Comment faire interviewer un personnage mythique, le laisser parler, lui arracher un secret — qu'il avoue pourtant ne pas posséder — voilà le propos d'Anne Rice dans Interview avec un vampire 1. Elle n'est ni la première ni la seule, mais peut-être y réussit-elle mieux qu'un autre. Les vampires ont-ils changé, ou les questions que nous leur posons sont-elles différentes ? Les réponses en tout cas demeurent frustrantes, et elles ouvrent sur des abîmes.
Le vampire est une figure mythique. C'est dire qu'il partage avec les figures de cette catégorie le privilège de l'ambiguïté. Une figure mythique, c'est la forme figurale que prend une question posée par une culture à l'univers, et c'est aussi la forme que prend la réponse à cette même question. C'est dire aussi à quel point l'on se trouve alors éloigné d'une réponse simple à une question banale. Les questions que l'on pose sont des questions essentielles, qui portent sur le sens de la vie, de la mort et de l'amour ; et les réponses ne sont évidemment pas formulables en un discours clair, elles restent figurales, c'est-à-dire mystérieuses. Cependant, on a voulu lire dans la figure du vampire une réponse simple à « l'impossible-à-dire » d'une époque, un moyen détourné pour parler de la sexualité à l'époque victorienne, ce qui alors était tabou. Comprendre la figure du vampire se serait alors résumé à décoder du sexuel sous les signes de la monstruosité 2.
Mais nous vivons aujourd'hui dans une société qui n'est plus victorienne, ou du moins qui s'en distingue en ceci que la parole sur le sexe s'étale partout 3. Dans les films, les livres, les magazines, les sex-shops, les affiches, les minitels, l'habillement, les comportements. Si le vampire n'était qu'une façon détournée de parler de l'indicible sexuel, il aurait dû disparaître comme obsolète 4. Quant au vampire, il semble subir une cure de jeunesse : non seulement on réédite les anciens textes, comme Carmilla 5 ou Dracula (1897) mais de nouveaux auteurs donnent un sang neuf à cette figure que l'on croyait morte. Pensons à Somtow, McKee Charnas ou A. Rice 6. Ils tentent donc de lui faire dire autre chose, de lui faire avouer un autre secret.
Une figure romantique
Revenons un peu en arrière. Le vampire n'est pas une création de la société victorienne : on en trouve des traces littéraires — et sans doute l'ethnologie nous en dirait plus long — avec les figures de lamies et des harpies dans le panthéon gréco-latin. On en trouve des traces dans d'autres civilisations avec des traits différents. C'est le cas du Vij de Gogol en Russie, on trouve des goules dans l'Orient des Mille et une nuits, et en Inde Le Livre des vampires date du XIe siècle 7 Ce vampire indou est d'ailleurs une sorte de fantôme logé dans un cadavre, ni suceur de sang ni cruel, mais malicieux et capable de se métamorphoser. Quant à la science-fiction, elle a donné la vie à diverses sortes de prédateurs, de la Shambleau de C. Moore, en passant par les Vitons de Russel et aux Parasites de l'esprit de C. Wilson 8.
La figure du vampire n'a pas été inventée au XIXe siècle, mais il est de fait que la période romantique puis victorienne lui a permis de développer des potentialités oniriques, et a créé des chefs d'œuvre qui sont des références. On peut se demander pourquoi cette époque a été ainsi propice à l'exploitation de cette figure, et à sa transformation en mythe. Peut-être est-ce en réaction contre l'impérialisme de la raison raisonnante qui se prétendait philosophique, et contre l'affirmation hégélienne que tout ce qui est réel est rationnel, que le romantisme a privilégié le refoulé de la raison, à savoir les sentiments, les croyances, les superstitions, les rêves. Rappelons-nous la définition de l'amour donnée par Chamfort, qui renvoie au frottement de deux épidermes : le XIXe siècle romantique, lui, se perdra dans les méandres de la passion tout en jouissant de cette perte de soi. Souvenons-nous de la réaction de Voltaire devant le traité de Dom Calmet sur les Vampires. Il n'y voit que superstitions grotesques et manipulations de prêtres. Les romantiques, eux, se laisseront aller à rêver sur des arrière-mondes, se laisseront séduire par des possibles, même monstrueux, de la même façon qu'ils s'intéresseront à la folie, aux espaces oniriques, et aux drogues 9. La figure du vampire sera donc réactivée au XIXe siècle, et les romantiques se la rapproprieront dès les années 1818 — pensons au Vampire de Polidori 10. Le personnage mythique du vampire nous paraît donc en liaison avec la résurgence du domaine passionnel pressenti comme existentiel. Carmilla est l'histoire d'une passion romantique, d'un amour homosexuel féminin très intense et très beau. Dracula est un personnage à l'allure très romantique en ce qu'il est en partie lié au décor du roman gothique : la cape, le château isolé, l'aspect tyrannique, la peur des villageois, l'importance du sang. Mais on y trouve aussi une dimension politique : il incarne aussi pour la noblesse terrienne la volonté de s'adapter au monde moderne, c'est-à-dire ne pas mourir et continuer d'exploiter, sur une plus vaste échelle, un cheptel. C'est le sens de la venue du comte à Londres loin de son château natal ( ?) ainsi que de sa fuite pourchassé, comme un immigré clandestin, par la soldatesque 11.
Cette figure romantique du vampire continue de hanter notre imaginaire (sans doute à cause des films où elle se perpétue), mais les auteurs modernes le présentent sous un jour différent.
Une figure moderne
Notre époque semble proposer deux approches de la figure du vampire. Stephen King, par exemple et dans une optique post-moderne, nous rejoue toute la gamme des clichés attachés au vampire, vu de l'extérieur et en insistant sur l'aspect d'horreur qu'il inspire, comme on peut le voir dans Salem. Mais aussi bien Suzy McKee Charnas qu'Anne Rice tentent une approche originale, en lui donnant la parole, peut-être parce que ce sont deux écrivaines et qu'elles fantasment autrement que les hommes sur le monstre, comme en témoigne déjà Madame de Beaumont qui écrivit La belle et la bête.
Aussi bien dans Carmilla que dans Dracula ou dans « La morte amoureuse » (1836) 12, pour ne parler que de trois chefs-d'œuvre du XIXe siècle, le vampire est perçu de l'extérieur comme un bloc d'altérité : il n'a pratiquement rien à dire sur ce qu'il est. On saisit uniquement sur les autres les effets de sa présence, on voit ses actes, mais on n'en comprend pas exactement la logique ni la cohérence : pourquoi Dracula veut-il s'installer à Londres en face de l'appartement de Harker, qui le connaît, et donc pourra le combattre 13 ? Ce mélange de roublardise et de naïveté, compte tenu des pouvoirs que par ailleurs on lui prête, font qu'il semble se mouvoir selon une logique inconnue, secrète. D'autant que ne donnant aucune raison à ses actes, le récit laisse les adversaires du vampire les décoder suivant leur logique propre, qui n'est qu'une logique de rapports de forces, ou dans une perspective prophylactique. Dracula comme Carmilla sont perçus comme porteurs d'une maladie mortelle, ils seront chassés par une meute comme un renard porteur de rage. Carmilla sera dénichée et sacrifiée, comme Clarimonde, comme à Salem on a brûlé des sorcières. Mis à part Dracula dont on ne trouve pas le cercueil premier, dans les deux autres ouvrages, les deux femmes vampires sont éradiquées, mais quelque chose échappe toujours et le texte laisse planer une impression de mystère.
Cet acharnement du XIXe siècle à détruire la séduction de l'étrange, les promesses du rêve, le bonheur de l'amour autre mais sans vrai danger — on notera que ni Clarimonde ni Carmilla n'épuisent leurs amants, et qu'elles n'en font pas de futurs vampires — est la marque pour une époque du rejet viscéral de tout ce qui est hors de sa norme. Le refus de laisser le vampire parler de soi, en somme de lui donner la parole, est le signe d'une volonté de faire de l'étranger un monstre et donc à le condamner sans l'avoir entendu. C'est peut-être aussi le désir (inavouable) qu'il ne donne pas accès à son secret, lequel est ressenti comme susceptible de perturber l'ordre, qu'il soit social, moral ou peut-être humain.
Dans les textes modernes de McKee Charnas et de Rice, le vampire en revanche parle de lui et de ses problèmes, aussi bien quotidiens que métaphysiques — ce qui ne le rend pas moins mystérieux pour autant. Soit, comme le docteur Weyland parce qu'il entre en analyse, ou encore comme Louis, parce qu'il se raconte devant un magnétophone. Ce renversement dans les conditions de la représentation n'est pas sans effet sur la figure du vampire : il acquiert une intériorité, comme un humain différent, il cesse d'être un monstre en ceci qu'accédant à la parole, son univers intime comme sa vision du monde deviennent accessibles sinon toujours compréhensibles. Ce qui ne signifie en rien qu'il perde son statut de figure mythique, mais que celle-ci s'enrichit de nouvelles connotations. Mais est-ce que de laisser parler le vampire nous permet d'accéder au lieu de l'énigme, au cœur du mystère ? La réponse est non : le mystère s'enrichit, le secret prend d'autres dimensions, mais ne se découvre pas.
Chez McKee Charnas, le professeur Weyland est le seul vampire, il ne se reproduit pas, il ne contamine personne, il tue. Il se sait « au sommet de la chaîne alimentaire » puisqu'il est le prédateur de l'homme, qui est lui-même le prédateur de la planète. Comme le Juif errant, il erre de siècle en siècle, et il « hiberne » parfois pendant des décennies, sans vraiment d'angoisse existentielle, sauf cette fois après avoir rencontré l'amour d'une de ses victimes qu'il épargne, celle qui le psychanalyse.
Chez A. Rice, Louis est beaucoup plus faible et fragile : il a besoin de s'appuyer sur une amitié, ou un amour, ou un désir de vengeance. Il vit dans un monde d'exacerbation des sensations et des sentiments. Les vampires, dans cet univers, peuvent se reproduire, leur nombre peut augmenter, ils se réunissent, il s'y crée des clans, des lois, des passions inter vampiriques. Ils sont de ce point de vue terriblement et lamentablement humains.
Comme les humains aussi, ils sont en quête de leur créateur, à la recherche de leurs origines, d'un secret : trouver celui qui sait pour enfin savoir. Cette quête du père est double : le père/géniteur c'est Lestat pour Louis (et pour Claudia la fillette-vampire), dans la mesure où c'est parce qu'il leur a transmis de son sang/spermatique qu'il les a fait accéder au statut de vampire. Pour Louis et Claudia, ce n'est pas tant la recherche de l'origine pour elle-même qui importe que la recherche de Lestat afin de s'en venger, et de le tuer. Et pour cela, la recherche de vampires plus anciens, plus puissants leur est nécessaire, afin d'obtenir du savoir, pour dominer Lestat — c'est en ce sens qu'il faut comprendre leur voyage vers la Transylvanie et le château de Dracula. Mais on trouve aussi chez A. Rice la recherche du « père » des vampires (au sens où dans Si par une nuit d'hiver un voyageur, de Calvino, il existe un « père des récits »). C'est dans Lestat le vampire que cette quête sera menée à l'un de ses termes, puisque A. Rice en situera l'advenue en Egypte, avec un couple fondateur — lui-même possédé par une entité 14. A. Rice rattachera plus ou moins explicitement cette origine du vampire à la tradition des momies, aux pyramides comme abri de cercueil et au mythe d'Isis et d'Osiris.
L'originalité de A. Rice
Mais Interview avec un vampire offre des éléments plus originaux qui donnent à la figure du vampire une présence en phase avec des fantasmes de notre époque. Cela ne se réduit pas au fait qu'il est interviewé par un jeune journaliste, qu'il a « levé » dans un bar et qui fait tourner son magnétophone en buvant ses paroles et en décrivant les modifications que subissent au cours de la nuit le visage, les yeux, les mains de Louis. Nous avons certes une unité de lieu, la chambre, et ce qui s'y passe, à savoir l'interview, puis la prière du journaliste et le fait qu'il soit épargné bien qu'ayant servi de nourriture à Louis et sans que celui-ci daigne le transformer en un de ses congénères. Le récit de Louis nous entraîne de la Nouvelle Orléans à Paris puis dans le monde entier, et Louis non seulement raconte mais aussi commente et répond à des questions.
Nous apprenons un certain nombre de choses qui enrichissent les légendes du vampire : chez ces vampires le cercueil, avec sa terre, est une sorte de berceau : la mort/sommeil et la renaissance sont liés. Mais — à la différence du docteur Weyland — ils ne vivent que la nuit puisque Louis contemple en devenant vampire « son dernier lever de soleil » (p. 20).
Ce qui est original c'est que Louis nous fait pénétrer dans un monde différent du nôtre : les couleurs mêmes changent, comme la brillance des objets et des gens. C'est un monde qui est aussi fait de peurs, de faim, de sensations brutes de volonté de puissance comme de solitude atroce : nous sommes loin d'un monde de seigneur comme le laissait un peu entrevoir Weyland chez McKee Charnas. Ici les choses sont dites, alors qu'elles n'étaient que suggérées.
Carmilla, par exemple, offrait à Laura un amour et une passion à partager, mais sans l'informer au sens propre des arcanes de l'univers vampirique, sauf en de vagues allusions que Laura ne pouvait saisir, et lui suggérant seulement des bonheurs ineffables que d'ailleurs celle-ci croit ne goûter qu'en rêve : « Mon cœur battait plus vite, ma respiration devenait haletante et le sanglot qui montait vers ma gorge me donnait l'impression d'étouffer... » (p. 82) 15. On a pu y lire la jouissance née du baiser vampirique comme équivalent de l'orgasme, et jouissance d'autant plus librement acceptée qu'elle a lieu, pour Laura, dans un état onirique, et que de toute façon elle ne s'en souvient que confusément dix ans après, mais cela va au-delà de la simple béatitude physique 16. Cependant la question de savoir si Laura désire ou non devenir vampire ne se pose pas pour elle, bien que Carmilla le lui annonce et veuille la préparer à cet au-delà de la vie qui est passionnel, quand elle lui parle de « mourir comme peuvent le faire deux amants — mourir ensemble afin de pouvoir vivre ensemble » (p. 59).
Chez A. Rice, ce que vit Louis quand il le raconte est ressenti par lui comme une malédiction et une souffrance : c'est une description et un commentaire affectif mêlés. Son récit demeure néanmoins assez fascinant pour que l'interviewer le prie de le faire accéder à cet univers. Qu'est ce donc qui peut fasciner ainsi le jeune journaliste ? Qu'a-t-il pu déceler dans la confession de Louis, qui le pousse ensuite — se réveillant épargné et connaissant par une allusion l'adresse de Lestat — d'y courir plein d'espoir ? Quel est donc le secret qu'il a subodoré ? La réponse n'est pas donnée, mais elle ne renvoie ni à la sexualité, ni au désir de prolonger indéfiniment sa vie, ni à un désir d'être un surhomme. Il veut partager le « pouvoir » du vampire, pour avoir accès à de la passion :« Vous me parlez de passion, vous me parlez de désir ! vous me parlez de choses que des millions d'entre nous [les humains] ne goûteront jamais » (p. 317).
Le journaliste se situe devant l'univers vampirique qui lui a été présenté comme devant l'univers de la drogue décrit par un adepte qui en souffre. Le postulant n'en voit que les mirages, avec leur statut ambigu de réalité/irréalité, et il a l'impression par cette initiation souhaitée qu'il accédera à un univers plus riche, plus coloré et plus vivant. C'est ce qu'on pourrait nommer une persistance romantique de la fascination vampirique. Ironie du sort, très « moderne » : c'est depuis la place des morts que la passion acquiert une solidité qui est refusée aux vivants.
Le lecteur, moins naïf, est pourtant séduit lui aussi par ce monde parallèle et pourtant si semblable. Quel est le secret de cette séduction que Rice nous laisse entrevoir ?
Le vampire ne vieillit pas, mais les choses autour de lui changent, ainsi il peut avoir l'impression non seulement parcourir l'espace en voyageant, mais aussi de voyager dans le temps, d'acquérir une expérience, un savoir, un pouvoir supplémentaire. Il devient un « sage » mais sans se dessécher puisqu'il demeure capable de passions exacerbées d'où l'impression d'une vie plus complète. Ceci est tout aussi vrai chez McKee Charnas.
Les relations affectives, au sens large, sont bouleversées et peut-être enrichies dans cet univers. Marigny fait remarquer l'imbroglio qui naît du fait que Lestat est le père vampirique de Louis comme de Claudia, qui vivent en couple, à la fois comme frère et sœur, mais aussi comme père et fille 17. Ce qui complique et donc intensifie la charge émotionnelle de ces relations c'est que cette initiation/procréation présente certains aspects d'une communion amoureuse, ici homosexuelle. Lestat et Louis prenant une voie, celle des amants, pour devenir ainsi père et fils. Car si Lestat a rendu vampire Louis c'est en partageant avec lui au moment du « passage » « une onde de sensations qui n'est pas dissemblable au plaisir de la passion » (p. 24).
Le monde est pris dans une lumière dorée, la présence et le bruit du sang et des cœurs battant à l'unisson donnent lieu à une sorte de « tam-tam monstrueux » (p. 25). Cela amène bien au-delà du sexuel dans une sorte de fusion cosmique.
De plus la nourriture par le sang encore chaud des victimes permet une libération d'instincts refoulés par la Loi judéo-chrétienne, puisqu'il s'agit du viol du premier commandement mosaïque « tu ne tueras point ». Le vampire tue, il y est obligé par sa nature et celle de sa faim, pour sa survie. Mais, en outre il y prend un plaisir extrême, devenant un esthète raffiné, pervers parfois comme Lestat ou Claudia. Cela est compréhensible puisque la nourriture est associée à la sexualité vampirique, comme on l'a vu dans la « procréation » de Louis par Lestat. La génitalité étant absente, c'est l'avènement d'une curieuse sensation de plaisir qui prend sa source dans l'oralité, mais la déborde à cause de la chaleur du sang de l'amant ou de la victime qui se répand dans tout le corps 18.
En outre, l'accommodation à ce monde de la nuit et de la chasse développe des sensations et des qualités physiques enfouies dans la mémoire du corps. Rapidité presque surnaturelle des gestes permettant des attaques de proies, tout une partie de l'homme proche de son animalité native est ainsi réactivée et mise au service d'une sorte de plénitude de l'être/corps, d'un instinct supérieur, aux dépends de la raison et de la Loi qui fondent l'humain.
Conclusion
Le vampire continue donc de fasciner, et bien qu'il hante maintenant les bars mal famés plus que les châteaux aristocratiques, et qu'on puisse l'interviewer, il demeure une figure mythique, le lieu d'un secret, qui n'est plus celui de la sexualité.
Le secret de la fascination exercée par le monde vampirique chez A. Rice proviendrait plutôt de ce qu'il semble proposer une sorte de bonheur où l'on retrouve les grâces de l'animalité qui serait en nous (rapidité et beauté des gestes, souplesse, combat mené comme une danse) 19.
Et cette beauté est rattachée à un état antérieur de l'humanité et dont la nostalgie fantasmatique subsiste : quand l'homme était chasseur et ne connaissait pas encore le feu — alors le sang apparaît comme source d'une vie qui coule dans le corps comme une eau de jouvence. L'état vampirique est ressenti comme fascinant aussi en ce qu'il propose de transgresser la Loi humaine sur le meurtre et l'inceste, qui en sont deux fondements. Mais aussi en ce qu'il propose une initiation, par un « père/amant » qui est en même temps géniteur et gourou, ce qui semble porter les sentiments vers l'incandescence passionnelle.
Cependant il est porteur d'un immense et insupportable sentiment de solitude : le père/amant n'est qu'un substitut, un leurre dont les limites apparaissent bientôt, redoublant la frustration devant l'espoir toujours déçu de la rencontre avec ce qui détiendrait « le lieu et la formule ». Le texte d'Anne Rice cependant est troublant. Certes le journaliste est surtout sensible à la promesse passionnelle, mais Anne Rice nous laisse entrevoir par la bouche de Louis une détresse ontologique, semblable à celle d'un être humain — ou pire. Cependant cet aspect « humain » est presque oblitéré, car le texte fascine par la présence des deux axes, le passionnel et l'existentiel, ainsi que par leur incompréhensible et fantasmatique articulation qui est pourtant déniée par le vampire. Mais cette dénégation n'est pas reçue, le lecteur subodore que là gît le secret que le vampire lui cache, celui du monde d'au-delà de la vie, et qui lui donne son sens.
Cette quête que les écrivains semblent mener en utilisant la figure du vampire, depuis Rice, d'autres auteurs la poursuivent. En particulier Poppy Z. Brite et son univers magique dont les multiples facettes sont présentes dès Les Contes de la fée verte.
Notes : 1. Anne Rice : Entretien avec un vampire. Lattes, 1978.
2. Si dans une société comme la victorienne, un domaine aussi essentiel de la dimension humaine est oblitéré, censuré, il n'y a rien d'étonnant que les lecteurs projettent sur certains traits du vampire (ou ailleurs) des fantasmes à connotations sexuelles. Les auteurs de ces textes ont peut-être eux-mêmes fantasmé sur la morsure, le sang, le cou dénudé, le baiser du vampire, l'aspect monstrueux devenant le signe d'un travail de la censure idéologique et/ou surmoïque intériorisée.
3. Selon M. Foucault, la parole sur la sexualité a toujours été très abondante. Voir Michel Foucault : La volonté de savoir, Gallimard, 1984.
4. Exactement comme la littérature fantastique à en croire Todorov. En effet soutient-il, la psychanalyse offrant un lieu et une structure d'accueil pour déverser nos fantasmes, la littérature fantastique qui l'anticipait n'a plus d'avenir. Cela suppose évidemment que le vampire comme la littérature fantastique soient uniquement le déversoir de nos fantasmes sexuels. Or à l'encontre de ces prédictions, la littérature fantastique se développe et même se nourrit de psychanalyse loin de se voir supplantée par celle-ci.
5. Sheridan Le Fanu : Carmilla (1872), éd. Marabout n°620, 1978.
6. Suzy McKee Charnas : Un vampire ordinaire. Laffont, 1982 ; S.P Somtow : Vampire Junction. J'ai Lu, 1990.
7. Le livre des vampires. Connaissance de l'Orient, Gallimard, 1963.
8. Claude Fierobe : « Eros médusé » in Eros Fantastique et Science-Fiction. Presses de l'Université de Provence, 1990.
9. Gwenhael Ponnau : La folie dans la littérature fantastique. PUF, 1998.
10. Cette réappropriation des anciens mythes ne se limite pas à la figure du vampire, Prométhée aussi est réactualisé : soit comme Percy Shelley en le « déchaînant » soit comme Mary Shelley en le voyant sous l'aspect ambigu du monstre — le nouveau Prométhée — créé par le docteur Frankenstein (1817), lui aussi à l'aide d'un matériau arraché à la mort.
11. H.G. Wells à la même époque établit un lien entre vampirisme et colonialisme. Dans La guerre des mondes (1896), ses marsiens sont des vampires. Quant au lien avec le colonialisme, il y est présent dès le chapitre 1 : ces marsiens se conduisent envers les humains comme nos colonisateurs devant les peuples qu'ils conquièrent et détruisent sans remords. Voir Michel Meurger : « Les martiens de Wells » in Nous les Martiens n°20, septembre 1991, Paris, 1990, pp. 16-31.
12. Theophile Gautier : « La morte amoureuse » in Avatar et autres récits fantastiques. Folio n° 1316, 1981.
13. Est-il séduit par le cou de la fiancée de Harker ou poussé par le désir de conquérir le monde ?
14. Rice : Lestat le vampire. Presses Pocket, 1988.
15. Carmilla est le texte du XIXe siècle qui rapporte le mieux les paroles du vampire. Il n'est que de comparer avec Dracula, ou les marsiens chez Wells.
16. Gaid Girard : « Les écrits de Laura » in Eros Fantastique et Science-Fiction, op. cit. p. 29.
17. Jean Marigny : « Les différents visages d'Eros dans la trilogie d'A. Rice in The vampire chronicles », in Eros Fantastique et Science-Fiction, op. cit.
18. Depuis la rue je pouvais bondir en haut d'un immeuble de trois étages. Je pouvais arracher les barreaux des fenêtres... » (Rice : Lestat le vampire).
19. Comment Claudia, prisonnière d'un corps d'enfant mais avec des sentiments d'adulte pourrait elle sinon répondre à ses désirs ? Comment dépasser sa frustration sinon qu'en tentant de partager avec Louis un rituel, à défaut d'autre chose ?
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