars, dans la littérature occidentale avant 1780. Notons quand même que cette date correspond à la naissance du roman gothique — 1764 : Le château d'Otrante ; qu'elle se situe dans l'époque romantique — 1774 : Burger, « Lénore » ; 1782 : Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire ; 1784 : Jean-Paul Richter, La loge invisible ; et qu'elle anticipe légèrement par rapport à l'advenue de la littérature fantastique — 1796 : Tieck, Egbert le Blond ; 1806 : Nodier, « Une heure ou la vision ».
          Vers cette date, de fait, le rêve comme son ancrage ou sa fonction littéraire change de statut.
          Avant l'époque romantique, dans la littérature européenne le rêve s'inscrit dans un cadre où la Surnature joue un rôle, et où il apparaît comme un message venu de la divinité, tout en étant un moyen de la narration dramatique (voir le songe d' « Athalie »). Ajoutons que le récit de rêve est alors bien circonscrit : il est présenté comme le fait d'un rêveur donné comme tel — le personnage s'endort et rêve — et le récit de son rêve est enchâssé dans le texte narratif ou dramatique. Il apparaît ainsi comme un texte clos, et prend par rapport au récit enchâssant une fonction qui selon les cas peut être allégorique ou symbolique.
          Le statut du rêve change à partir du moment où il est revendiqué comme source de l'œuvre, comme c'est le cas dans Le château d'Otrante, ou dans Frankenstein. Il change surtout dans son ancrage, lorsqu'il n'est plus perçu comme un envoi prophétique, prémonitoire, ou d'avertissement, mais comme un espace psychique interne, neuf et à explorer. Il peut ainsi apparaître comme un espace transitionnel où la réalité objective et la pertinence de sa saisie subjective se rejoignent. Il est conçu alors comme une sorte de « surréel », tel que le vivent les personnages de Gautier dans « Le pied de Momie » ou « Arria Marcella ». Mais il peut aussi déborder plus largement le cadre du récit inséré, et se donner à lire comme « l'épanchement du songe dans la vie réelle », aussi bien dans l' « Aurélia » de Nerval, texte au statut littéraire indéfini, que dans le texte plus classique qu'est « La morte amoureuse ». Qu'en est-il du cauchemar, et suit-il la même évolution ?

          Du cauchemar vécu au cauchemar en littérature

          Le rêve, tel qu'il se donne à lire dans les textes d'après 1780, apparaît comme une sorte de texte confus, de rébus parfois, il ne met en jeu que des images plus ou moins déformées et venues de la réalité diurne, qu'il propose dans une syntaxe originale, à première vue assez indéchiffrable. Certains de ces rêves « modernes » sont euphoriques, d'autres angoissants : les images en sont noires, et le personnage éprouve un mal être certain. De plus, les images ne sont pas simplement plus sombres, elles sont aussi organisées en séquences désordonnées et mettent en route des scénarios de vertige ou de chute. Bousquet propose d'interpréter que « les rêves d'angoisse moderne reflètent l'enfer populaire moderne comme les rêves d'enfer de Dante ou Jérôme Bosch reflétaient l'enfer populaire au Moyen Age » (p. 235).
          Mais même ces rêves d'angoisse ne doivent pas être confondus avec des cauchemars.
          Le cauchemar, et ceci est repéré dès Hippocrate, même si la première description clinique remonte à Oribase au IVe siècle, n'est pas simplement noirceur des images et désordre des séquences. Il est lié à des aspects physiologiques récurrents, à savoir la suffocation, la sensation d'un poids sur la poitrine, des mouvements désordonnés du corps, et un réveil panique. Pour Ernst Jones aussi le cauchemar se décrit comme une impression de peur, un sentiment d'oppression avec poids sur la poitrine et la conviction d'une sorte de paralysie impuissante 7. Gilbert Maurey ajoute que l'action y est brève, ramassée en quelques images dont l'une très forte et que l'éveil survient brusquement, le sujet se déprenant difficilement de ce qu'il vient de vivre 8. Là où le rêve, par son « bien-géré » assure sa fonction de retour au sommeil, le cauchemar est une sorte d'échec du rêve à préserver le sommeil et conduit au réveil en urgence 9. En fait moins qu'un rêve qui tourne mal, mais le fait pour le rêveur de toucher à un réel qui ne peut se symboliser dans le cadre du rêve, et qui, se frayant quand même une place vers la conscience, aboutit à la panique lors d'un éveil nécessaire après diverses somatisations désagréables 10. Après ces quelques repères cliniques, voyons ce que nous propose la littérature.

          Le cauchemar littéraire

          On peut trouver, dans la riche littérature chinoise, de nombreux textes qui mettent en scène le rêve, et ce, depuis au moins le Ve siècle av. J.C. On a pu étudier ailleurs les caractéristiques spécifiques de cet espace onirique 11. Or les sinologues, curieusement, nous apprennent qu'il n'existe pas de mot spécifique pour désigner le cauchemar, qui se traduit simplement par « mauvais rêve ». Il n'empêche que dans Le rêve du Pavillon rouge on est en présence d'une description qui se rapproche de celle d'un cauchemar.
          Dans le récit LXXXII, sœurette Lin, en proie à de mesquines jalousies, et amoureuse de Frérot Jade, craint d'être donnée en mariage à quelqu'un qu'elle n'aimerait pas. Elle est allongée, habillée sur sa couche, après avoir pleuré. Sans que le texte marque un changement d'espace, « elle voit soudain s'avancer vers elle une petite soubrette, sans doute entrée dans la chambre sans qu'elle s'en soit aperçue » (p. 588). S'ensuit une série de dialogues qui rendent Lin de plus en plus malheureuse. Jade arrive enfin mais s'ouvre le sein et en sort son cœur pour le montrer à Lin, puis il succombe alors qu'elle l'étreint en sanglotant, et qu'il s'abat sur le sol. Elle éclate alors en lamentations cependant que sa camériste accourue lui crie « Mademoiselle ! A quel cauchemar êtes vous donc en proie ». Lin s'éveille mais « des sanglots lui montaient encore à la gorge ; son cœur battait à grands coups désordonnés ; son oreiller était tout humide de larmes ; un grand frisson... lui glaça d'un seul coup tout le corps et le cœur » (p. 592).
          L'aspect cauchemardesque tient, d'une part au fait qu'il n'y a pas d'enchâssement marqué, et que Lin entre dans l'espace onirique sans que le lecteur en soit averti, et d'autre part — outre les images incohérentes du sacrifice de Jade — aux attitudes de pleurs, de chute et de cris de la jeune fille, qui se retrouve ensuite, après son éveil, en proie à des sensations physiques réactives. Mais, à part l'image du cœur offert, qui dans le contexte du récit ouvre sur une dimension allégorique, ce récit de cauchemar ne débouche pas sur la dimension fantastique.
          L'un des premiers textes littéraires européens où l'on trouve un récit de cauchemar est sans doute le récit fait par le personnage d'Aristomène, dans « L'Âne d'or » (encore intitulé « Les métamorphoses ») tiré d'Apulée (125-180) 12. Le texte commence par « Je venais de m'assoupir. Tout à coup, avec un fracas, la porte s'ouvrit ». On peut se croire dans un rêve ou dans la réalité : rien à ce moment n'indique un changement de plan. Mais Aristomène assiste à d'étranges scènes. Son ami, malgré le bruit fait, continue de dormir. Le narrateur est présent et montré du doigt par le personnage d'une sorcière, qui égorge l'ami et sort. Pendant ce temps Aristomène « sent une sueur froide... un tremblement convulsif me remue jusqu'aux entrailles, et imprime de telles secousses à tous mes membres que le lit s'agite et semble danser sur mon dos » (p. 98). « J'étais gisant à terre, tout haletant ». Dans une sorte d'accès de fièvre il veut sortir de la pièce, mais se heurte au portier. Son ami, qu'il a vu égorgé, est devant lui, intact... mais il avoue « j'ai rêvé qu'on me coupait le cou ».
          Même s'il manque à cette description un des aspects cliniques, à savoir le sentiment d'oppression, les autres caractéristiques y figurent : l'angoisse, les séquences désordonnées, et surtout les effets somatiques : sueur froide, tremblement, agitation, et même réveil au bas du lit. De plus, et c'est là une caractéristique propre au cauchemar littéraire, on assiste dans la panique à une contamination de l'espace onirique subjectif et de celui de la réalité objective, comme pour le récit chinois. Mais ce récit de cauchemar crée un sentiment de fantastique, car l'ami en question, un peu plus loin dans le texte, se penchant sur l'eau pour boire voit soudain sa gorge s'ouvrir et sa vie se perdre. Cela oblige à une relecture de ce que l'on imaginait être le rêve d'Aristomène et qui était en fait, malgré la phrase qui signalait l'entrée du narrateur dans le sommeil, une réalité se situant dans un espace ensorcelé. En effet, l'ami avant de sombrer dans le sommeil signalait que la femme qu'il tentait de fuir était « Mérôe une magicienne » dont il contait les peu ragoûtants exploits.
          Cette lecture des événements à la fois double et qui laisse dans l'impossibilité de trancher est un moyen de créer le sentiment de fantastique. Qu'en est-il dans les textes qui se réfèrent explicitement à ce genre littéraire ?

          Le cauchemar et le récit fantastique

          On pourrait distinguer quatre types de rencontre entre le cauchemar et les récits fantastiques.
          D'abord le bref récit de cauchemar inséré dans un texte, comme on l'a vu dans Le rêve du Pavillon rouge, et que l'on peut rapprocher du rêve de Frankenstein au chapitre V du roman, après qu'il a donné la vie à la créature et qu'il l'a abandonnée. On le voit, jeté tout habillé sur le lit, assister dans son cauchemar à des superpositions horribles : sa fiancée vivante remplacée par la mère morte au moment où il lui donne un baiser, les vers qui rampent sur le linceul de la mère (ou de l'épousée), le tout dans des tressaillements et un éveil dans l'horreur. C'est un cauchemar, pris dans un texte qui par certains aspects relève de l'horreur fantastique, mais qui conserve, comme dans les rêves des textes gothiques, une fonction de prémonition, au moins pour le lecteur.
          Nous trouvons ensuite le récit d'un cauchemar qui prend la place centrale d'une nouvelle, son espace subjectif envahissant l'univers extérieur, comme on peut le voir avec « Le verrat » de Hodgson. Un personnage se dit envahi par une entité étrangère pendant qu'il dort. Il ne peut plus, alors, se permettre de dormir car il se sent alors emporté vers un gouffre où l'attend celui qu'il nomme le Verrat, à cause des grognements qu'il entend et auxquels lui-même, par mimétisme répond en écho lors de phases de sommeil, où, tout en tentant de s'échapper, il se débat en vain.
          Carnaki, le « détective de l'étrange », va le protéger. Mais malgré ses charmes et autres talismans, il se sent lui aussi prisonnier d'une sorte de lumière boueuse qui suinte et risque de l'engloutir, avec celui qu'il est censé protéger, pour l'amener au cœur de ces ténèbres où trône le Verrat, ressenti — viscéralement et métaphysiquement à la fois — comme entité du Mal. Nous avons là un exemple de contamination du monde d'un cauchemar personnel, celui du personnage, posé comme en rapport avec un espace présenté à la fois comme subjectif par le rêveur, mais objectif aussi en ce qu'il semble exister là un « ailleurs » de l'intime, branché sur une strate impossible à localiser. Cette « objectivation » de l'intime est telle que Carnaki, le personnage extérieur au rêveur, se trouve englué dans cet espace onirique spécifique, qui envahit le monde de référence, à savoir celui du monde présenté comme empiriquement le nôtre. Le passage et la contamination s'opèrent dans la narration sans qu'il apparaisse pourtant ici de rupture nette, puisque Carnaki est aussi le narrateur. Le texte produit une sensation d'horreur fantastique, plus par les éléments mis en jeu, par le suspens dû à la lutte contre l'invasion que par le dénouement. Celui-ci est heureux, en ce sens que Carnaki et le rêveur en réchappent, mais laissent subsister — comme plus tard chez Lovecraft — une menace d'ordre au sens propre, métaphysique, avec la crainte d'un retour, puisque l'entité en question, même si elle a été alors repoussée, a trouvé un médium pour s'introduire dans notre univers. Cela redouble alors l'effet de cauchemar, qui passe du cas personnel d'un cauchemar à un cauchemar d'ordre cosmique 13.
          L'objectivation de l'intime d'un cauchemar peut aussi apparaître dans des nouvelles qui mettent sur le même plan de réalité des univers différents, éloignés dans l'espace et dans le temps, comme on peut le voir dans « La nuit face au ciel », de J. Cortázar. Un parisien, après un accident de moto, se retrouve à l'hôpital ou il s'endort et fait « un rêve curieux » (p. 16), pendant lequel il soubresaute au point que son voisin lui dit « Ne vous démenez pas tant, vous allez tomber du lit »(p. 17). Dans son cauchemar, il se retrouve dans un espace et un temps précolombien, dans ce qui deviendra sans doute le Mexique, et il est préparé pour un sacrifice, après une longue course. Là, la narration renverse les perspectives et nous donne à lire que c'est le guerrier sacrifié qui a cauchemardé un accident sur un « insecte de métal » 14. Ce retournement de la situation initialement attendue ouvre sur une dimension proche du « réalisme magique » caractéristique de l'originalité du sentiment du fantastique dans la littérature latino-américaine 15.
          Nous trouvons enfin, en notant cette contamination du texte entier par le cauchemar, des récits où ce cauchemar n'apparaît plus vraiment comme une partie cernable du récit, mais comme la trame du texte en son entier. Avec des différences marquées, comme on s'en doute.
          L'un des premiers textes où la contamination est saisissable sans que le cauchemar soit présenté comme tel est sans doute « L'Homme au sable » (ou « Le marchand de sable ») de E.T.A. Hoffmann. Nathanaël, poursuivant des études dans une université, raconte par lettre à son ami Lothaire qu'une rencontre avec un marchand de baromètres l'a troublé. Il ressemblait au croquemitaine dont on le menaçait dans son enfance, et qu'il avait un soir rencontré sous la forme d'un vieil et hideux avocat. Revenu chez lui et retrouvant sa fiancée Clara, il demeure sombre et se lance dans la lecture de livres mystiques. Par ailleurs il écrit un poème qu'il lit à sa fiancée. Or ce poème est composé comme un cauchemar, en voici le résumé : « Au moment où il est sur le point d'épouser Clara, Coppelius surgit et fait jaillir hors de leur orbite les yeux de Clara, qui tombent sur le cœur de Nathanaël, lequel est pris par Coppelius qui le saisit et le jette dans un cercle de feu qui tourbillonne, dans un fracas sauvage. Nathanaël relit le poème et est »saisi d'horreur« . Il le récite ensuite à Clara et le texte le peint dans sa déclamation : »le feu l'embrasait, colorait ses joues, des larmes coulaient de ses yeux« . De plus, il termine »accablé et gémissant« et »perdu dans un désespoir inconsolable« .
          Les scènes d'enfance, où Coppelius le pend par les pieds et fait mine de lui brûler les yeux, ce qui lui occasionne un accès de fièvre ; la rencontre à l'Université qui réactive ses angoisses — liées à la mort mystérieuse de son père en présence du même Coppelius ; et le poème : tout participe du même univers qui emprunte au cauchemar non seulement ses images, mais aussi les réactions somatiques et psychiques du sujet. Le récit se termine aussi dans une atmosphère de cauchemar, puisque Nathanaël, prenant Clara pour un automate, et délirant, tente de la jeter par-dessus les créneaux d'une tour avant de s'y précipiter lui-même, en présence de Coppelius. Les jeux de la focalisation, qui donnent d'abord à lire des lettres, puis passent par un relais avec un narrateur-témoin, brouillent aussi les limites entre l'univers subjectif et le monde empirique. Le tout incite à saisir l'ensemble du texte comme une sorte de cauchemar, dont Freud a donné — à partir d'un résumé qu'il a présenté — une lecture aussi passionnante que discutable.
          Très différent, mais pourtant semblable par l'effet, le texte Donald Wandrei intitulé « L'Œil et le doigt ». Rien ici qui renvoie ni à la fièvre, ni à la rêverie, ni au sommeil, et pourtant le texte, qui se présente sous l'aspect banal d'une fin de journée pour un employé moyen est de fait un cauchemar. Rentrant chez lui après sa journée, le personnage trouve sur la table de sa cuisine un œil vivant, dans une assiette, et qui le suit du regard. Pensant à une farce, le personnage descend l'œil dans la poubelle de l'immeuble, mais il le retrouve dans son assiette au retour. Cette fois, en outre, il voit une main au plafond, dont l'index est tendu. Il commence par se battre contre ces « objets » pour les évacuer, puis, pensant délirer, et cherchant un appui, il va trouver un psychiatre, qui, après avoir nié la réalité des objets au prétexte d'hallucinations, mis en leur présence, s'enfuit. Le personnage alors regarde la direction indiquée par l'index, à savoir la fenêtre, accepte l'ordre et se précipite dans le noir. Certes, il n'est pas question de cauchemar au sens propre, mais les détails renvoient à ce type de sensations. Il saisit l'œil, croyant à une farce mais « l'œil vivait, glauque et horrible au toucher » (p. 179) Quant à la main, qui est suspendue en l'air et qui bouge, « il vit clairement le sang, les veines, le derme, le tissu musculaire et les os. Mais elle ne saignait pas »(p. 181). Quand il tente de la saisir, « les doigts s'agrippèrent aux siens » (p. 181). Elle n'est « ni chaude ni froide, ni vivante ni morte... le contact... instilla en lui une terreur insurmontable... comme l'étreinte de quelque fantasme... ne provenant ni de ce monde ni d'ailleurs » (p. 182). Le psychiatre, après avoir touché l'œil glauque et mou, regarde son patient « avec haine », refuse de le garder comme patient, et le renvoie : « ceci est votre propre problème »(p. 183). La solution apportée ne peut être, comme dans le cauchemar, le réveil angoissé. Il est ici, le saut vers la mort, comme d'ailleurs dans le texte d'Hoffmann.
          Moins typé mais renvoyant à une thématique de même sorte, « La maison en sucre » de Silvina Ocampo. Mais on aurait pu choisir, dans le même recueil « Le journal de Porfiria Bernal », ou « Autobiographie d'Irène ». Il s'agit d'un récit à la première personne, un récit rétrospectif. Un homme se marie avec une jeune femme superstitieuse, Cristina. Il lui cache que la maison qu'ils vont habiter a abrité une autre personne, pour qu'elle accepte de s'y installer. Peu à peu, par de nombreux petits faits dont chacun pris à part est insignifiant, la jeune épousée change. De style d'habits, de comportements, de caractère, de voix, et même de prénom : elle accepte celui de Violette. Il l'entend dire « Je crois que je suis en train d'hériter de la vie d'une autre » (p. 244). Recherchant qui est cette Violette, le mari rencontre une des amies de celle-ci. Violette est morte, de jalousie : « On m'a volé ma vie, mais on va le payer très cher... je perdrai ma voix que je transmettrai à ce gosier indigne » (p. 246).
          Rien ici non plus qui renvoie au sommeil, ou à un espace onirique. Tout semble se passer dans l'univers du banal quotidien. Mais les règles qui régissent les comportements, les actions, les motivations, l'absence d'étonnement devant ces lois pourtant différentes, la lenteur des gestes et des réactions, tout cela signe un univers autre, comme superposé à celui que nous connaissons et où les personnages pourtant semblent vivre. La contamination est ici absolue. De plus elle ne débouche pas sur l'horreur, mais sur une résignation douloureuse devant l'inéluctable : le cauchemar s'est banalisé, il est devenu la vie elle-même.

          Freud a souvent rapproché le travail psychique du rêve et celui de la création artistique. L'un permettrait aux tensions de se résorber au prix de quelques transformations, signe d'une vigilance de la censure. L'autre permettrait un déplacement de ces tensions vers une sublimation artistique.
          La littérature a combiné les deux approches en utilisant les récits de rêves et de cauchemar. Tant que le rêve demeure circonscrit dans un lieu propre du texte, il est susceptible de fonctions assignables à la narration, comme à l'interprétation qu'il permet aux personnages et/ou au lecteur. Mais s'il déborde de son cadre, nous sommes en présence soit de textes qui frôlent le délire, comme « Aurélia », ou qui, comme Nadja d'André Breton ou Le Paysan de Paris d'Aragon, tentent de faire apparaître entre l'espace de la réalité et l'espace onirique, les traces de « vases communicants » dans le cadre d'un « réenchantement » du monde, et pour, ce faisant, contribuer à la recherche d'un point de rencontre merveilleuse.
          Le cauchemar aussi a pu être utilisé dans un cadre qui le circonscrivait, et la littérature fantastique s'est développée en étroite symbiose avec l'évolution du traitement des récits de cauchemar. Mais au lieu de simplement déborder franchement sur l'espace de la réalité, le récit de cauchemar joue sur la contamination, créant, entre le monde extérieur et l'espace cauchemardesque, des zones de mal être et d'horreur. Par empiétement d'abord, par recouvrement ensuite. On le voit dès « La Morte amoureuse », où le héros, Romuald, pris entre deux faces de soi, passant du lit nocturne de Clarimonde à sa cure diurne se fragilise et, « fatigue » au point de laisser ce qu'il croit être le monde de la réalité imposer ses lois. Le cauchemar ne fait alors que commencer, faisant du restant de sa vie « une ruine » après qu'il a lissé tuer son amante par « le prêtre imbécile ».
          Dans les textes fantastiques modernes, par exemple dans « La patte de singe » de Jacobs, ou « La presseuse » de Stephen King, le cauchemar n'est même plus saisi dans le cadre d'un songe ou d'un sommeil. Il a contaminé tout l'espace de la représentation de la réalité, au point que les limites ne sont plus visibles ni pensables entre le cauchemar et le réel. C'est maintenant la force oppressante de la réalité économique et politique qui donne forme à l'espace psychique. Ce que les textes fantastiques modernes montrent, c'est la réalité du cauchemar en tant que représentation de notre réalité. En ce sens, on peut même remarquer que cette représentation, fantastique au départ, a contaminé les autres genres, et que l'horreur cauchemardesque est maintenant visible aussi bien dans les romans noirs, les thrillers ou la science-fiction que dans les genres non marqués, comme certains romans. C'est d'ailleurs surtout vrai de romanciers caribéens, indous ou bengalis, qui subissent de plein fouet et sans l'avoir demandée l'occidentalisation du monde.

          Textes cités
          Anonyme : Le rêve dans le pavillon rouge. Gallimard, La Pléiade, 1981.
          Apulée : « Le récit d'Aritomène » in L'Ane d'Or. Ici in Caillois : Puissances du Rêve. Paris, Club Français du livre, 1962.
          Cortázar (Julio) : « La nuit face au ciel » in Les armes secrètes. Folio, 1979.
          Gautier (Théophile) : « Arria Marcella » ; « Le pied de momie » ; « La morte amoureuse » in Récits fantastiques. Livre de poche, 1989.
          Hodgson (W. Hope) : « Le verrat » in Carnaki et les fantômes. Le Masque fantastique, Librairie des Champs Elysées, 1979.
          Hoffmann (E.T.A.) : « L'homme au sable » in Contes d'Hoffmann. Club de libraires de France, 1964.
          Jacobs (W.) : « La patte de singe » in La grande Anthologie du fantastique — tome III. Omnibus, 1997.
          King (Stephen) : « La presseuse » in Brume. J'ai Lu, 1997.
          Nerval (Gérard de) : « Aurélia » in Aurélia. Garnier Flammarion, 1995.
          Ocampo (Silvina) : « La maison en sucre » in Faits divers de la terre et du ciel. Gallimard, 1991.
          Wandrei (Donald) : « L'œil et le doigt » in L'œil et le doigt. Marabout, Verviers, 1977.




Notes :

1. Juin (Hubert) : « Du fantastique en littérature : l'exemple de Claude Seignolle » in Chroniques sentimentales. Mercure de France, 1962.
2. Cortazar (Julio) : Entretiens avec Omar Prego. Ed Folio, 1986, p. 72 ; Lovecraft (Howard Philips) : Epouvante et surnaturel en littérature. 10/18, 1969, ch. 1.
3. Hécate est l'une des trois figures de la Lune, liée à Artemis, Selené. Elle est la patronne de la sorcellerie.
4. Collée (Michel) in « Coche-mare ». Numéro 6 de la revue Frénésie, 1994, pp. 9-32.
5. Bousquet (Jacques) : Les thèmes du rêve dans la littérature romantique. Didier, 1964 ; Decottignies (Jean) : Essai sur la poétique du cauchemar en France à l'époque romantique. Lille, 1973. Il en va de même pour le recueil présenté par Tom Corner : Dreams in French Literature : the Persistent Voice. Rodopi, Amsterdam, 1995.
6. Caillois (Roger) : Puissances du rêve. Club Français du livre, 1962.
7. Jones (Ernest) : Le cauchemar. Payot, 1973 : « Cette force oppressante ressentie pendant le sommeil a été personnifiée dès les temps les plus anciens, le plus souvent par une forme féminine » (p. 212).
8. Maurey (Gilbert) : « Le cauchemar 90 ans après ». Etudes psychothérpiques, n°76, 1989, pp. 139-142.
9. Guillaumin (J.) : « Le Soi comme fondement de la fonction de synthèse du moi ? Hypothèses à partir du rêve ». Revue française de psychanalyse n°3, vol. 61, 1997, p. 855.
10. Nous renvoyons, pour les analyses et les interprétations du cauchemar à partir des diverses étymologies, à Michel Collée (op. cit. pp. 9-32) ainsi qu'à Terramorsi (Bernard) : « Le Nightmare de Heinrich Füssli et la mythologie du cauchemar » in La littérature et les arts volume 4. Presses du centre Unesco de Besançon, 1998.
11. Bozzetto (Roger) : « Les contes chinois touchant à la surnature » in Territoires des fantastiques. Presses de l'Université de Provence, 1998, pp. 120-138.
12. Caillois (Roger), op. cit. pp. 93-102.
13. On trouverait facilement d'autres exemples de ce type, en particulier E.F. Benson : « La Chambre dans la tour » où l'invasion se fait par étapes, en relation avec une rencontre préétablie par le monstre, et ignorée du rêveur.
14. Le héros ne peut penser au cheval, ce qui renverrait pourtant à l'une des versions étymologiques du cauchemar comme Nightmare, « jument de la nuit ». En effet, le cheval est inconnu dans ce continent avant l'arrivée des Espagnols, ce qui explique la description de la moto comme « insecte de métal ».
15. Bozzetto (Roger) : « Fantastique et »real maravilloso«  : le domaine latino-américain » in Territoires des fantastiques. op. cit. pp. 94-116.

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Thèmes, catégorie Fantastique
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