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Nodier : Un fantastique de rêve

Roger BOZZETTO

Nodier. Publications de l’Université de Bourgogne (EU Dijon), 1998

          Charles Nodier, indépendamment de ses qualités propres d'écrivain, a joué un rôle charnière dans l'articulation de deux époques et de deux esthétiques. Né peu avant la Révolution Française, il en subit à la fois les horreurs et les merveilles. Horreur devant les scènes de guillotine, émerveillement devant les paysages et les imaginaires d'Illyrie, dont il rapportera au moins deux vocables, Smarra, le cauchemar, et les vukodlacks — les vampires 1. Cette horreur devant certains débordements de la Terreur, il a tendance à en chercher la cause dans les pouvoirs que s'attribue, depuis les Lumières, une Raison déifiée. Ce qui l'entraîne, par réaction, à rechercher ailleurs — dans le folklore, dans les contes, dans les mythes et dans les rêves — des zones de repli, de fraîcheur, d'inspiration, sans que ceci soit perçu comme une fuite devant la réalité. Il est aidé en cela par sa connaissance des auteurs anglais et allemands, qu'il fréquente et connaît bien. Il n'est que de se reporter pour cela aux cours de littérature qu'il dispense à Dole au début du siècle 2.
          Plus tard, installé à Paris, bibliothécaire et bibliomane, il réunira autour de lui bonne part de la génération montante des jeunes écrivains. On y verra entre autres Hugo, Musset, Gautier et Nerval — avec qui il partage un goût pour Cazotte. Il les introduira aux littératures étrangères, qu'il continue assidûment de fréquenter comme en témoignent ses Mélanges de littérature et de critique (1820). Ces recueils rassemblent de nombreuses préfaces et comptes-rendus parus dans les revues, et où il présente aussi bien Le Vampire de Polidori (qu'il attribue à Lord Byron), que la réédition de De l'Allemagne de Madame de Staël 3.
          C'est là aussi qu'après ses premiers contes « fantastiques », comme « Une heure ou la vision » (1806), ses romans frénétiques comme Jean Sbogar (1818), ses mélodrames tirés de romans anglais comme Le Monstre et le Magicien d'après Frankenstein ou Le vampire d'après Polidori (1820), qu'il semble trouver une voie nouvelle avec, entre autres, « Trilby », « La fée aux Miettes », « Trésor des fèves » et « Fleur des pois ».
          Il semble trouver dans ces contes un rapport nouveau à la réalité à la fois littéraire et onirique, que par ailleurs il théorisera dans son fameux article de 1830, « Du fantastique en littérature » 4.
          C'est sur cette nouvelle voie que nous allons suivre Nodier écrivain, dans les rapports qu'il établit avec les songes et les cauchemars pour créer une dynamique originale, et offrir une perspective singulière aux récits fantastiques.

          Nodier, les rêves et les mythes

          P.G. Castex, dans sa thèse, intitulant son chapitre « Nodier et ses rêves », a d'emblée signalé l'importance de la trame onirique pour notre auteur 5. Il a peu insisté sur une autre caractéristique : le lien qu'établit Nodier entre les rêves et les constructions mythiques. Nodier s'est intéressé à tous les phénomènes touchant au rêve et au sommeil, non seulement comme écrivain trouvant là matière à fiction, mais en explorateur d'un domaine neuf de la vie psychique. En cela il rejoignait les grandes interrogations de l'époque romantique, et en particulier celles des écrivains allemands comme Jean-Paul Richter et Novalis. Plus obscurément, il se retrouvait sur les traces du premier auteur moderne qui ait noté ses rêves, et qui appartenait comme Cazotte à la génération qui précédait celle des romantiques, à savoir Emmanuel Swedenborg. Celui-ci non seulement a noté ses rêves mais s'en est servi pour créer ses grandes compositions mythiques, qui lui ont permis de fonder une nouvelle religion. L'auteur suédois n'est pas le premier à accorder une valeur spécifique à l'espace onirique pour justifier des révélations ou une mystique 6. Les religions anciennes, et même la Bible, donnent ainsi au rêve des fonctions prémonitoires ou divinatoires. Mais Swedenborg procède d'une manière neuve, créatrice, poétique et s'élance vers les territoires mythiques. Il va bien au-delà de ce que, depuis longtemps déjà, aussi bien l'oniromancie que l'onirothérapie avaient proposé à leurs partisans et à leurs adeptes — dans des textes que Nodier connaît fort bien 7.
          Cette articulation de l'espace intime du songe à celui collectif des mythes 8 est sans doute ce qui fascinera le plus les romantiques, et Nodier en particulier, qui y reviendra à de nombreuses reprises. Dans « De quelques phénomènes du sommeil » on trouve en effet ceci : « Le pasteur des solitudes... a remarqué en lui deux existences diverses dont l'une s'écoule en faits matériels, sans poésie ni grandeur ; dont l'autre est emportée hors du monde positif dans des extases sublimes » (p. 19) ; « Si vous convenez que l'histoire de la sorcellerie est là-dedans, vous n'êtes pas loin de penser avec moi que celle des religions y est aussi » (p. 22).
          On peut aussi en trouver une expression intéressante, sous forme de regret, dans la seconde préface de Smarra : « Ce qui m'étonne c'est que le poète éveillé ait si rarement profité dans ses œuvres des fantaisies du poète endormi, ou du moins qu'il ait si rarement avoué son emprunt, car la réalité de cet emprunt dans les conceptions les plus audacieuses du génie est une chose que l'on ne peut contester » 9.
          Nodier insiste en outre sur un point : cette opposition entre l'état de veille — où la raison régit la vie courante et matérielle — et l'état de sommeil — et donc de songe — ne se fait pas au détriment de la connaissance. En effet, « le sommeil est non seulement l'état le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pensée » (p. 15).
          Cette opposition se superpose chez Nodier à une autre, celle entre l'homme poétique et le monomane : « la vie d'un homme organisé poétiquement se divise en deux séries de sensations à peu près égales, l'une qui résulte des illusions de la vie éveillée, l'autre qui se forme des illusions du sommeil » (p. 95).
          Or le monomane, autre nom pour le fou, vivra sa vie éveillée comme s'il vivait en songe dans « ce prolongement indéfini des perceptions du sommeil qui fait le monomane » (p. 29).
          De même donc qu'il existe un prolongement entre les rêves personnels (mythes privés) et les mythes (rêves collectifs), il ne se trouve aucune rupture drastique entre le monomane et le poète. Tous deux sont sujets à une extrême sensibilité : « Que sais-je, infortuné qu'ils appellent fou, si cette prétendue infirmité ne serait pas le symptôme d'une sensibilité plus énergique... propre à percevoir l'inconnu » 10. Sauf que le poète ne retrouve pas toujours, au réveil, les merveilles du songe car « l'aimable génie qui me raconte ces histoires dans mon sommeil avait prêté à celles-ci des grâces que je n'ai pas retrouvées en écrivant » 11.
          Comment ces superpositions, ces croisements vont-ils se retrouver dans les textes de ses contes, merveilleux et/ou fantastiques ? L'opposition entre ces deux termes n'est pas très évidente pour Nodier qui écrit : « J'ai pris la ferme résolution de ne composer jusqu'à ma mort... que des contes de fées. Seulement, par égard pour ce grand âge d'émancipation universelle, j'intitulerai mes contes Nouvelles fantastiques » 12.

          Nodier, ses rêves et ses contradictions d'écrivain

          Nodier insiste particulièrement sur les conditions de production et de réception d'un conte. Ce n'est pas pour lui un simple texte, c'est un lieu de rêverie partagée, comme cela se passait autrefois à la veillée. Où comme cela se passe dans les rêves, « pour entrer avec intérêt dans le secret de la composition de Smarra il faut peut-être avoir éprouvé les illusions du cauchemar, dont ce poème est l'histoire fidèle » 13. De plus il insiste sur la nécessité pour l'auteur de croire fermement à l'authenticité ( ? ? ?) de son récit : « Je n'écrirai de ma vie une histoire fantastique... si je n'ai en elle une foi aussi sincère que dans les notions les plus communes de ma mémoire » 14.
          Ce qu'il ressent comme nécessaire en tant qu'auteur, il le fait d'ailleurs avouer à ses personnages, ainsi Michel dans « La fée aux Miettes » : « Je rêvais peu dans ces temps là, ou plutôt je croyais sentir que la faculté de rêver s'était transformée en moi. Il me semblait qu'elle avait passé des impressions du sommeil dans celle de la vie réelle, et que c'était là qu'elle se réfugiait avec ses illusions » 15.
          Cependant, Nodier ne s'en tient pas là, et l'on peut suivre dans son œuvre les diverses possibilités qu'il a exploitées et qui touchent au royaume des songes et des cauchemars. Car Nodier n'est pas simplement une de ces oneirobies que l'on trouve dans « Hurlubleu » : « Secte de sages qui passent presque toute leur vie à dormir » 16. C'est un écrivain, qui commence très tôt à écrire, et ne s'arrêtera jamais, passant du journalisme au théâtre, des comptes-rendus aux articles de fond, des contes aux romans, sans oublier de collectionner livres et tableaux.
          On y trouve déjà dans Moi-même 17, qu'il écrit à 19 ans et qui ne sera pas publié de son vivant, une revendication pour soi de cet hétérogène qui figure dans ce récit : « Rappelez-vous cependant, s'il vous plaît, que je suis un assemblage de contradictions, que mon caractère est composé des éléments les plus hétérogènes » (ibid. p. 96).
          Cela étant, Nodier ne tire pas tout de son propre fonds. Dès le Cours de belles-lettres donné à Dole, il donne involontairement quelques sources de son œuvre en parlant des textes gothiques anglais : « Nous tirâmes d'Angleterre ces histoires monstrueuses, ces rhapsodies incroyables, ces lugubres fantasmagories qui ont rendu le nom d'Ann Radcliffe et de ses imitateurs ridiculement immortels » (p.103).
          Mais Jean Sbogar est-il autre chose que l'exploitation de ces « fantasmagories » ? Et que trouvera t-on d'autre dans Inès de las Sierras ? Et que publie-t-il d'autre dans Infernaliana ?
          Et que dit-il de la littérature allemande dans son compte-rendu de 1814 du livre de Madame De Staël ? Qu'on y trouve (et l'expression est intéressante) « un horrible merveilleux de la situation » qui provient d' « un mélange si confus d'impressions qu'on ne peut le comparer qu'à ces songes extravagants où l'âme pressée de sensations également vives qui ne cessent de se succéder et de se confondre, doute si elle éprouve de l'horreur ou du plaisir » 18.

          Nodier, les rêves et ses œuvres

          Dans ses œuvres, Nodier utilise des matériaux venus de fables et de mythes, et aussi de ses propres rêves. Il fait plus, il calque sur la démarche onirique la dynamique de certains de ses textes.
          Déjà dans Moi-même, Nodier montre une utilisation curieuse du rêve, avec ce côté de transitions abruptes entraînant une composition kaléidoscopique qui se retrouvera aussi bien dans Smarra que dans Le roi de Bohème et ses sept châteaux, ou « La fée aux Miettes » : « Je laisse là mademoiselle Marie à ce qu'il vous paraît messieurs ?... oui je la laisse là, en conscience. Après avoir dormi on s'éveille et je m'éveillai. Il y avait plusieurs chênes dans ce bois et à quinze pas de moi sous un autre chêne je vis... qui ? quoi ?... je vis Elisabeth » 19.
          Dans Smarra, nous trouvons un récit cadre enchâssant une série d'épisodes où le personnage du rêveur contemporain Lorenzo change de nom, comme si le rêveur se dédoublait en Lucius et Polémon 20. Il change aussi de lieu et de temps, puisqu'il passe du lac de Côme à la Grèce, et se retrouve dans une antiquité mythique où des sorcières de Thessalie qui l'immolent. Rien, si ce n'est un possible approfondissement du rêveur dans son rêve, ne justifie ces passages d'une zone à l'autre, de Lucius à Polémon. Ni du fait qu'il s'endort au pays des songes pour se réveiller en proie au cauchemar et se retrouver dans les bras de sa belle.
          Dans Le roi de Bohème et ses sept châteaux, il est peu fait mention de rêve ou de cauchemar — un seul rêve précisément. Cependant, de même que Smarra prend ses sources livresques dans Apulée, ici c'est d'un silence de Vie et opinions de Tristam Shandy de Laurence Sterne que s'origine ce roman (ou anti-roman ?). Mais, plus encore que dans Smarra — où les différentes parties sont calquées sur le genre du poème grec — , ici, le débridé est de mise, la perturbation narrative est portée à son comble. Certes, on peut prétendre que cette déconstruction méthodique de la démarche narrative relève uniquement de la parodie, mais on peut voir dans l'aspect volontairement hétéroclite du récit ( ?) et les différents moyens d'en différer le début une démarche propre à l'onirique. On peut donc soutenir qu'il existe dans ce texte une correspondance thématique entre la déconstruction formelle et l'incohérence onirique.
          Il serait aisé de montrer comment dans « Trilby », la composition du texte est rythmée par la logique du rêve. C'est ce que montre excellemment J.L. Steinmetz dans son article « Aventures du regard » 21. Il met en lumière comment les effets, répertoriés depuis Freud, de déplacement et de condensation sont à l'œuvre dans ce texte et en fournissent la dynamique. Il en va de même dans « La fée aux Miettes », mais avec une différence voulue. Ici, Nodier entend exploiter, en outre, le lien entre la « folie » et la poésie car : « J'en avais conclu que la bonne et véritable histoire fantastique d'une époque sans croyances ne pouvait être placée convenablement que dans la bouche d'un fou » 22.
          Déjà dans « Une heure ou la vision », le lien entre le « monomane » et le poète s'était trouvé actualisé, dans une atmosphère très sentimentale — et sera repris plus tard dans « François les bas bleus ». Ici, Michel, le héros, enfermé à l'asile, raconte son histoire à deux auditeurs. Il y parle de ses rêves, de ses fiançailles, de ses aventures et de ses cauchemars — tout comme de ses rapports avec le portrait de Belkiss, la reine de Saba, que lui a donné la fée aux miettes. Ses rêves sont présentés comme « la science des souvenirs » (Castex, p.192), ils permettent un accès spécifique à un savoir qui est bonheur. Ce sont « Des paroles d'une langue inconnue, mais que je trouvais harmonieuse et divine quoiqu'il me semblât l'entendre par une autre voie que celle de l'ouïe et l'expliquer par une autre faculté que celle de la mémoire » (ibid. p. 216). Parfois ce sont de simples scénarios incompréhensibles. Michel se trouve : « Plongé dans un rêve singulier qui se reproduisait sans cesse, et qui consistait à pêcher dans le sable une multitude de jeunes princesses » (ibid. p. 215). A d'autres moments ce sont des connivences jouissives : « Il s'était formé entre son portrait et moi une espèce d'intelligence merveilleuse qui suppléait à la parole » (ibid. p. 234).
          Qui aboutissent à ce que, la fée aux miettes qu'il a épousée couchant dans la pièce voisine, ce soit Belkis, descendant de son portrait qu'il porte en médaillon, qui vienne partager sa couche toutes les nuits. Ceci avant que les deux faces du médaillon n'en fassent plus qu'une, et que ladite fée aux miettes révèle qui elle est réellement.
          Cela n'empêche pas Michel d'affronter des cauchemars dignes de ceux qu'a rencontrés Lorenzo dans Smarra : « Je vis alors, chose horrible à penser, quatre têtes énormes qui s'élevaient... derrière ces trois têtes — et ceci était hideux — se dressait une tête d'homme ou d'autre monstre... dont les traits, disposés à l'inverse des nôtres, semblaient avoir changé entre eux d'attributions et d'organes » (ibid. pp. 247-248).

          Nodier et sa place dans l'histoire du fantastique

          La théorie « standard » de l'origine et de l'évolution du fantastique place Hoffmann au centre et minore en général — quand elle ne l'oublie pas — la place de Nodier.
          Pourtant, comme le signale Louis Vax : « Nodier eut le mérite d'écrire des contes fantastiques avant que Hoffmann ne fût connu en France et le malheur de se voir dédaigné pour avoir été en avance sur la sensibilité de son temps : l'édition de Smarra se vendit au poids » 23.
          Ce qui est exact, mais la question n'est pas simplement d'une antériorité éventuelle de Nodier. La question est, me semble-t-il, celle de sa spécificité.
          Lorsque Hoffmann est traduit, et qu'à partir de ses textes déferle la mode du « fantastique » — dont Castex montre bien que ce fut un pavillon couvrant n'importe quelle marchandise, Hoffmann n'est pas reçu comme un fantastiqueur lié au rêve, mais comme un écrivain proche de la bizarrerie, du grotesque. Walter Scott n'est pas le seul à voir Hoffmann comme « une tête faible, en proie à la fièvre qui... excite notre curiosité par leur bizarrerie... idées produites par l'usage immodéré de l'opium... » 24. J.J. Ampère présentait ainsi l'auteur Allemand : « imagination vigoureuse... amère mélancolie, une verve intarissable de bouffonnerie et d'extravagance, dessine d'une main ferme les figures les plus fantastiques, qui rend présente par la netteté du récit les scènes les plus étranges ». Nodier indiquera qu'Hoffmann est à saisir « dans la frénésie nerveuse de l'artiste enthousiaste » (Castex : Contes. Préface nouvelle de Smarra, p. 38). Emile de Girardin voit en lui « un écrivain pétri de contrastes qui mêle la réalité banale aux horreurs les plus mystérieuses ».
          On le voit : rien qui renvoie directement au rêve. Seul Gautier distinguera en lui : « le chevauchement entre »la vie intérieure et imaginative« et »la vie extérieure réelle, dans ses détails les plus familiers«  25.
          On pourrait donc voir l'origine et le développement du genre littéraire du fantastique en France, non plus comme une succession linéaire d'auteurs et d'œuvres mais comme une tresse aux multiples fils, d'une part Hoffmann et, de l'autre Nodier.
          Nodier pourrait apparaître ainsi comme celui qui a le plus exploité le rêve dans la création de contes, mais non pas de contes fantastiques à proprement parler. Il a utilisé la dynamique onirique pour elle-même, le cauchemar dans Smarra, les condensations et déplacements avec « Trilby » et « La fée aux miettes », la fantaisie ludique avec Le roi de Bohème et ses sept châteaux, et le lien entre rêveur et monomane aussi bien avec « Jean-François les bas bleus » et « La fée aux miettes ».
          En revanche, dans le seul texte vraiment fantastique qu'il ait écrit — si l'on excepte Inès de las Sierras — à savoir « La combe de l'homme mort », un texte fantastique à base folklorique — on ne trouve pas trace de rêverie ou de songes chez le héros damné. Son cauchemar réside dans le prix à payer pour le pacte, à savoir son âme. Ce n'est pas pour lui un songe, ou une hallucination, c'est le retour à la dure réalité.
          Ceci dit, sa leçon et ses exemples n'ont pas été perdus, et aussi bien Gautier que Nerval, deux auteurs très différents, vont faire fructifier les intuitions oniriques de Nodier dans leurs contes fantastiques.
          Gautier, qui fut un admirateur d'Hoffmann parmi les premiers, en revint vite avec son texte d'hommage et de parodie écrit en 1833, « Onophrius », qui prendra comme sous titre « les vexations fantastiques d'un admirateur d'Hoffmann ». Une sorte d'exorcisme ? Une manière de prendre congé de son modèle ?
          En tout cas avec ses textes suivants que seront « Omphale ou la tapisserie amoureuse » (1834), puis « La morte amoureuse » (1836), « Arria Marcella » (1852) et « Spirite » (1866), il se situera dans une thématique où le rêve aura une place originale, qui illustrera à sa manière le prolongement dans la vie éveillée de l'univers des songes. Prolongement dans une dimension érotique heureuse avec « Omphale », dans une dimension de doute, de peur devant la transgression érotique dans « La morte amoureuse », dans la mélancolie avec « Arria Marcella », mais aussi, avec « Le pied de momie », dans la dimension de l'échange et de la compensation. Le rêve, chez Gautier, est un espace privilégié, un « lieu transitionnel », qui sert à résoudre les conflits entre un désir d'idéal érotique et l'impossibilité d'y accéder 26.
          Nerval a peu écrit de contes fantastiques, même s'il a commis une « Main de gloire » (1832). Mais il a écrit Aurélia, le plus extraordinaire des textes, qu'il serait abusif et réducteur de ne lire que dans la dimension du fantastique. On peut y retrouver, mais magnifiées et traitées dans l'urgence, des intuitions de Nodier. Le refus de distinguer ce qui est rêve de ce qui ne l'est pas, que Nerval nommera « l'épanchement du songe dans la vie réelle » (Aurélia, ch. 3), l'absence de distinction entre le domaine de la folie et celui de la poésie, et l'articulation entre les rêves personnels et les grands mythes. Avec, au bout, le désir d'une quête du sens.
          Mais où Nodier se contente d'avancer des intuitions, de proposer des idées, Nerval, poussé par la maladie mentale, va vivre dans la douleur ce que Nodier avait simplement imaginé. Car Michel, le fou de « La fée aux miettes », est un illuminé, et le bonheur lui est donné après des épreuves. Mais ce n'est pas le cas du narrateur d'Aurélia, qui n'achève pas la correction de son manuscrit parce que Nerval se pend.

          Nodier avait « besoin de l'expression vive et cependant harmonieuse de ces caprices du rêve » (préface nouvelle de Smarra, p. 39).
          Il a fait de l'apprivoisement littéraire de cet espace onirique un projet qui, s'il n'était pas consciemment voulu, a été constamment poursuivi. Il l'a exploré dans des textes théoriques, et dans des textes de fiction. S'il n'a pas souvent débouché sur ce que nous nommons aujourd'hui le genre fantastique, il a néanmoins fourni à des écrivains comme Gautier ou Nerval des matériaux qu'ils ont exploités.
          On peut se poser la question de cette attirance de Nodier pour les espaces oniriques et les mythes, indépendamment des réponses qu'il a données. Nodier semble ne rien espérer de l'avenir, ni du présent. qui le déçoit. Mais il a l'intuition de la nécessité des changements qui se produisent. D'où la notion du rêve et des mythes comme ressourcement. C'est dans la préface de « Trilby » qu'il présente comme nécessaire ce besoin de tous les hommes — et de toutes les civilisations — de se « rebercer », comme dit Schiller « dans les rêves de leur printemps » 27. A sa manière il a aidé son siècle, et nous aide encore sans doute, à ce ressourcement.




Notes :

1. Pour « Smarra » voir la préface de la première édition de Smarra in De quelques phénomènes du sommeil. Textes de NODIER présentés par Emmanuel DAZIN. Le castor astral, 1996, p. 102 : « Smarra est le nom primitif du mauvais esprit auquel les anciens rapportaient le triste phénomène du cauchemar ». Pour les « Vukodlacks » voir p. 27. Ajoutons que Mérimée y a sans doute trouvé le nom de la « Guzla » p. 39.
2. NODIER (Charles) : Cours de belles lettres tenu à Dole en 1808-1809 (établi par Annie Barraux). TLF DROZ, Genève, 1988. L'index des noms cités montre sa parfaite connaissance des romantiques allemands et de la littérature anglaise la plus récente.
3. NODIER (Charles) : Mélanges de littérature et de critique. Ladvocat, 1820.
4. NODIER (Charles) : « Du fantastique en littérature ». Revue de Paris, décembre 1830. Pour une analyse de ce texte voir BOZZETTO (Roger) : « Nodier et la théorie du fantastique ». Europe n°614-615, juin-juillet 1980, pp. 70-76.
5. NODIER (Charles) : Le conte fantastique en France, de Nodier à Maupassant. Corti, 1951, réédition 1967, pp. 121-167.
6. Au sens où Charles PEGUY emploie ce mot : « Système d'affirmations absolues à propos de ce à quoi on attribue une vertu suprême ».
7. In De quelques phénomènes du sommeil, op. cit. on trouve un article : « De l'oneirocritie, des songes et de quelques ouvrages qui en traitent », où Nodier cite entre autres Artemidore dans une réédition de 1603. Un exemple d'onirothérapie ancienne se lit dans l'œuvre dans AELIUS Aristide, Discours sacrés, préface de J. Le Goff, éd. Macula, 1986.
8. Articulation qui se situe comme variante de celle du microcosme au macrocosme.
9. NODIER (Charles) : Contes. Edition par P.G. Castex, Garnier, 1961, p. 39.
10. Une heure ou la vision » in Les Tristes Mélanges tirés des tablettes d'un suicide. Demonville, 1806, cité in Castex : op. cit. p. 21.
11. ibid., « Les quatre talismans » p. 772.
12. Lettre à Peignot, 1829, cité par Castex : op. cit. p. 332.
13. ibid. p. 34, préface nouvelle de Smarra.
14. ibid. p. 362, « Jean François les bas bleus ».
15. ibid. p. 246, La fée aux miettes.
16. ibid. p. 420, « Hurlubleu ».
17. NODIER (Charles) : Moi-même. Corti, 1985, p. 96.
18. NODIER (Charles) : Mélanges de littérature et de critique, op. cit. tome 2, p. 351.
19. NODIER (Charles) : Moi-même, pp. 57-58.
20. RIEBEN (Pierre André) : Délires romantiques. Corti, 1989 : « Smarra récit de rêve encadré par deux séquences où le lecteur saisit l'endormissement puis l'éveil du rêveur » (p. 57).
21. STEINMETZ (Jean Luc) : « Aventures du regard ». Europe n°614-615, op. cit. pp. 11-27.
22. CASTEX (P.G.) : Contes, op. cit. p. 170.
23. VAX.(Louis) : L'art et la littérature fantastique. Que sais-je ?, 1963, p. 107.
24. SCOTT (Walter) : Hoffmann. Contes fantastiques. Ed. Renduel, 1829, préface, tome I..
25. CASTEX (P.G.) : Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant. Corti, 1951, ici pp. 45, 46 et 54.
26. SHAPIRA (Marie-Claude) : Le regard de Narcisse. Presses Universitaires de Lyon, 1984.
27. NODIER (Charles) : Contes : Trilby, op. cit. p. 97.

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