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Jules Verne fantastique ? Imaginaires et impensés

Roger BOZZETTO

Revue Otrante, N°18, Art et littérature fantastiques. Editions Kimé. , septembre 2005

     La critique a abondamment ausculté, et dans toutes les directions, l'œuvre vernienne — au point même qu'il semblerait superflu de paraître s'acharner à trouver du neuf. Et pourtant la lecture de ses textes nous confronte chaque fois à de l'imprévu. C'est là le sort de toutes les œuvres qui ont permis de poser en termes neuf les relations entre les hommes et le monde où ils vivent. Ainsi, Jules Verne a participé à la prise en compte, par la littérature, de l'impact des techniques et des inventions scientifiques sur les valeurs sociales et les types de héros. Il se situe par là dans la lignée de Képler — Somnium — , de Cyrano de Bergerac ou de Poe — Mellonta Tauta — anticipant ce qui deviendra la science-fiction. Mais à ne voir que ce versant d'une œuvre aussi riche, ne risque-t-on pas de la réduire à ne relever que de la littérature de jeunesse, ou encore à la regarder comme « dépassée » ? La question s'est sans doute posée, mais l'œuvre de Verne résiste admirablement. La question est de savoir pourquoi Verne n'a pas fini, comme tant d'autres auteurs de son époque, dans les oubliettes de la mémoire littéraire 1. Une des réponses possibles en serait qu'au-delà de l'aspect solaire et optimisant qu'il présente parfois et auquel on se réfère volontiers, il laisse transparaître, comme en filigrane, les traces de zones inexplorées, fantasmatiques, qui sont comme les marques d'un indicible. Nous suivrons le chaotique parcours d'un Jules Verne mal connu, romantique et réactionnaire, d'un Jules Verne romantique et lyrique, au charme toujours imprévisible. Fascinant aussi par l'ambiguïté des pouvoirs que les savants qu'il met en scène retirent de la science. Mais aussi un Verne qui invente des effets de fantastique ou de merveilleux en exploitant, ne serait-ce que de façon fantasmatique, les objets présents ou futurs de la technologie industrielle, sans oublier les effets qu'il tire des sources où il s'abreuve et les limites qu'il frôle.


Jules Verne et la fantaisie non scientifique

     Avant d'être l'écrivain officiel des « Voyages extraordinaires » sous la houlette ou le carcan d'Hetzel, Jules Verne a écrit des chansons 2, des comédies, des essais, des nouvelles, un roman historique Le comte de Chanteleine, et même un roman dystopique — inédit jusqu'à nos jours — Paris au XXe siècle (1861 ?). Et tout au long de sa carrière il se permettra des incursions dans des domaines où on ne l'attendrait pas. Avant de rencontrer Hetzel il a publié, entre autres, en 1853 dans la très catholique revue « Le Musée des familles », un conte, ou une parabole chrétienne qui met en scène des éléments de surnaturel : Maître Zacharius ou l'horloger qui avait perdu son âme (conte genevois) 3. Plus tard en 1884 il écrira un autre conte de même type Fritt-Flacc, plus tard encore un conte de fées Aventures de la famille Raton (1887), sans oublier un « conte de Noël » Monsieur ré dièze et Mademoiselle si bémol« (1893). Ceci indique que notre auteur, sans doute sous l'influence d'Hetzel et de sa conception de la littérature destinée à la jeunesse, a sans doute refoulé des strates de son imaginaire, pour en développer celles que nous connaissons. Cependant, le lien entre ces textes et le corpus vernien dans son ensemble mérite d'être interrogé.
     Laissons de côté le côté de fées et le conte de Noël et revenons sur les deux textes fantastiques qui sont en apparence étrangers au corpus admis. Fritt-Flacc est un texte qui relève d'un fantastique folklorique, proche de l'allégorie. Un récit d'un style très classique, dans un décor rural sans âge, à propos de la mort et du prix à payer : il est peu exploitable pour mon sujet. Par contre Maître Zacharius, où se notent les références explicites à Hoffmann et implicites aux récits de la même époque d'Erckmann et Chatrian nous permet de rétablir un fil rouge avec le reste du corpus. En effet, ce texte, illustre de façon explicite une thématique faustienne, qui se retrouvera plus tard dans l'hybris de certains héros plus tardifs comme Nemo. Mais ici cela renvoie au diabolique, même si le démon est présenté ici avec une figure grotesque, caricaturale, celle de Pittonaccio. Il s'agit ici, dans ce récit proche de la parabole, de la tentation, fille de l'ambition du savoir, qui pousse à la transgression pour, ainsi que le dit la Genèse, devenir « comme des dieux ». Dans ce récit s'affrontent les croyances religieuses et l'ambition du savoir dont la démesure mène à l'inhumanité, au blasphème, à la damnation. Mais Verne présente cette tentation par des moyens originaux, faisant intervenir pour cela l'une des premières, parmi les machines que la fiction vernienne exploitera par la suite — l'horloge. Ce choix n'est pas innocent, car il s'inscrit dans la figuration classique de l'automate comme modèle cartésien pour l'animal, et dans la figuration philosophique matérialiste du XVIIIe siècle de l'Homme machine de La Mettrie. Ajoutons que l'automate est très présent à l'époque des Lumières par les créations de Vaucanson et qu'il sert aussi à Voltaire pour sa conception du Dieu horloger 4. Mais le texte de Verne pousse la comparaison — avec l'image de l'âme de Zacharius identifiée au ressort de la montre, et du tic tac de celle-ci avec la pulsation du cœur humain. Au point que l'on ne sait plus si c'est l'âme de Zacharius qui est le moteur de ses montres, ou si les mouvements des montres font vivre son âme. L'explosion de l'horloge le représentant, dont la clé est obtenue en sacrifiant sa fille afin qu'elle épouse Pittonaccio, insiste sur la folie de son ambition prise dans la visée du démoniaque.
     Mais cette « mécanisation » de l'humain souligne l'inscription de l'imaginaire vernien d'alors dans l'époque des Lumières et de ses impensés. Elle marque aussi l'une des limites de cet imaginaire. En effet depuis le milieu du XVIIIe siècle, un autre modèle est inventé, celui de l'homme comme réseau de nerfs, alimenté par le magnétisme et l'électricité 5. Lorsque Verne utilisera l'électricité ce sera sur le Nautilus, dans L'Île à hélices, ou pour actionner un para magnétophone dans Le Château des Carpathes, mais jamais comme modèle métaphorique d'un fluide magnétique qui animerait le corps humain 6.


Du Paris Futur aux Voyages

     La prolifération des machines, et la mécanisation de l'humain qui semble en découler sera exploitée dans Paris au XXe siècle 7 mais de manière négative. Dans ce texte — qu'Hetzel refusera de publier ( ?) — Verne présente un Paris futur où les poètes, comme les écrivains, sont devenus superflus parce que « non productifs » dans un univers bourgeois qui privilégie la rentabilité économique. En effet « le besoin de s'enrichir à tous prix tue les sentiments ». Ce Paris de Verne est présenté comme entièrement mécanisé, « utilitarisé ». Les traits de ce Paris sont vus à travers un regard empreint de nostalgie romantique, et comme Hoffmann, il en peint les grotesques. On le voit à quelques personnages comme l'Oncle « utilitariste » ou sa femme qui incarne plus une image de « la Caissière » que de « la Femme ». Mais en même temps Verne anticipe sur les dures conditions de vie des exclus : chômage, pas de logements décents, ou alors loin du centre ville, pollution, et administration kafkaïenne 8. Ce qui entraîne une déshumanisation de rapports humains : le rire, même lors des repas familiaux est censuré, les amours impensables... Aussi le héros malheureux meurt-il, laissant les machines maîtresses du terrain. Un univers de dystopie, qui se situe dans le sillage de Le monde tel qu'il sera de Souvestre (1846) 9. Verne peint cette époque par les yeux de Michel, « Un garçon qui ne peut être ni un financier ni un commerçant, ni un industriel ». Il n'a donc aucune place en ce monde futur. Verne invente ainsi un schéma de récit dystopique, avec au centre un poète exclus et sacrifié. Schéma qu'exploitera Aldous Huxley dans Brave New World (1932) avec son « sauvage » comme voyageur venu d'ailleurs et nourri de Shakespeare. On comprend que ce texte d'un romantisme anti-progressiste ait pu être refusé par Hetzel, qui a préféré publier un autre manuscrit que Verne lui proposait : Cinq semaines en ballon (1863) 10.
     Mais cela n'empêche évidemment pas Verne de créer plus tard des effets de romantisme, de merveilleux, d'ambiguïté, de suspense et de terreur dans ses autres romans — effets dont la variété étonne et séduit. Ce sont ces différents effets que nous allons interroger afin de saisir, sous leur hétérogénéité, les traces d'un impensable par lequel, encore de nos jours, ces textes nous parlent, nous stimulent, nous intriguent et qui sont peut-être l'une des sources de notre plaisir de lecture.


Un univers baigné de références culturelles

     L'univers des textes verniens peut aujourd'hui nous étonner. Il vise en effet un lecteur bourgeois qui a « fait ses humanités », ou est encore au lycée, et donc reconnaît les allusions culturelles dont le texte est constellé. On le voit à de nombreuses allusions du Voyage au centre de la terre 11 où sont convoqués entre autres et en latin Virgile et l'Enéide. Dans Les Indes noires 12 on rencontre des allusions aux fées (p.58) et aux braownies (p.135). Dans De la terre à la Lune il est question de Phaéton, des multiples noms anciens donnés à la Lune : Phoebé, Diane, Séléné, Isis, Astarté, au voyage des Argonautes comme à l'Odyssée. Ces allusions ont un rôle important d'insertion de cet imaginaire ancien dans l'imaginaire technique en émergence. Mais Verne fait aussi appel à d'autres types de références littéraires pour entraîner le lecteur dans ce monde nouveau qu'il articule à un vocabulaire et à des objets issus des nouvelles techniques.
     Il se réfère à Hoffmann dans Le Voyage au Centre de la Terre comme il utilisera Poe pour Le Tour du monde en quatre — vingt Jours, et il le suit pas à pas dans Le Sphinx des Glaces, à la manière de Lidenbrock sur les traces de Saknussemm. Verne n'hésite pas à saluer les inventeurs, aussi bien les savants comme Quatrefages ou Cuvier, que Ruhmkorff l'inventeur de la lampe électrique, à qui il consacre une note (p.112) ou Eigel, « l'inventeur d'un thermomètre gradué jusqu'à cent cinquante degrés ». Les descriptions qu'Axel donne des entrailles du volcan dans Le Voyage sont elles-mêmes destinées à humaniser l'inconnu. Elles sont empruntées à l'architecture : « arceaux », « cathédrale gothique », aux arcades : « grottes charmantes », ou à la mythologie avec les naïades (p.174). Dans Les Indes noires encore, la comparaison entre les ruines des cités industrielles et les ruines féodales fait image, tout comme les séquences des pilleurs d'épaves au château des « Dames de feu »(p.156). On y retrouve, comme dans L'île Mystérieuse une allusion à The Tempest où Nemo jouerait le rôle de Prospero. Mais dans ces Indes noires les rôles sont inversés et Sifax, devenu fou, joue le rôle du déclencheur de catastrophes, les héros étant sauvés par Nell, sorte de Miranda ou d'Ariel — qui ne pouvait plus supporter la lumière, mais jouait au feu follet.
     Outre ces multiples références, le texte vernien est saturé de commentaires et d'explications de type technique ou scientifique. Mais ce qui pourrait apparaître comme un pensum est allégé fort heureusement par les allusions et les références culturelles, les actions mises en scène avec création de suspense, et le regard de certains personnages. Prenons pour exemples Axel — qui se conduit au début comme une sorte de hobbit bien installé, avant de se révéler le digne neveu de Lidenbrock. Ou encore Michel Ardan dans De la terre à la Lune, sans oublier Passepoil et bien d'autres qui apportent une touche d'humour et conduisent à un recul salutaire sur les discours tenus. A preuve encore les leçons de Lidenbrock au Johannaeum, où son léger défaut de langue fait de lui un acteur involontairement comique (p.54), ou encore ses démêlés avec les chevaux islandais (p.119).
     Verne n'hésite pas non plus à utiliser des médiateurs pour faire pénétrer le lecteur dans les zones d'un savoir qui pourrait paraître rebutant. Dans Les Indes noires après un long topo sur la formation du charbon, il allège le discours en imaginant une surréaliste fin du globe si celui-ci avait été construit totalement en charbon :
     « — La nature s'est montrée prévoyante en formant notre sphéroïde plus principalement de grès, de calcaire, de granit que le feu ne peut consumer.
     [.... ] — Les humains auraient fini par brûler leur globe ?
     — Oui, tout entier mon garçon. La Terre aurait passé jusqu'au dernier morceau dans les fourneaux, les locomotives, les steamers, les usines à gaz et c'est certainement ainsi que notre monde eût fini un beau jour. » (p 34)
     Dans Le Voyage au Centre de la Terre, Verne utilise aussi une sorte d'hallucination, une vision qui s'empare d'Axel et qui permet d'évoquer « les merveilleuses hypothèses de la paléontologie » (p.213). Cela autorise une sorte de voyage temporel depuis l'ère primaire jusqu'à nos jours en survolant les strates de l'évolution de la faune et de la flore, à partir des traces que les voyageurs ont découvertes dans les « entrailles du globe ». L'utilisation de l'espace onirique signale aussi un compromis entre le savoir et l'imagination et sert à l'auteur pour évacuer les contradictions présentes, au plan scientifique, dans ce voyage.


Les imaginaires verniens

     Le pluriel s'impose car Verne a exploré, d'abord en romantique passéiste, le monde du surnaturel, et toujours en romantique défaitiste, le Paris du XXe siècle, avant de se lancer, poussé par Hetzel, sur la voie de l'exploration d'un imaginaire à la fois plus réaliste, plus lyrique et moins catastrophiste. Ce faisant Hetzel a obligé l'imagination vernienne à rechercher des aliments et des éléments neufs. Il lui a permis de créer des héros à la découverte d'un univers qui reflète la conquête du monde par la technique occidentale — ce par quoi Verne est le plus apprécié de nos jours encore. Loin d'être simplement des laïus qui viennent ralentir la narration, chez lui les descriptions comme les informations de type scientifique ou technique sont présentées sous l'angle d'éléments poétiques ou comiques. Il n'est que de se reporter aux gesticulations de Maston dans Sans dessus dessous lors de sa mise en train au tableau noir, aux aberrations figurées de ses calculs mathématiques ainsi que de leur correction par Alcide Pierdeux (sic !), ou encore aux gamineries d'Ardan qui allègent les controverses sur les conséquences des erreurs de trajectoire entre Barbicane et Nicholl dans Autour de la Lune.
     Outre cette exploitation des possibilités offertes par la science connue et extrapolée, et qui aboutit à un « merveilleux scientifique », Verne a exploité une veine créatrice d'effets de fantastique, même si en fin de compte cela se révélait comme du « fantastique expliqué ». Depuis l'Antiquité la littérature a proposé des scénarios pour retrouver au delà de la mort l'être aimé et le ramener à la vie. C'est déjà le cas dans L'Epopée de Gilgamesh, c'est ce qui a créé les figures d'Orphée et d'Eurydice, et on en retrouvera un nouvel exemple avec Bruges la Morte, où le veuf inconsolé tente de retrouver son âme sœur en la personne d'une actrice qui lui ressemble vaguement et qu'il tente de revêtir des habits de la morte, qui se venge. 13
     Jules Verne avec Le château des Carpathes en propose une version originale, qui se situe dans la double lignée de la cantatrice comme femme fatale, et de l'artiste qui tue celle qu'il aime, comme on le voit dans « Le portrait Ovale » de Poe. Mais l'intervention des inventions mécaniques, le magnétophone et les jeux de miroir liés à la photographie vont permettre ce qui apparaître à l'époque comme une sorte de nécrophilie technique. C'est cet aspect qui le rattache au roman gothique et aux légendes de vampires : le décor des Carpathes et la Transylvanie sont depuis Dom Calmet au XVIIIe siècle liés aux pratiques vampiriques. Or ici, le château délabré d'où sort la voix enchanteresse, les champs électriques qui protègent ce lieu, les superstitions des paysans, tout concourt à créer des effets de terreur liés à l'impensable, c'est-à-dire un effet de fantastique. Pourtant rien n'est anticipé : le phonographe existe depuis 1842, et si le cinéma ne verra sa naissance que trois ans après le roman (1895) les photographies — y compris les trucages photographiques qui inventeront le genre des « photographies spirites » 14 — sont connues. Les effets de fantastique dans Le Château des Carpathes naissent donc de la rencontre entre un univers préindustriel — qui vit dans un monde de légendes et de croyances anciennes — et celui d'innovations techniques inconnues en ce lieu mais reçues comme vraisemblables et même connues par les lecteurs. Le récit de Verne se situe à la frontière des deux univers Le roman commence d'ailleurs ainsi : « Cette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque. Faut-il en conclure qu'elle ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance ? Ce serait une erreur. Nous sommes d'un temps où tout arrive — on a presque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre récit n'est point vraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain, grâce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l'avenir, et personne ne s'aviserait de le mettre au rang des légendes. D'ailleurs, il ne se crée plus de légendes au déclin de ce pratique et positif XIXe siècle, ni en Bretagne, la contrée des farouches korrigans, ni en Ecosse, la terre des brownies et des gnomes, ni en Norvège, la patrie des ases, des elfes, des sylphes et des valkyries, ni même en Transylvanie, où le cadre des Carpathes se prête si naturellement à toutes les évocations psychagogiques. Cependant il convient de noter que le pays transylvain est encore très attaché aux superstitions des premiers âges » 15.
     Mais loin de vouloir éduquer les paysans et les affranchir de leurs superstitions, Verne va continuellement jouer sur l'ambiguïté, tout en laissant une longueur d'avance au lecteur cultivé.
     Il est aussi possible d'y saisir aussi un jeu intertextuel avec « La Morte amoureuse » de Gautier. Ici la morte n'est pas amoureuse mais la Stilla, comme Clarimonde séduisent absolument. L'une du premier coup d'œil, l'autre à la première note chantée. Où Clarimonde mourante est éveillée à la vie par un baiser du prêtre Romuald, le noble amoureux baron de Gortz, par le soins d'Orfanik, récupère le dernier soupir chanté de la cantatrice, croyant en sauver l'âme pour l'éternité, et en jouir à sa guise. Clarimonde offre, donne et se nourrit, en vampire voluptueux, du sang de Romualdo. Alors que la Stilla est vampirisée par la mécanique reproductrice de sons et par les photographies que le noble amoureux fait prendre d'elle, et qui, peu à peu lui ôtent la vie — comme le peintre du « Portrait ovale » qui transmutait les couleurs de la vie du modèle sur la toile. Alors que dans le texte de Gautier, où Clarimonde est un enjeu symbolique, peut-être amoureux, entre Romuald et Sérapion, la Stilla est un enjeu amoureux entre le Baron et Franz de Télek. Mais Clarimonde est une vampire et donc échappe à la mort — souvenons nous qu'elle est déjà revenue du pays des morts, et qu'après le traitement que lui a fait subir Sérapion, elle est revenue parler à Romuald dans son sommeil, et lui reprocher d'avoir suivi le « prêtre imbécile ». Par contre la Stilla revit uniquement en image par le biais de la technique, elle revit comme une ombre et elle en est totalement inconsciente. Ombre de voix que recueille le gramophone, ombre visuelle que mettent en place des photos et un jeu de miroirs.
     Ce texte de Verne anticipe d'ailleurs un traitement curieusement semblable de la captation amoureuse — les moyens techniques ayant évolué — celui de Bioy Casares dans La invencion de Morel (1940). Entre temps, le cinéma a été inventé, ainsi que les hologrammes, et au lieu de contempler la photographie figée et de jouir du son de la voix de la Stilla, le narrateur du récit de Bioy Casares s'est introduit par effraction et comme un amant, dans la trame cinématographique ou holographique qui constitue la vie éternelle de Faustina. A ceci près que Rodolphe ou Franz peuvent encore jouir directement de la voix et de la vue du simulacre mis au point par Orfanik, alors que chez Bioy Casares, seul un improbable spectateur extérieur pourrait imaginer que deux figures représentées, le narrateur et Faustina, partagent un lien amoureux. L'imaginaire n'existe plus que dans le regard qui se poserait sur un couple qui n'a d'ailleurs jamais eu d'existence dans la réalité.


Verne et les limites du pensable

     Cette situation place Le Château des Carpathes dans une série littéraire ancienne, puisqu'elle remonte à l'Epopée de Gilgamesh, mais Verne en inaugure une variante originale. Il s'agit d'une trame où l'on tente de résoudre l'impossibilité de vivre l'amour à cause de la mort, par le moyen d'artifices techniques, ouvrant ainsi à l'imaginaire des pistes et des territoires nouveaux. C'est d'ailleurs souvent ainsi que Verne procède, dans ses romans : il utilise des schémas de récits anciens et leur fait rendre une couleur nouvelle qui les fait paraître neufs — et dans une certaine mesure, ils le sont. Il trace ainsi le territoire où se déploie son imagination. Elle tente d'intégrer les bouleversements induits par l'apparition des objets techniques et de leur impact imaginaire dans le texte, et ceci par les procédés que nous avons vus.
     Mais elle se heurte sans le savoir aux limites d'un impensé, qui est aussi en grande part celui de son époque. Impensé qui porte sur l'impact social des inventions qu'il propose, que Verne cantonne dans le cercle étroit de son roman et dont les conséquences sont ignorées, ou réduites et évacuées en quelques phrases. C'est en ce sens qu'il est nécessaire de comprendre ce que signifie pour cette œuvre le rapport non pas à la science mais à l'ingénieur et à l'inventeur. Pour les héros verniens, il s'agit de maîtriser par la technique le monde tel qu'il est, d'où la promotion de l'ingénieur. Mais son devoir est tout tracé : il s'agit de donner aux bourgeois qui possèdent le monde, ou le colonisent, et qui y sont à leur aise comme poissons dans l'eau, de nouveaux moyens de savoir afin d'avoir plus de pouvoir sur le monde et les autres, plus de confort et de plaisir, à l'image des riches étasuniens qui habitent sur l'ïle à hélices.
     Ces derniers vivent dans un univers qui est une véritable forteresse navigante, sont en croisière tout au long de l'année, avec des domestiques à foison, et une armée privée. S'il leur manque de la musique classique, ils font enlever un quatuor et l'achètent ensuite. Mais ils ont beau faire pousser leurs légumes sur l'île par « électroculture », ils demeurent terriblement bourgeois par ce que nous pourrions considérer comme du mauvais goût — qui est peut-être celui de l'époque de Verne en France. Verne n'ose pas inventer, pour le siècle à venir lorsqu'il écrit ce roman, une nouvelle sorte de danse : les descendants de Phileas Fogg, aux trois quarts du XXe siècle, en sont restés au menuet et à la polka. Ils ne voient toujours chez les splendides danseuses des îles qu'une atroce « bamboula ». Ils trouvent encore les impressionnistes « décadents », sans imaginer que déjà le fauvisme naît en 1905 lorsque Verne décède, et que Cézanne a vécu et peint alors que Verne écrivait, et que cet autre inventeur de la « modernité » meurt un an après lui.


Verne un primitif du postmodernisme ?

     Si Verne est demeuré rétif aux changements sociaux ou esthétiques, il a cependant inauguré, au plan littéraire, ce que redécouvrira à sa manière le postmodernisme, à savoir le recyclage novateur des textes antérieurs. A la différence des récits de Poe qu'il exploitait auparavant — « La semaine des trois dimanches », « Une descente dans le Maëlstrom », « Le scarabée d'Or » par exemple — et qui étaient des variations sur un thème, Le Sphinx des Glaces est une variation sur un texte. Il est composé à partir de ses composantes explicites, puisque Verne résume Les Aventures d'Arthur Gordon Pym de Nantuket au chapitre V de son roman, que le texte est dédié « A la mémoire d'Edgar Poe », que les citations de l'ouvrage de Poe abondent dans le récit vernien, et que sa présence comme objet y est requise. Mais, contrairement à ce qui est souvent soutenu, ce n'est pas une « suite », et le roman de Verne ne se définit pas comme relevant d'une « anthropophagie littéraire » 16. Il s'agit d'une reprise d'un texte source dans un contexte autre et pour des effets nouveaux, à partir de cette source. Une version moderne de composition de « para palimpseste », que Jules Verne a expérimentée selon diverses modalités.
     Cela rappelle en effet, selon une autre approche, du voyage de Lidenbrock sur les traces de Saknussemm dans Le Voyage au centre de la Terre. C'est aussi semblable, entre autres, à la reprise, par la même équipe et sur le mode du grotesque, des exploits présentées dans De la Terre à la Lune et dans Sans dessus dessous. Avec chaque fois une variante par rapport à la source. Par exemple l'île Tsahal ne correspond pas pour les voyageurs de l'Halbrane à ce qu'avait décrit Arthur Gordon Pym, les récits concernant celui-ci se révèlent faux, ou encore, le chemin de Saknussemm ne sera pas suivi jusqu'au bout par Axel et Lidenbrock, quant à la Lune, elle demeure hors d'atteinte.
     Si l'on oublie pour Le Sphinx des glaces la lenteur de la mise en scène du départ, les errances apparentes du capitaine de l'Halbrane pour en arriver aux confrontations des marins avec les terres et les glaces inconnues du pôle antarctique, le roman vernien nous conduit alors vers un improbable ailleurs. Dans un registre différent, les descriptions que font les voyageurs du centre de la Terre — avec leur diversité et leurs couleurs — font écho aux mille éclats de blancheur des glaces, des icebergs et de l'aimant monstrueux. Dans les deux cas Verne nous confronte à l'indicible. Mais ici le crescendo vers le cadavre de Pym collé à l'aimant monstrueux par son fusil en bandoulière marie le sublime et le grotesque comme une singularité indépassable, appuyée sur une foule d'allusions implicites prises aussi bien dans l'iconographie que dans les textes. Jules Verne tente ainsi, par ces « recyclages », de donner corps à une matière proche de l'onirique. Rêve qui est explicite dans le Voyage au centre de la Terre et qui est ici présenté comme une étrange réalité. Réalité dont le caractère onirique me semble évident dans les descriptions — qui à la différence de celles, appuyées sur la géologie et présentes dans le Voyage sont purement imaginées. C'est aussi par l'affleurement de scènes insolites comme ce cadavre voguant dans un bloc de glace (Le Sphinx chapitre VI), la découverte de l'ossuaire et du collier de Tigre. C'est enfin l'orchestration des termes comme « l'épouvante », « la terreur », « l'horreur de la situation » etc. qui conditionnent le lecteur à la survenue de l'impensable.

     Ce bref excursus dans les domaines des imaginaires verniens laisse entrevoir de profondes zones d'ombre, des impensés, qu'une lecture primesautière aurait tendance à occulter, fasciné que l'on est par les machines, comme il l'était sans doute lui-même.
     En effet les machines de Jules Verne incitent à une nouvelle façon de voir et de faire voir les changements technologiques et économiques ainsi que le changement de paradigme intellectuel qui va avec. C'est pourquoi les machines verniennes perdurent encore aujourd'hui dans l'imaginaire engendrant une fascination par le fait qu'elles sont exhibées , tout en dissimulant leur secret, en même temps qu'elles le trahissent. A savoir que ces machines vont changer la vie quotidienne de tout l'Occident, mais que cela est présenté comme un fait exceptionnel dans le récit. La preuve en est c'est que les machines disparaissent ensuite et que le monde social n'en est en rien bouleversé. C'est ainsi que Phileas Fogg qui retrouve sa fortune après une série de péripéties où tous les moyens de locomotion ont été testés. La grande machinerie terrestre, à savoir la Terre qui tourne toujours dans le bon sens lui a rendu son argent.
     Verne en inventant des machines et des itinéraires, met en lumière les avancées d'un savoir qui se cherche et s'imagine, mais il laisse ainsi involontairement apparaître les limites de l'univers social d'une époque bourgeoise particulière. Reste que ses rêves et ses cauchemars — mélange incongru de sublime et de grotesque — continuent de nourrir les questionnements des lecteurs actuels, fascinés par la mise en chantier monstrueuse de cet « horrible travailleur » de l'imaginaire. Ajoutons que ses rêves et ses cauchemars nous conduisent à nous interroger à propos du sens et de la validité de nos idéaux, de nos espoirs, de nos rêves et de nos cauchemars, à une époque de où toute la puissance de la technologie est recyclée au profit de la seule finalité économique, promue valeur universelle de la mondialisation.


Notes :

1. Indépendamment des conditions éditoriales, du « marketing » de Hetzel, et des hasards historiques.
2. Jules Verne Mélodies inédites. Académie de Bretagne et des Pays de la Loire, 2005
3. Jules Verne, Maître Zacharius et autres récits, José Corti, 2000, Postface de Jean Pierre Picot. Texte publié d'abord dans Le Musée des familles (1853), catholique et conservateur.
4. Sans oublier l'horloge au centre du « Masque de la mort rouge » de Poe.
5. Alessandra Violi, Il teatro dei nervi, fantasmi del moderno da Mesmer a Charcot, Mondadori, Milano, 2004.
6. Cette conjonction qui date du début du XIXe siècle entre l'électricité et le fluide moteur du corps sera présentée de façon exacerbée dans les premiers films qui transposent le roman de Mary Shelley au cinéma où c'est la foudre qui anime la créature de Frankenstein.
7. Jules Verne, Paris au XXe siècle, Hachette,1994. Ce texte dont on ignore la date de création est attribué à Jules Verne.
8. Ce qui donne un aspect très actuel à ce roman
9. Verne a pu aussi lire Paris Futur de Théophile Gautier (1851) mais pas Le XXe siècle de Robida (1883)
10. Verne à cette époque quitte le Musée des familles, revue d'un catholicisme conservateur, pour Le magazin d'Hetzel laïque et républicain.
11. Jules Verne Voyage au centre de la Terre (1864) Garnier Flammarion, 1977. Mon édition de référence
12. Les Indes noires Livre de poche, 1967
13. Seul Hercule sera assez fort pour ramener une femme des Enfers, mais ce n'était pas la sienne. Euripide Alceste
14. Alessandra Violi op.. cit. p. 93.
15. Jules Verne Le château des Carpathes, 1892
16. Pascal Emmanuel Gallet « Postface » au Sphinx des glaces Hachette, 1970 p.500

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