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Roger Caillois et la réflexion sur le Fantastique

Roger BOZZETTO

Europe n°726, pp. 190-201, octobre 1989

          Il semble exister, pour les écrivains comme pour les penseurs, une sorte de Purgatoire : quelques années après leur mort, on n'en parle plus, et cinquante ans après, on les découvre. Il existe même une étude fort sérieuse, qui aboutit à une courbe, dite courbe de Lehman, où l'on peut visualiser la durée de purgatoire des auteurs du siècle dernier.
          Quelque passionnant que soit le phénomène, il ne doit pas inciter à s'incliner devant une fatalité. Et il me paraîtrait assez ridicule, qu'au nom de cette règle de survie, Roger Caillois — qui fut un amateur au sens précis du terme, un découvreur de mondes d'idées et d'auteurs, sur lesquels il a dit, en quelques mots et le premier, l'essentiel — fût renvoyé au frigidaire de l'histoire en attendant qu'un érudit du XXIe siècle l'exhume de la poussière de notre indifférence.
          S'il fut un des rares vrais amateurs de notre littérature en ce siècle, il fut aussi un penseur. Et c'est ce point que j'aimerais présenter, dans le domaine précis du Fantastique, qu'il a contribué à baliser et qu'il a nourri de ses découvertes d'amateur. Car non seulement Caillois a présenté une théorie du Fantastique — il n'était pas le premier à le faire — mais il l'a fait d'une manière cohérente, claire, et sans cacher sous le flou artistique des images, le cheminement et les démarches de sa pensée. Sa théorie, pour employer le mot de K. Popper, est donc « falsifiable ». Sur ce chemin tracé, quelles ont été les découvertes récentes, qu'ont-elles apporté de neuf, et ont-elles rendu caduque cette pensée ? En somme que reste-t-il de cette théorie vingt ans après ?
          Il faut pour cela rappeler brièvement les thèses de Caillois sur les conditions de possibilité du fantastique en tant que « sentiment devant les choses » qu'il ne distinguait pas toujours explicitement du fantastique en tant que « genre littéraire ». Je tenterai ensuite de les problématiser à leur tour, en marquant la spécificité du genre fantastique lors de son émergence pendant la période romantique — où il est lié au rapport à l'irrationnel de cette époque, que la science et la médecine modifient en ces mêmes années. J'envisagerai ensuite les évolutions de ce genre.

          I — Caillois et l'histoire du Fantastique.

          On connaît la thèse à la fois classique et rationaliste de R. Caillois, qu'il a reprise plusieurs fois et dont l'un des derniers avatars se trouve dans l'Encyclopedia Universalis. 1
          Le Merveilleux est premier, universel, et il suppose une coexistence harmonieuse de la Nature et de la Surnature : les fées et les bûcherons se rencontrent et cela ne les trouble pas. Cela ne trouble pas non plus le lecteur qui trouve ces rencontres normales dans le cadre du conte.
          Par ailleurs, le monde du roman mimétique (« réaliste ») qui se met en place en Europe depuis le XVIe siècle, exclut la Surnature. Sa visée est la description des univers de la réalité (depuis De Foe, Balzac, Zola...).
          Le « sentiment de fantastique » est lui aussi universel. Caillois ne l'utilise pas dans sa démonstration à cet endroit, mais il y revient plus loin dans Au cœur du fantastique.
          Le « genre » Fantastique naît donc fin XVIIIe siècle, en Europe et aux USA, après que la littérature eut acquis la capacité de construire des univers romanesques où la Surnature n'intervient pas. Quand la veine mimétique s'est imposée comme norme, ce qui la trouble devient scandale.
          Alors, si la Surnature ou l'irrationnel, exclu de la pensée comme de la représentation, est posé comme « pourtant là » et apparaît soudain, il ne peut le faire que sous forme de fantôme, de vampire, de Diable — sous des formes de figures codées — et cette résurgence produit un effet de scandale. Il marque l'impossibilité pour la raison d'accepter l'irruption de cet irrationnel, comme l'impossibilité d'en nier la présence évidente : il s'agit d'un « impossible et pourtant là ». Cette coexistence impensable induit des effets : non pas uniquement d'hésitation — comme le voudra Todorov 2 — mais de décentrement. Simple querelle de vocabulaire ? Non, cœur du problème : l'hésitation renvoie à un choix rationnel entre deux hypothèses. Mais si l'une des hypothèses est irrationnelle, peut-on dire qu'elle se situe sur le même plan que l'autre ? Je peux hésiter entre deux options mais je suis balancé entre deux impossibles à penser. C'est le sens de la parole de Mme Du Deffand, « je ne crois pas aux fantômes mais j'en ai peur ». Est-ce le même J.E. qui parle, la même instance psychique qui s'y introduit ? C'est le sens du « Je sais bien mais quand même » de O. Mannoni 3.
          Pour Caillois donc :
          Avant que la littérature mimétique, et la pensée rationnelle ne s'imposent, l'irrationnel qui régit la société sous forme de pensée religieuse — un irrationnel théologisé — se marque dans des livres de miracles comme dans le merveilleux des contes.
          Mais après que la pensée rationnelle s'est imposée, et avec elle la littérature mimétique, malgré les apparences, l'irrationnel n'a pas été chassé, il est simplement dénié. Et la littérature, pour rendre compte de ce nouveau statut ambigu de la représentation — qui s'impose — invente peu à peu un genre spécifique, le genre fantastique.
          Cette thèse — que j'ai simplifiée — demeure valide dans son ensemble. Elle se situe dans une tradition de pensée qui va de la préface du Château d'Otrante de Walpole à G. Ponnau qui écrit sur La folie dans la littérature Fantastique 4, en passant par Le conte Fantastique en France de Nodier à Maupassant de P.G. Castex sans oublier d'autres thèses dont Merveilleux et Fantastique de J. Pierrot (1974), La séduction de l'étrange de L. Vax (1965) et bon nombre d'articles et de numéros spéciaux de revues dont celui d'Europe sur « Les Fantastiques » et qui proposait déjà une comparaison des modèles théoriques alors en usage 5.
          Si l'on devait reprocher quelque chose à cette position de Caillois, ce serait d'être un peu trop hégélienne : comme si l'esprit (abstrait) de telle époque s'incarnait dans des formes (idéales), un peu comme la Raison dans l'Histoire, et ce en oubliant la réalité des textes et des contextes, sans prendre en compte les hasards, les rencontres, les écrivains.
          C'est un des mérites des thèses et des travaux qui se sont succédés que de marquer, en particulier, que les choses ne se sont passées ni si simplement, ni si uniment, ou d'une manière si naïvement « dialectique ». En d'autres termes Caillois nous présente une démarche idéale reconstituée a posteriori, pour le plaisir de trouver un ordre dans l'histoire de la pensée. Mais ce faisant il se trouve dans l'obligation de styliser la réalité.

          Rappelons quelques faits qui relèvent de l'histoire littéraire et conceptuelle du romantisme et qui, sans être inconnus de Caillois, pour qui on doit garder la plus profonde admiration, n'ont pas été pris effectivement en compte dans sa démonstration.
          D'abord ceci : il a existé un autre genre qui s'est aventuré sur des terres voisines, le roman gothique, qui est certes un prédécesseur du genre fantastique, peut-être son ancêtre, mais ne peut se confondre avec lui. Dans les romans gothiques, la Surnature est soit présente sans trouble, et sous ses formes anciennes et codées comme dans le Château d'Otrante (1764) où elle parle haut et fort. Soit un effet de supercherie comme chez Ann Radcliffe où se trouve le « surnaturel expliqué ». Dans les deux cas soit du côté de la Surnature, soit du côté de la supercherie : l'énigme est résolue. Rares sont les romans gothiques où un pressentiment du trouble Fantastique, lié à la présence du mystère, se fait jour : peut-être tel épisode du Moine ou tel des Elixirs du Diable. Ajoutons que « l'effroi gothique » propre à ce type de roman est très semblable à un effet de fantastique différent de celui que signale Todorov, il s'agit de la « monstration » qui induit une sidération. Des personnages et/ou du narrateur (et parfois même du lecteur ! ! !) 6.
          De plus il y ne faut pas sous estimer l'influence d'une œuvre et d'un homme : Hoffmann a donné un nom à une sorte de texte original qui — par un effet de traduction en français — a donné le mot et l'acception française de « Fantastique » au sens défini plus haut (et qui s'oppose par exemple au « fantastic » anglais).
          Enfin cette œuvre et ce nom sont tombés en plein milieu d'une restructuration du champ conceptuel touchant aux rapports du positivisme et de l'irrationnel.

          II — Le Fantastique des romantiques

          La définition de Caillois, c'est évident, n'est pas une définition du Fantastique que les romantiques auraient comprise, et elle ne correspondrait pas forcément à ce qu'ils avaient en tête quand ils employaient ce mot dans cette acception — récente pour eux, puisqu'elle date de 1827. Cela ne signifie pas qu'ils ne savaient pas l'employer, mais ils lui donnaient un champ sémantique plus hétérogène. Comme le signale P.G. Castex, le mot dérivé des Phantasierenstucke, traduites sous le titre Esquisses Fantastiques dans le genre de Callot, car Hoffmann est à la mode et n'importe qui lui fait dire n'importe quoi : « c'est un pavillon qui couvre des marchandises très diverses ». Et qui est un enjeu, avec ses coteries, ses détracteurs et ses batailles.
          L'un des premiers en France à avoir tenté une approche théorique a été Charles Nodier dans « Du Fantastique en littérature » (1830), que Jean Pierrot a bien analysé dans sa thèse Merveilleux et Fantastique. Il n'est cependant que de voir l'acception très large que Nodier donne au mot Fantastique, mêlant le merveilleux, l'onirique, le poétique et la fantaisie pour saisir à quel point il semble que Caillois et lui parlent de deux choses différentes. L'une des raisons me paraît être que les Romantiques faisaient référence à un certain type de récits, qui renvoyaient à un écrivain qui servait sinon de modèle au moins de ligne de mire, c'est-à-dire Hoffmann, lui aussi à la mode. Trop même, au goût de Walter Scott, qui dès 1828 écrit sur l'œuvre de l'auteur allemand dans On the supernatural in fiction compositions (Du merveilleux dans le roman, traduit en France dès 1829). La littérature Fantastique se situe donc aussi comme un enjeu dans un champ littéraire, et Walter Scott dans cet article tente d'enrayer une mode qui lui fait concurrence en signalant l'aspect spécifiquement germanique de cette nouveauté littéraire — qui ne peut donc devenir un modèle pour d'autres, à la différence du roman historique où lui-même mêle un peu de « merveilleux ». Son article a eu pour effet d'attirer encore plus l'attention sur Hoffmann — en voici un extrait : « Le goût des Allemands pour le mystérieux leur a fait inventer un autre genre de composition qui peut-être ne pouvait exister que dans leur pays et leur langue. C'est ce qu'on pourrait appeler le genre Fantastique, où l'imagination s'abandonne à toutes les combinaisons de scènes les plus burlesques et les plus bizarres... les transformations les plus extravagantes ont lieu par les moyens les plus improbables ». Walter Scott ne ménage pas l'auteur de « L'Homme au sable » : « il est impossible de soumettre de pareils contes à la critique. Ce ne sont pas les visions d'un esprit poétique ; elles n'ont même pas cette liaison apparente que les égarements de la démence laissent parfois aux idées d'un fou : ce sont les rêves d'une tête faible, en proie à la fièvre, qui peuvent un moment exciter notre curiosité par leur bizarrerie, ou notre surprise par leur originalité, mais jamais au-delà d'une attention très passagère ; et, en vérité, les inspirations d'Hoffmann ressemblent si souvent aux idées produites par l'usage immodéré de l'opium que nous croyons qu'il avait plus besoin du secours de la médecine que des avis de la critique » 7. Cela étant, et mis à part l'aspect ici péjoratif et chez Nodier plutôt laudatif, le diagnostic est semblable et dessine un espace du genre assez loin de ce que la définition de Caillois nous laissait entrevoir.
          Mais les remarques de Walter Scott nous permettent aussi, par les rapprochements qu'elles opèrent entre le Fantastique allemand, l'opium, les bizarreries et la folie, de situer le développement du fantastique en tant que genre dans un champ conceptuel spécifique.

          III — La période romantique et les nouvelles représentations de l'irrationnel

          J. Pierrot et G. Ponnau remarquent, à juste titre, que cette période est constitutive d'un espace conceptuel nouveau, celui qui aboutira au positivisme, au scientisme, et qui tend à admettre que, selon la formule de Hegel, « tout ce qui est réel est rationnel ». Mais la constitution de cet espace, peut-être par une ruse de l'Histoire, passe par la découverte et l'exploitation de tout un domaine jusqu'alors marginal ou ignoré : on le qualifiera du vague terme d'irrationnel. Il renvoie aussi bien à l'onirique qu'au psychiatrique, au magnétisme qu'au spiritisme.
          Cet espace conceptuel nouveau ne s'impose pas sans combat. Il s'affronte aux anciennes conceptions du monde où le surnaturel est une clé de voûte de l'ordre du monde, aussi bien spirituel que social. Il tente de situer les individus dans le nouvel ordre économique et politique du monde après les Révolutions bourgeoises anglaise, étasunienne et française. Elles ont placé l'individu « self made man » sur le « marché du travail », ont brisé les traditions culturelles communautaires. Ce n'est certainement pas un hasard si le genre littéraire du fantastique, comme les idées du romantisme prennent leur premier essor, et peut-être leur source, en Angleterre d'abord et Allemagne post napoléonienne ensuite.
          Cet aspect de révolte individuelle, que nous voyons en premier lieu dans les mouvements du Sturm und Drang, nous rend parfois difficilement compréhensible que l'on puisse être esthétiquement à l'avant-garde, comme le sont les Romantiques, (qui, de ce point de vue seront relus avec ferveur par les surréalistes) tout en étant « politiquement réactionnaire » (si l'on en croit Lucacks et ses thèses) 8. Le cas de Novalis est, de ce point de vue, exemplaire, tout comme les louvoiements de Goethe. Mais ces contradictions, qui pour nous sont peut-être perçues comme des incohérences, sont en fait vécues comme des déchirements, qui aboutissent à la constitution d'un « moi romantique » dont le tourment est l'une des composantes essentielles, et le signe d'une richesse, d'une profondeur infinies, comme « le magnifique ciel d'orage du Moine de Lewis », selon A. Breton. Parmi les composantes de ce moi en gestation figurent la dimension spirituelle, et la présence de l'onirique : « Le rêve est une seconde vie », les rêves de Jean Paul 9, le rapprochement devenu banal entre le génie et la folie, la recherche et l'exploration des espaces intérieurs « paradis artificiels » par les drogues — comme en témoigne l'intérêt porté aux Confessions d'un mangeur d'Opium anglais 10 de Thomas de Quincey, et à l'usage des stupéfiants par Coleridge, Gautier, et Baudelaire, plus tard à l'éther, avec Jean Lorrain.
          Sans qu'on puisse établir de liens trop resserrés (mais ils existent) avec ces recherches individuelles et littéraires, se joue sur le plan scientifique et plus spécifiquement médical une autre partie, avec des enjeux tout aussi importants. Et, dans le cadre de l'irrationnel, le cas du discours sur la folie qu'analyse dans le détail G. Ponnau est exemplaire. On passe d'une approche de la folie comme « possession diabolique » — c'est-à-dire que le mal vient de l'extérieur de l'homme, qu'il se surajoute à son esprit, venant d'un lieu qui est celui du mal incarné, du Diable — à une approche médicale. De la folie comme relevant d'une approche théologique à une approche naturelle. La folie, ou plutôt les cas de démence, que l'on commence à décrire dans leurs manifestations, en liaison avec des symptômes, des diagnostics des traitements, est maintenant perçue comme un dysfonctionnement interne. A une Surnature extérieure, qui justifiait les possessions, et imposait la figure du Diable, succède une compréhension de la démence fondée sur l'analyse des illusions des troubles de la perception. Et une littérature Fantastique où seront présentes les références à la psychiatrie qui se développe. Avec la caution scientifique des troubles pathologiques, le genre Fantastique devient à sa manière une illustration littéraire des découvertes troublantes de la médecine des pathologies mentales. Ce qui ne va pas sans recouper des querelles entre écoles de pensées, chez les médecins, à propos de la description du fonctionnement du cerveau, de la localisation des aires, et ne fait qu'illustrer une querelle de fond entre les organicistes (l'esprit est un produit du cerveau) et les spiritualistes (l'âme vient d'ailleurs) 11. On voit ici comment la littérature Fantastique, nourrissant son imaginaire par les représentations figurées de ces querelles, peut composer des fictions dont l'ambiguïté devient la preuve même qu'elles sont près de la réalité des interrogations médicales de l'époque : à leur manière elles ne sont pas coupées de la réalité. Plus tard, Maupassant, qui est considéré comme un maître de l'école Naturaliste — il publie « Boule de Suif » dans le recueil des Soirées de Médan — s'intéressera au Fantastique sans pour cela abdiquer en rien les qualités d'observation de son œil « naturaliste ». D'où cet apparent paradoxe : cette littérature du genre fantastique est donc, à sa manière, « réaliste » par les objets qu'elle manipule, l'ambiguïté qu'elle laisse apparaître étant la même que celle qui se trouve dans la réalité médicale concernant la folie où les thèses opposées s'affrontent sans pouvoir se départager.
          G. Ponnau montre bien comment ce qui est vrai de la folie se retrouve dans le cadre d'autres querelles concernant des domaines ambigus du savoir médical de l'époque et touchant par exemple le magnétisme, l'hypnose, le somnambulisme, les thèses mesméristes et plus tard le spiritisme. C'est vrai aussi des expériences sur les stupéfiants : rappelons que la fin du XVIIIe siècle voit les premières études sur les vertus hallucinatoires du haschich, que l'analyse de la morphine date de 1817, et celle de l'opium de 1832. Qu'en 1845 Moreau de Tours publie : Du haschisch et de l'aliénation mentale où il établit des liens entre les phénomènes oniriques, le délire des aliénés et l'univers — et les comportements — des preneurs de haschich 12. Dans les deux cas on assiste à une fusion de la réalité et de l'imaginaire : « ces deux vies se confondent, les phénomènes propres à l'une et à l'autre se rapprochent, tendent à s'unir dans l'acte simple et indivisible de la conscience intime du moi... Le sommeil est l'état le plus puissant, le plus lucide de la pensée ».
          La mode du spiritisme, qui débute en 1847 aux USA (Fox) commence à sévir en France en 1852. La rencontre de l'influence de Hoffmann, avec son merveilleux qui, comme le rappelle Gautier « a toujours un pied dans le réel », avec un cadre du savoir sur l'espace intérieur qui est bouleversé permet à ce genre nouveau de se développer dans une atmosphère d'expérimentation mentale et textuelle.

          IV — Vers un genre autonome de la narration

          On imagine que les fabulations sur des thèmes comme celui de la folie ont pu produire des récits fort nombreux, dont certains ne produisent pas des effets de fantastique. Mais le genre fantastique, en utilisant la folie, le spiritisme, le magnétisme les divers onirismes (naturels et artificiels) a peu à peu constitué une épure propre, qui dépendait de moins en moins de ces thèmes référentiels. Peu à peu le genre Fantastique va s'imposer, avec une économie narrative originale.
          Il n'a plus besoin comme le gothique de la présence d'une surnature pour provoquer des états de trouble de la raison, d'hésitation entre deux lectures incompatibles d'un événement, mais il peut continuer de s'en servir, comme le fait Mérimée dans « La Vénus d'Ille ». L'analyse de ce récit montre néanmoins que le texte joue sur d'autres opérateurs de confusion que la rencontre de la nature et de la Surnature. Par exemple le fait que le texte du socle de la statue donne lieu à de nombreuses et divergentes interprétations, que d'autre part il renvoie au cauchemar nocturne avec ces pas dans l'escalier, dont personne ne connaît la cause. En désespoir de cause on finit par attribuer à la statue l'initiative d'un pacte implicite ; au paganisme une malédiction. Mais le texte n'affirme rien, c'est aux personnages, et au lecteur de tenter une mise en ordre, qui de toute manière n'est pas satisfaisante, et renvoie le lecteur à une fantasmatisation plus qu'à une explication. Le texte Fantastique s'il est, selon le mot de Kafka « promesse de sens », n'a jamais obligation de tenir ce qu'il a fait mine de promettre.
          Il peut tout aussi bien se servir du rêve, tout en en déniant la réalité, laissant un doute dans l'esprit du héros, et un regard suspicieux dans celui des protagonistes quant à la santé mentale de ce même héros. Quant au lecteur, libre à lui de tenter de prendre un parti qu'il sait impossible à tenir comme on peut le voir dans « La Cafetière » de Gautier.
          Le lecteur peut, comme dans « Les trous du masque » de Jean Lorrain jouer sur la réalité vécue ou sur les rêves provoqués par l'éther. Mais l'explication ici tue l'effet d'ambiguïté. Ce qui n'est pas le cas dans les contes de Poe en rapport avec le magnétisme comme dans « La vérité dans le cas de Mr Valdemar », ou « Les Souvenirs d'Auguste Bedloe ».
          On saisit mieux peut-être comment la constitution du genre fantastique a pu utiliser les matériaux que lui fournissait l'époque romantique, époque de bouleversement du champ conceptuel, touchant à la place de la raison et du psychisme dans la constitution d'un ordre du monde et de sa représentation, tout comme à l'image qui se dégageait de l'homme, de ses possibles, de ses gouffres et de ses complexités, de sa place dans une évolution et bientôt avec Freud de l'autonomie de son inconscient.
          On voit aussi que l'épure fournie par Caillois n'est pas remise fondamentalement en cause. Elle est à la fois enrichie et remodelée par les chercheurs ultérieurs
          En effet, légèrement amendée, elle permet de comprendre que seule la croyance à l'incompatibilité du naturel et du surnaturel, ou du rationnel et de l'irrationnel peut engendrer des effets de fantastique, à l'opposé de ce qui se passe aux époques de croyance clairement affirmée et monolithique où la Surnature irrigue l'ensemble de la réalité. Non que la peur n'ait pas lieu d'être dans ces époques : au Moyen âge, la peur du Diable signifie que l'homme est en danger de perdre son âme, et c'est pourquoi on peut faire appel à l'intercession de la Vierge ou des Saints — à moins, comme dans les fabliaux, de ruser avec un diable un peu benêt. La peur moderne se situe dans un contexte très différent : la cohérence de la réalité empirique est garantie non par une référence à la Surnature mais par la notion de loi scientifique. Que des troubles apparaissent, impossible d'invoquer le miracle : devant l'impensable dans ce cadre mental il ne restera que la terreur ou l'horreur. Voilà comment se constitue la mentalité collective où naît et se développe le Fantastique, à l'époque romantique, dans le cadre des les normes d'une nouvelle vraisemblance. Vraisemblance, c'est-à-dire appréciation subjective de la vérité et de l'erreur selon des critères à chaque époque neufs.
          Or les effets de fantastique ne jouent que si le lecteur projette la narration sur le plan de la référence à la réalité empirique (la chose est possible dans mon univers actuel) et s'il admet en même temps avec le personnage la réalité objective des événements auxquels le personnage est affronté, bien qu'ils soient en même temps impensables, ou mieux inimaginables. L'adhésion du lecteur, condition de son émotion, suppose une lecture référentielle du récit, et celui-ci sera nécessairement soumis au critère de vraisemblance (à la différence des contes merveilleux, qui ont leurs règles). D'où un jeu sur plusieurs tableaux : un plaisir d'équilibriste de l'adhésion. Et la nécessité pour la narration de faciliter une accréditation, tout en permettant au lecteur une subtile dénégation de ce qu'il admet momentanément. Ou encore une sidération comme apogée de la terreur possible.
          Or cette vraisemblance référentielle dépend de l'époque. Le texte fantastique utilise des croyances tombées en désuétude mais encore assez vivaces pour produire un trouble affectif et intellectuel. Au XIXe siècle la foi n'est pas morte, les croyances religieuses, bien qu'en conflit avec la raison, ne s'évanouissent pas : elles persistent et agissent ailleurs que dans la lumière de la claire raison. C'est ce jeu entre des instances psychiques différentes, l'une rationnelle, l'autre imprégnée d'irrationnel, à une époque où la folie passe du domaine de l'irrationnel absolu (surnature, possession) au domaine du médical, où l'on expérimente sur les capacités de l'esprit (drogues, spiritismes, magnétismes, télépathies etc.), qui permet l'advenue et la lecture de ces textes neufs, témoins de ce « décentrement ».
          Dans ces récits 13, la peur étant liée à la présence de l'irrationnel, le plaisir est lui, en relation avec une instance supérieure au surmoi rationnel, qui présente une incrédulité rassurante, même si elle n'est que de façade, ce qui renvoie à un certain humour. Le « je sais bien mais quand même » donne sa chance à l'irrationnel dans un cadre qui le dénie et le genre fantastique, d'abord romantique, peut se déployer. Il évoluera ; mais les circonstances de son émergence, qui par la suite seront oubliées, auront produit une « machinerie textuelle » originale, qui lui permettront dans d'autres époques et pour d'autres cultures, d'être un instrument efficace, bien que non maîtrisable. Instrument par quoi l'impossible à dire, l'impossible à figurer, la sensation de terreur devant l'impossible à penser quelque chose qui est « pourtant là » ne pourra qu'engendrer un texte témoin par son aspect d'énigme irréductible. Il en va ainsi des textes de Hawthorne, de Stevenson, de Jean Lorrain, de Marcel Schwob, de Kafka, de Cortázar, des meilleurs de Buzzati, d'Abutagawa, de Tanizaki, et peut être ceux — actuels — de Stephen King.
          A mesure que l'on s'éloigne de l'époque romantique, le rapport du récit à la vraisemblance des faits touchant à la folie, au rêve, au magnétisme évolue : ce qui demeure, c'est l'économie du texte dans le genre fantastique telle qu'elle s'est dégagée de ces expériences textuelles multiples. Folie, spiritisme, magnétisme et autres éléments — qui ont joui historiquement d'une charge de plausibilité, servant à rendre le récit acceptable et même « expérimental » — ont fini par devenir de simples opérateurs narratifs.
          Le récit fantastique, au sortir de cette période où il s'est constitué, est devenu une sorte d'artefact textuel, une forme signifiante où du mystère peut se figurer. L'essentiel étant que se trouve donné à imaginer de l'infigurable, que se trouve figuré de l'innommable. Le texte Fantastique se présentant comme une sorte d'interface entre le monde du représentable (l'univers du mimétique) et un en deçà, un hors champ, un « en marge » qui ne peut qu'affleurer sans être directement perçu. Mais dont la présence est cependant rendue pensable sinon accessible par le texte Fantastique, dont les capacités de figuration se sont multipliées et qui servira aussi bien à Kafka qu'à Cortàzar pour qu'ils puissent exprimer des rapports au monde originaux et, hors de ce genre, indicibles. Leurs textes scandent dans des cultures diverses, à l'aide de traditions nationales hétérogènes, et pour des époques souvent différentes — l'horreur qui naît de l'impossibilité de penser ce qui est profondément et obscurément ressenti. Ils traduisent cette blessure intime par des personnages, des atmosphères, des relations qui suggèrent la présence de ce vertige de la raison déconcertée et sa prise au sérieux dans une œuvre humaine qui tente d'en donner raison, sinon d'en rendre compte.

V — Conclusion

Cette universalité du sentiment du Fantastique, comme la situation spécifique de l'univers qu'il donne à percevoir, c'est à Caillois que nous en devons l'idée. Il fournit aussi une première illustration des textes produisant des effets de fantastique avec cette Anthologie de la littérature Fantastique qui présente des récits de nombreuses cultures, occidentales ou non. Il fait découvrir entre autres Borges et Cortázar aux Français médusés. Anthologie rééditée plusieurs fois, enrichie depuis mais dont la première édition date de 1958, et où une préface tentait déjà la première mise au point de sa pensée sur le genre. Réflexion qui allait s'enrichir, élargir son champ d'application passer des textes littéraires aux genres nouveaux et « illégitimes » en situant le Fantastique par rapport à la science-fiction, puis passer des textes aux tableaux, aux images, au cinéma, aux productions de la nature ; sans rien perdre de sa rigueur, tout en suscitant, sur ses brisées de pionnier, des vocations qui venaient enrichir et parfois modifier le tableau de cette chasse.

Notes :

1. — Nous prenons en compte la réflexion parallèle de R. Caillois développée dans « Au cœur du fantastique » (1965) et publiée dans Cohérences aventureuses (Idées Gallimard n° 359, 1976), car il s'agit de réflexions sur le « sens du mystère » propre au sentiment de fantastique. Ce sont des analyses très intéressantes sur des tableaux, des objets, des sensations. Ce sont les impressions d'un amateur de mystère, qui se continueront de nombreux écrits.
2. Todorov (Tzvetan) : Introduction à la littérature fantastique. Seuil, 1970.
3. Mannoni (Octave) : Clefs pour l'imaginaire ou l'autre scène. Seuil, 1969.
4. Ponnau (Gwenhaël) : La folie dans la littérature fantastique. PUF, 1997.
5. Molino (Jean) : « Trois modèles d'analyse du fantastique ». Europe n°611, mars 1980. Depuis, on signalera Roger Bozzetto : Territoires des fantastiques. Presses de l'Université d'Aix en Provence, 1998, et Denis Mellier : Ecriture de l'excès et poétique de la terreur. Champion, 1999.
6. Stephen King dans Anatomie de l'Horreur (J'ai Lu, 1997) distingue fort bien le deux types d'effets. Soit le monstre est « derrière la porte » et l'angoisse provient de la menace d'ouverture — d'où l'indétermination. Soit la porte s'ouvre et le monstre apparaît en pleine lumière et en pleine dynamique, sidérant les personnages. Pour le premier cas on se réfèrera au Tour d'Ecrou d'Henri James ; pour le second à « L'abomination de Dunwich » de Lovecraft.
7. Scott (Walter) : « Du merveilleux dans le roman » in Le berceau du chat. UGE, 1980, pp. 280-1.
8. Les choses sont plus complexes. L'arrivée de l'informatique et son impact sur les formes actuelles de travail, les nouveaux modes de flexibilité développant la précarité créent de nos jours un équivalent de ces troubles de la société et de leur impact sur les individus.
9. Beguin (Albert) : L'Ame romantique et le rêve. Cahiers du Sud, 1937.
10. ADM (initiales d'Alfred de Musset) a traduit Les confessions d'un mangeur d'opium anglais dès 1827.
11. Changeux (Jean-Pierre) : L'homme neuronal. Pluriel, 1986. Pour un état de la question dans une perspective organiciste.
12. Milner (Max) : L'imaginaire des drogues. Gallimard, 1999.
13. La question se poserait à propos du plaisir des lecteurs devant les récits d'horreur moderne.

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