« La qualité d'une théorie n'a que peu à faire avec l'erreur ou la vérité qu'elle comporte, mais elle dépend surtout de sa possibilité d'engendrer d'autres théories ou d'autres fantasmes ».
P. Marty et J. Loriod : « Fonctionnement mental et fonctionnement somatique » (in IV° rencontres psychanalytiques d'Aix en Provence (1985). Les belles lettres, Paris, 1986, p. 206.
On peut imaginer les images du corps dans les textes fantastiques, ou encore rechercher ailleurs des images qu'on va qualifier de « fantastiques » pour les besoins de la cause, et en fonction de critères qu'il faudrait définir. Nous allons tenter de cheminer, un peu écartelé, sur les voies ainsi offertes, en nous souvenant que ne sont pas neutres le corps et les représentations qu'il permet. Le corps est, nul ne l'ignore, support et objet de sensations, lieu et moyen de fantasmes liés au désir. Par ailleurs les textes fantastiques sont, plus peut-être que les textes mimétiques, perméables à une mise en scène qui autorise des figurations de l'indicible et que le désir, on le sait depuis Lacan, est articulé à un manque.
Nous envisagerons d'abord les images du corps dans certains textes reconnus comme gothiques ou fantastiques : Le château d'Otrante de Walpole, « Ligeia »de Poe, « L'araignée d'eau » de Bealu, « Clorinde » de André Pieyre de Mandiargues, sans oublier Le diable amoureux ou les textes lovecraftiens. Nous analyserons les rapports qu'elles instaurent dans le texte avec le désir, la loi et la mort. La place de Frankenstein, texte gothique par endroits, précurseur de la science-fiction par d'autres, est cruciale et annonce un changement de perspective. Nous nous attacherons enfin à Crash !, le roman de JG Ballard, dont Cronenberg a récemment tiré le film éponyme. Pourquoi Crash !, qui relève explicitement de la science-fiction, à en croire la préface que signe son auteur dans la version française ? Parce qu'il présente une élaboration fascinante du thème de la rencontre — au sens propre : dans le cadre d'accidents provoqués — du désir et de la mort, qui se trouve à l'œuvre dans de nombreux textes fantastiques dont il semble prolonger la quête jusqu'à l'impensable.
Notre hypothèse sera celle-ci. Dans l'espace de la symbolique religieuse judéo-chrétienne, le corps a un statut paradoxal. D'une part, il est fait à l'image du Dieu, et se retrouvera intact lors de la résurrection espérée. D'autre part, il est matériel et sujet à la décomposition. Il en résulte que ce corps « religieux » est un, puisque seul l'aspect visible en est accessible, tout en étant double puisqu'il est « animé » par le souffle divin. On ne pouvait donc imaginer son intériorité qu'en recourant à des métaphores familières, comme celle du vase de terre et d'un souffle qui l'anime, ou encore d'un corps animal et qu'une âme idéale habite. C'est dans le cadre de ce contexte idéologique prégnant que se situent les textes gothiques et ceux du fantastique classique, où le désir est forcément lié à l'animalité, sinon à la présence du mal 1.
L'Eglise, ayant pendant longtemps interdit les recherches fondées sur la dissection, le corps a ainsi gardé une part de mystère, ce qui le place au cœur d'une fantasmatique exploitée par les auteurs de nombreux textes fantastiques, qui lie le désir et la revenance, si l'amour est plus fort que la mort.
Cependant le discours médical scientifique a eu, un jour, son mot à dire : l'unité du corps visible a été brisée, le corps ouvert, la source de la vie recherchée, l'âme même traquée au bout du scalpel. Des effets de fantastique nouveaux sont alors devenus possibles, qu'illustre — l'une des premières — Mary Shelley. Mais l'absence de réponse métaphysique qui en est résulté n'a pas satisfait l'espoir escompté — comme le montre Frankenstein. C'est alors le désir lui-même qui a été pris pour moteur et objet d'une quête sans fin. Alors — à travers le corps brisé et reconstruit par la technologie, perçu comme dépositaire des secrets touchant au désir — cette recherche s'est poursuivie comme on le voit dans Crash ! qui met en scène une fantasmatique dont la logique apparente peut apparaître perverse plus que paradoxale.
I — Les représentations de corps dans les textes fantastiques situés dans l'espace balisé par l'idéologie religieuse
I-1 Les corps surnaturels
Le corps est présent, et joue un rôle important, dans les premiers textes que l'on rattache au gothique. C'est un corps sans intérieur, mais dont la forme n'a rien de figé. Il est sujet de métamorphoses, et se trouve cependant perçu comme support de désir : sexuel comme on le voit chez Cazotte ou Lewis, ou de domination comme chez Walpole
Les corps humains ne jouent pas un grand rôle dans Le Château d'Otrante. On ignore les traits de Conrad, de Manfred et même de Théodore ou de Mathilde. De plus, ce qui justifie la volonté de Manfred d'épouser Isabelle n'a rien à voir avec le désir sexuel, même si le but de ce mariage projeté est de perpétuer une lignée. En revanche, il est un corps dont la présence désordonnée hante le château, et que les personnages ne voient que par bribes : un pied et une jambière ici, un gant de fer là, un heaume énorme dans la cour, des armes qui arrivent depuis l'Orient Pour finir, un corps armuré, qui éventre le château en se redressant. Ce corps reconstitué, réordonné, se retrouve enfin dans le ciel et fait entendre sa voix, qui est celle de la Loi. Elle s'oppose au désir de Manfred, et transforme en « mélancolie » celui de Théodore. Ce corps devenu aérien est celui qui était de pierre sous la forme d'une statue d'Alphonse le Bon, l'ancêtre de Théodore, assassiné par Ricardo, aïeul de Manfred. Il se distingue aussi du corps d'un autre ascendant de Manfred qui descend de son tableau pour barrer la route au tyran, en ce qu'il n'est pas évanescent comme un fantôme, mais solide, plus encore que la statue de pierre qui le représente dans la chapelle qui lui est consacrée. Son advenue, en tant que corps de la Loi qui se recompose sous les yeux des serviteurs. Et ce, malgré les obstacles que tente d'opposer Manfred à l'advenue de cette même Loi prophétisée. Ceci marque la mort du désir humain présent dans le texte, en tant que fin en soi.
Par contre, dans Le diable amoureux, la représentation du désir se manifeste. Certes, Biondetta peut se présenter au narrateur sous la forme d'un chameau ou d'un petit chien, le diable qu'elle incarne en tant que femme est représenté, avec sa charge d'érotisme qui trouble Alvare, au point qu'il succombe malgré de durs combats contre son désir.
Satan apparaît deux fois à Ambrosio dans Le moine. D'abord en empruntant la forme d'un séraphin, « c'était un jeune homme de dix huit ans à peine, d'une perfection incomparable de taille et de visage... son corps jetait une splendeur éblouissante » (p. 304). La seconde fois, sous une forme horrible, la sienne, telle que la voit alors le moine : « dans toute sa laideur, qui est devenu son partage depuis la chute du ciel ; ses membres brûlés portaient encore les marques de la foudre du Tout Puissant » (p. 469) 2. Ici les métamorphoses semblent ne toucher que le diable lui-même. Mais il ne faut pas oublier que Mathilde, comme Biondetta, est un avatar du démon, et que c'est sous la forme d'une femme — portrait d'une madone — qu'elle séduit d'abord Ambrosio.
I-2 Les corps humains sujets de métamorphoses
Outre ces corps de saints ou de démons, les textes fantastiques classiques présentent des corps de femme dont le rapport au désir est articulé à la mort. On perçoit Clarimonde par le regard de Romuald : elle est, comme les figures diaboliques, multiple : à la fois féline et tendre, affamée et cependant pleine de précautions pour ne pas épuiser son amant en lui volant trop du sang. Voit-elle la blessure de Romuald ?« Elle sauta du lit avec une agilité animale de singe ou de chat... la pupille de ses prunelles vertes était devenue oblongue au lieu de ronde ». Et elle savoure ce liquide « à petites gorgées avec un air d'indicible volupté » (p. 225) 3. Dépeinte par Sérapion comme une courtisane débauchée, elle est pour Romuald une fidèle maîtresse, incomparable, et multiple : « Avoir Clarimonde c'était avoir... toutes les femmes tant elle était mobile, changeante et dissemblable d'elle-même ; un vrai caméléon » (p. 224).
Quel corps habite-t-elle donc ? Et quel rapport avec celui que par l'intermédiaire du « prêtre imbécile » Romuald va apercevoir dans la tombe qu'il a violée, chaste comme une rosière en odeur de sainteté « pâle comme un marbre, les mains jointes, et son blanc suaire ne faisait qu'un seul pli de sa tête à ses pieds » (p. 230) ?
On pourrait de même s'interroger sur la transformation du corps de la Vénus, qui de statue devient un monstre de métal vert montant les escaliers de la chambre nuptiale pour enserrer à mort, de ses bras de cuivre, l'inconscient marié 4.
Ou encore, bien que ce soit à une époque plus proche de nous et dans la mouvance du surréalisme, sur la transformation que subit Nadie, l'araignée d'eau. De petite araignée à minuscule figure humaine, elle devient « la bossue » et pourtant l'amante du narrateur qu'elle entraîne dans une mort extatique dans le cadre d'une étreinte, désirable et pourtant « épouvantable » malgré la présence exaltante d' « une gerbe de soleils » 5.
Ajoutons à ces corps métamorphosés ceux dont le support est celui d'un espace pictural, d'une toile, comme pour « Omphale » ou pour « L'Isabelle » de Claude Seignolle 6. La nuit, celle-ci descend de son espace pictural pour partager avec le châtelain des plaisirs fortement charnels. Que celui-ci brûle le cadre du tableau afin qu'elle ne s'enfuie plus au matin, et c'est sur son corps à lui qu'elle déposera son être de peinture, qui le dévorera comme une tunique de Nessus.
D'autres corps peuvent encore s'échapper de certains tableaux, visiter en rêve une victime et venir pour l'entraîner on ne sait où, comme on le voit dans « Le visage » de E.F. Benson, où c'est cette fois un personnage masculin vampirique qui intervient, depuis le passé, dans l'espace normal.
D'autres textes enfin montrent des êtres que l'on peut qualifier de monstrueux. Lovecraft s'est même fait une spécialité dans la description de ces êtres 7. Mais on peut tout aussi bien se référer à E.F. Benson et aux êtres en forme de chenilles monstrueuses qui apparaissent dans certains de ses contes, comme « Et nul oiseau ne chante » ou « Negotium Perambulans » 8. Ces textes ont pour caractéristique de figurer le désir dans la perspective de sa répression.
I-3 Les revenants
Outre les corps qui se transforment, dans le cadre de métamorphoses ou qui changent d'espace, le fantastique classique présente aussi des corps impalpables, comme ceux des revenants, que l'on voit apparaître et disparaître, qui sont intouchables mais visibles par certains 9. Un bon exemple en est Ligeia : vivante elle est présentée comme étant moins un corps, qu'une présence. Elle renvoie alors, aux yeux de son époux, autant à une allégorie de la science qu'à une compagne charnelle. Elle est d'ailleurs décrite après coup par une série de comparaisons et de métaphores empruntées aussi bien aux domaines de l'astronomie que de la physique de la philosophie, ou de la littérature de tous les lieux et de tous les temps. Seuls deux traits demeurent, que sa survenue d'après sa mort rendra sidérants pour le narrateur : ses yeux et ses cheveux. Mais notons que cette apparition post-mortem devant les yeux de son ex-époux n'est suivie, dans le récit, de rien d'autre que d'un long temps vide, une sorte de petite mort, comme après un trop fort orgasme. Après quoi le narrateur tentera de reconstituer, de façon extrêmement peu fiable — avec les pauvres moyens d'une mémoire carbonisée par l'intensité de sa réaction à cette apparition — ce moment qui lui échappe : « I cannot remember ».
Ce n'est là qu'un échantillon de multiples représentations des corps dans les textes gothiques et fantastiques classiques. Malgré leurs différences, pourtant, ces images de corps se situent, comme le fantastique en tant que genre au moment de son émergence, dans le cadre d'une vision du monde que la pensée religieuse occidentale avait façonnée.
Dans tous les cas on se trouve devant une dichotomie qui sert de cadre aux textes que nous avons cités et qui est redoublée, selon les cas, par d'autres : le corps et l'âme, la pureté et l'animalité, la réalité diurne et l'onirique, le désir et l'oblation.
La distinction entre corps animalisé, support de désir malsain, et qui se délitera sous l'action de l'eau bénite, et âme immortelle est visible chez Clarimonde, qui viendra en rêve visiter une dernière fois Romuald après le viol de sa tombe. Dans ce texte, de plus, la distinction corps/âme est redoublée par le fait que l'aspect féminin est renvoyé à l'animalité. Il en va de même, sous une forme différente, avec Ligeia dont la revenance (si elle n'est pas fantasmée par le narrateur) se situe dans le cadre d'une transmigration, avec emprunt par la morte, Ligeia, du corps de Rowena qu'elle hante et transforme.
Pourquoi ces transformations, et qu'est ce qui les motive ? On l'a dit : si le corps en effet est à l'image du Dieu, la représentation qu'on en donne ne peut imaginer qu'un intérieur vide, qu'emplit l'âme. Mais, paradoxalement, ce corps est en même temps support et objet de désir 10. Et on ne peut alors, dans ce cadre religieux, rattacher ce désir qu'à la partie animale, à la boue, au mal dont le diable est le souverain, et qui demeure le maître des tentations. Le corps répondant à des désirs devient ainsi support de fantasmes personnels, de textes qui nourrissent de traits culturels des fantasmatiques personnelles, puisque le propre d'un discours culturel est d'opérer une acculturation d'une partie des visées fantasmatiques 11. Dans cette vision religieuse du corps, le regard se trouve protégé contre la vision horrible, l'intérieur comme une sorte d'amas chaotique d'organes, de sang, et de sécrétions diverses, vision qui sera celle de la science médicale 12. Du glauque, du sale, du gluant. On l'aura remarqué, le corps dans le texte fantastique classique est simplement vu ou entrevu, mais il n'est ni touché ni senti. Seul l'œil, le plus intellectuel de tous nos sens, peut entrer en contact avec. Sinon ce ne peut être, comme Romuald, que sous dans un espace nocturne et onirique, et cela vaut aussi pour « Omphale ». La raison en est évidente : le corps n'a pas d'intérieur, il n'est que surface corporelle emprisonnant une âme immatérielle.
Comment ce thème fantasmatique du rapport du corps et du désir peut-il évoluer dans le cadre d'une idéologie différente, présentée comme scientifique ? La comparaison du Golem et de la créature de Frankenstein amorce une réponse.
II — Du Golem à la créature de Frankenstein
Le docteur Frankenstein, à la différence de Prométhée, n'a pas volé au ciel mythologique la foudre de Zeus, pour sauver l'humanité condamnée. Il ne va pas non plus, comme le rabbin pragois Loew, créer un golem qui naît dans un univers symbolique où il suffit d'apposer sur la glaise le nom secret de Dieu pour que cette terre sculptée à l'image de l'homme s'anime et se mette en mouvement, donnant naissance à une créature caricaturale, sans conscience de soi et ignorant sa force.
Pour Mary Shelley, donner comme sous-titre à son ouvrage « A modern Prometheus », c'est se situer dans une perspective d'ironie romantique par rapport au mythe prométhéen, qui entre temps a été contaminé par la figure de l'apprenti sorcier d'une part, par le tragique du golem d'autre part.
Le docteur Frankenstein se situe en effet à un moment de l'Histoire occidentale où le recours aux figures et aux énoncés cabalistiques ne suffit plus à imaginer la création de la vie. L'homme romantique est celui de la révolution industrielle : la vie comme les richesses ne sont plus un don des dieux, mais une production humaine, de son « industrie », de son « ingenium ». La religion ne donne donc plus le sens des choses et du monde. De même l'alchimie a cédé la place à la chimie, la médecine est devenue exploratrice des voies du dedans après les leçons d'anatomie chères à Rembrandt, et va bientôt traquer les mystères du cerveau avec le scalpel de Broca ou les drogues de Moreau de Tours. La libido sciendi (variante de la libido dominandi) se superposer à la libido sexualis. Si la vie peut être créée, ce sera maintenant par les voies de la science et le biais de technologies modernes. D'ailleurs le docteur Frankenstein ne se résout à la nécessité d'expériences scientifiques modernes qu'après avoir épuisé les ressources des pseudo sciences occultes. De plus, dans le texte, le langage est descriptif, neutre, même quand il est question de cimetières et de cadavres exhumés : ni les vers, les tombeaux ne sont vus dans une perspective de terreur gothique. Ils sont pris dans une attitude détachée, scientifique : Frankenstein n'a pas peur des morts ne craint pas d'être troublé par les esprits ou des fantômes. L'intérêt pour la science est pour lui plus important que les peurs issues des superstitions qui hantent les textes gothiques 13.
Que va donc faire Frankenstein pour inventer sa créature ? Il va rassembler des morceaux de corps, volés dans des cimetières, les assembler, puis, par la grâce de l'électricité fournie par la foudre réelle (qui ne dépend plus de Zeus) remettre en marche le cœur arrêté, et par conséquent ( ? ? ?), l'ensemble des fonctions du corps. La démarche est, comme on le voit, l'objet d'une spéculation, d'une hypothèse, d'un test et d'une expérience. Aussi bien les morceaux de corps que la foudre sont des objets matériels, au sens premier du terme, et les protocoles sont reproductibles. La preuve en est que le docteur Frankenstein envisage, sous la pression, de fournir une compagne à sa créature, par les mêmes moyens qu'il l'a fabriquée. Reste qu'il demeure, du golem, la monstruosité. Pour diverses raisons, le corps de la créature est fait de divers morceaux, et non d'un homme que Frankenstein aurait ranimé ou ressuscité. Le résultat en est une créature géante, monstrueuse, condamnée à la solitude et inintégrable dans la société humaine, au point de faire peur à son créateur lui-même. Avançons que ce corps est monstrueux parce qu'il n'est qu'un patchwork, un désordre insensé. Ajoutons que l'idéologie romantique ne pouvait envisager que la créature soit un simple individu ressuscité. Pour que la thématique de l'horreur métaphysique 14 prenne, il fallait que ce fût un monstre. Ce qui ne l'empêche pas d'être un corps en proie à un désir fou.
Une comparaison avec le géant Alphonse du Château d'Otrante est ici significative. L'apparition, par bribes, du corps de l'ancêtre, comme la voix de saint Nicolas, situe cette recomposition dans le cadre d'une élévation, d'une assomption dans le ciel du sens, d'où il peut dicter sa Loi au désir. Dans Frankenstein, les choses sont inversées : fait de bric et de broc, comme une sorte de puzzle, le monstre ne peut que clamer sa solitude et sa frustration. L'absence de sens de sa vie le pousse à la révolte. La science « prétentieuse » n'a pu donner qu'une caricature de sens avec ce corps refaçonné par un démiurge malhabile et orgueilleux, qui ne fait que singer la Genèse. Ce corps recomposé est donc un corps souffrant de mille morts, un accident métaphysique, mais dans lequel s'incarne un désir dont l'objet est inaccessible, et n'a, alors, d'autre exutoire que la violence 15. Les peurs qui sont induites par ce texte ne sont plus des terreurs surnaturelles : l'apparition du corps monstrueux de la créature dans la chambre nuptiale n'a plus rien à voir avec des revenances fantomatiques. Le monstre est bien là, il a été construit pour avoir une existence comme objet du monde, et s'il se révolte en tant que sujet impossible, cela n'a rien de surnaturel.
Dans Crash !, Ballard met en scène des réponses différentes de celles de Mary Shelley à propos de la violence et du désir, à partir de corps mutilés et recomposés, mais la quête du sens à travers le désir la poursuite des corps demeure.
III — Crash ! ou la modernité
Le roman de Ballard est centré sur le corps, axé sur la recherche paroxystique de la jouissance comme seul axe avoué du sens. Crash ! montre cette quête, en construisant un univers où de savantes mises en scène sont nécessaires pour faire ressurgir le désir à partir d'une transgression de la Loi. Ici le désir ne naît que d'une proximité physique avec la mort, très différente du rapport de l'amour et de la mort dans les textes de revenance, et proche dans une certaine mesure — puisqu'il touche à l'impossible et pousse à une violence — de celle de la créature de Frankenstein. Mais il s'agit d'une mort moderne qui est symbolisée par l'accident d'automobile, dont les conséquences, si l'on en réchappe, vous font entrer dans une sorte de confrérie. Une secte, aussi secrète et exhibée à la fois, que les tribus de vampires chez Anne Rice, qui inclut sexe, sang, accident et voyeurisme. On peut quand même remarquer que le désir semble s'exacerber d'habiter ces carcasses d'autos, comme ces corps aux membres cicatrisés ou aux prothèses nickelées, un peu à la manière dont les fantômes, avec ou sans leurs chaînes, sont frustrés de hanter en vain les châteaux gothiques. Comme les fantômes, le désir est toujours là et inaccessible.
Le corps n'est, dans Crash !, jamais désirable, sauf à être cadré, et comme pris dans un environnement technologique. Par exemple, le narrateur perçoit, dans leur chambre, sa femme Catherine nue comme un objet trop sain, trop propre, trop parfumé, à la limite de la vacuité. Elle est presque un fantôme de corps, et qui n'excite plus le désir. Il insiste presque avec dégoût, sur « sa propreté immaculée... le masque de porcelaine de son visage... contrefaçon parfaite d'un Ingres... Dans l'anus, il me fallait enfoncer tout l'index avant de retirer la plus petite trace d'odeur fécale » 16.
En revanche dès qu'apparaissent les cicatrices, les prothèses, l'odeur forte du sperme ou d'autres sécrétions, le désir advient. Comme si la jouissance s'articulait à la perte d'une partie du corps. On voit la différence avec le fantôme qui revient hanter le lieu où une partie occultée empêche son âme de trouver le repos, ici c'est la marque du frôlement de la mort qui excite le désir.
Des parallélismes avec le fantastique peuvent cependant se révéler pertinents : dans « Ligeia », le narrateur se livre à une mise en scène qui permet l'advenue de son désir, à savoir la revenance de Ligeia, au travers du corps d'une autre. Vaughan, dans Crash !, met lui aussi, en scène la mort d'Elisabeth Taylor, pour atteindre à la réalisation de ses fantasmes. Dans les deux cas, le désir ne peut se manifester que dans le cadre d'un rituel lié à un lieu ou à un type d'objet, de corps reconstitué, là dans le cadre d'un type de nécromancie, ici dans une sorte d'intense et méticuleux happening macabre.
Dans Crash !, le lieu élu, le temple — et peut-être le démiurge du désir — est l'automobile. Comme le signale le narrateur, enclos avec Helen, la femme rescapée de l'accident dont ils ont été victime et qui a vu la mort du mari, dans la voiture accidentée, « l'habitacle nous enserrait comme une machine chargée d'engendrer à partir de notre coït un homoncule fait de sperme, de sang et de lubrifiant » (p. 95). L'automobile est le lieu, le moyen et l'espace propre aux diverses rencontres, qu'elles soient sous formes de collisions ou de copulations. C'est le lieu, le moyen et l'espace de coïts sauvages, techniques, où se distinguent difficilement les membres humains des leviers, du frein à main ou du volant. La chair se confond avec le simili cuir des sièges.
D'ailleurs le corps le plus désirable est celui qui, devant la perte de « potentiel érotique » des « centres conventionnels de la sexualité », offre d'autres orifices qui sont la conséquence directe de blessures. Ils permettent alors, selon le narrateur, « de mouler des organes génitaux d'un nouveau genre, ménager la possibilité de coïts inédits qui seraient conçus lors de collisions expérimentales » (p. 201). C'est ainsi que le narrateur peut, avec Gabrielle, au corps presque entièrement garni et soutenu de prothèses, habiter l'automobile spécialement conçue pour elle. Là, après avoir réussi à déchausser les chaussures orthopédiques et le corset de Gabrielle il va pouvoir enfin « déchiffrer le code d'une sexualité que seuls nos accidents avaient rendu possible » (p. 201) C'est ainsi qu'il a « uni par son phallus la voiture qui m'avait blessé et celle qui avait presque tué Gabrielle » (p. 204).
Mais, curieusement, ces représentations de copulations inédites, cette recherche du plaisir ne s'accomplit pas selon des images connues, charnelles. Elles prennent les figures d'une étrange mise en mot, d'une sorte d'abstraction.
Cela passe par un vocabulaire médical — où les mots « verge », « anus », « sperme », « pubis », etc. — sont utilisés sans arrière-pensée 17, à la différence des litotes, euphémismes et autres manières de voiler en dévoilant la réalité dans les textes érotiques d'un Crébillon ou du Diderot des Bijoux indiscrets. Cette abstraction passe aussi par une certaine « géométrisation » des choses, des êtres et même des positions Il n'y a rien de moins érotique que la phrase qui renvoie à ce qui pourrait relever d'un catalogue sadien : « Il ordonnait son corps selon une suite de positions, déchiffrait minutieusement le code de ses membres et de ses muscles » (p. 184).
Autre exemple : la jeune femme, photographiée par Vaughan après son accident, est présentée comme banale. Pourquoi ? Parce qu'elle ignore, ce que voit l'homme de désir qu'est Vaughan « l'existence d'un point d'intersection entre ses organes génitaux et le tableau de bord... La géométrie du fantasme érotique ne serait révélée que lors de son accident » si « trois mois plus tard... elle serrait de ses doigts forts les leviers chromés comme s'il s'agissait de prolongements de son clitoris » (p. 116).
Est-ce sa vision à elle qui a changé, ou le regard du narrateur qui fantasme ? Il y a cependant autant de différence entre ces référents érotiques et leur énonciation clinique qu'entre les représentations érotiques classiques des tableaux légers de Boucher ou de Fragonard et La mariée mise à nu par les célibataires de Marcel Duchamp.
Par ce texte, Ballard cependant nous impose la présence de nouvelles émotions, qui demandent, pour le corps et la place du désir, de nouvelles mises en scènes figurales, pour être saisies, et partagées au-delà de l'impossible à dire par des mots.
Du gothique au fantastique, du fantastique à la prise en compte de l'imaginaire scientifique, la position du corps et son rapport au désir ont énormément évolué, en même temps que l'espace mental et symbolique où l'on a situé ses représentations.
Le corps gothique, comme le fantastique classique, se situe dans un espace mental et symbolique religieux, où la primauté de la dualité corps/âme donne au corps un statut double et paradoxal. Fait de boue, animalisé, il est pourtant le réceptacle de la spiritualité, ce qui entraîne des représentations proprement fantastiques dés que le désir veut s'y exprimer.
L'imaginaire romantique de la science, avec Frankenstein, et plus tard L'étrange cas du Jekyll et de Mister Hyde, va jouer sur la peur de la nouvelle situation du corps. Cette peur s'articule à une vision nouvelle du corps comme patchwork organique, qu'une étincelle ou une drogue peuvent transformer en quelque chose de monstrueux, et où le désir impossible n'aura d'autre exutoire que la violence.
Avec Crash ! c'est le désir lui-même qui est mis en scène dans les rituels qui sont en général ceux de la mort, avec la superposition à but de jouissance de la mort et de l'éros, avec les copulations qu'en somme organisent les accidents, dans une manipulation que l'on pourrait définir comme perverse 18.
Dans tous les cas, on passe par un « usage du corps » qui tente de toucher directement à l'émotion, par une figuration, qui tente de court-circuiter le concept pour aller directement à des réactions du système nerveux, au viscéral. Toutes les fantasmatiques mises en œuvres, autour de représentations et des usages des corps, par ces textes, sont des moyens de tendre un piège destiné à surprendre le désir, et à lui permettre d'apparaître dans ce qu'il a de plus violent et de plus intense.
Notes : 1. AULANIER Piera, « Naissance d'un corps origine d'une histoire » in Corps et histoire in IV° rencontres psychanalytiques d'Aix en Provence (1985). Les belles lettres, Paris, 1986 : « Tant que la connaissance du corps concernait son aspect visible, le sujet pouvait se construire une image d'un intérieur qui lui demeurait familier, qu'il pouvait rendre dicible en recourant à des métaphores compatibles avec ses constructions fantasmatiques » (pp.106-7).
2. LEWIS M.G. : Le moine. Babel, Actes sud, 1996.
3. GAUTIER Théophile : « La morte amoureuse » in Spirite suivi de La morte amoureuse. Flammarion, 1992 ; « Omphale » in Récits fantastiques. Folio, 1997.
4. MERIMEE Prosper : La Vénus d'Ille.
5. BEALU Marcel : « L'araignée d'eau » in L'Araignée d'eau et autres récits fantastiques. Poche Club, Nouvel office d'éditions, 1964.
6. SEIGNOLLE Claude : « L'Isabelle ». Contes macabres. Marabout, 1966.
7. MENEGALDO Gilles : « Le monstre dans l'œuvre de H.P. Lovecraft ». Karpath n°3/4, 1990, pp. 15-28 ; BOZZETTO Roger : Le monstrueux et son statut dans les textes de HP Lovecraft. Décade de Cerisy sur Lovecraft, 1995. Une autre version est disponible in Territoires des fantastiques, Presses de l'Université de Provence, 1998, pp. 175-188.
8. BENSON E.F. : « Le visage », « Et nul oiseau ne chante », « Negotium Perambulans » in La chambre dans la tour. Le Masque, Champs Elysées, 1978.
9. TATOSSIAN cité par OURY (Jean) dans Corps vécu, image du corps in DIRES, Revue du centre freudien de Montpellier n°5, janvier 1987 : « la transparence du corps fonde l'incapacité délirante à saisir authentiquement la mort comme néant d'existence », p. 4.
10. D'où ce que ANZIEU Didier, et MONJAUZE Michèle, in Francis Bacon. L'aire Archimbaud, 1994, nomment « le vacillement de l'opposition dedans/dehors »(p. 14) qui produit des effets que l'on peut qualifier de « fantastiques ».
11. AULANIER Piera, op. cit. pp. 106-107.
12. Dans une certaine mesure les monstres lovecraftiens seront, eux, construits à partir de cet intérieur que la science médicale a révélé. Il le mettra sous les yeux en le posant à l'extérieur du corps et en laissant libre cours à ses propres fantasmes, comme on le voit dans certaines descriptions comme celle du jeune Wiburn Watheley : « Au-dessous de la ceinture c'était bien pire, car toute ressemblance humaine cessait, et commençait la totale fantasmagorie... Il était couvert d'une épaisse et rude fourrure noire, et de l'abdomen pendaient mollement vingt longs tentacules gris verdâtres munis de ventouses rouges. Ils étaient bizarrement disposés selon les symétries de quelque géométrie cosmique inconnue de la terre.. sur chaque hanche, profondément enfoncé dans une sorte d'orbite rose munie de cils, s'ouvrait ce qui semblait un œil rudimentaire », LOVECRAFT H.P., The Dunwich Horror. Folio bilingue, 1994, p. 83.
13. DE PALACIO Jean : Mary Shelley dans son œuvre. Contribution aux études shelleyennes. Paris, Klincksieck, 1969.
14. Je distinguerai cette « horreur métaphysique » de l'horreur gothique présente dans Le Moine, par exemple. Il s'agit ici d'une parodie de genèse, et pas d'un simple viol incestueux, quelle que soit l'horreur morale que ce crime suscite.
15. Violence sur les choses et sur soi devant l'impossibilité d'obtenir ce que le désir assigne comme objet et qui est comparable à cette violence tournée sur soi que manifeste le narrateur dans « Clorinde » d'André Pieyre de Mandiargues.
16. BALLARD James (G.) : Crash ! (1973) in UGE, 10/18, n°2254 (1992), p.132.
17. Comme, dans un contexte différent, Mary Shelley dans Frankenstein parlant des cadavres sans références à l'arrière plan religieux et aux superstitions. Une clarté médicale.
18. MAC DOUGALL Joyce : Plaidoyer pour une certaine anormalité. NRF Gallimard, 1978. On peut appliquer à Vaughan, puis au narrateur cette assertion : « le pervers essaie de convaincre les autres et de se convaincre qu'il détient le secret du désir sexuel : il le déploie en spectacle dans sa création érotique » (p. 48).
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