Il n'est pas toujours facile de déceler les indices de l'irrationnel d'une époque, parce qu'ils ne peuvent être lus comme tels uniquement après qu'on en a reconstruit « l'archéologie », pour reprendre le terme de Foucault. De même, l'apparition dans le champ littéraire d'un « genre » nouveau — qui résulte de la prise en compte d'un « esprit du temps » se manifestant dans une série de textes offrant des « ressemblances familiales » — si elle n'est pas difficile à interpréter, était impossible à prévoir. Le propre des « événements » étant d'être impromptus, quitte à être par la suite rationalisés. C'est dire que notre analyse des figures de l'irrationnel à l'époque des romantismes et de l'invention d'un genre comme le fantastique relève de la reconstruction intellectuelle, et qu'elle est forcément, au sens propre, anachronique.
Je verrai rapidement le contexte symbolique de la révolution industrielle concomitante du mouvement des romantismes, les réponses du romantisme allemand et des textes fantastiques qui y prennent naissance.
Un contexte social et symbolique
L'Occident du XVIII° siècle vit, avec la révolution industrielle, sa plus grande mutation depuis le néolithique 1. Il avait alors inauguré un mode de relation symbolique au monde axé sur une tripartition : le guerrier, le prêtre, le paysan. Cette tripartition perpétuait un système de castes et en assurait l'institutionnalisation. L'ordre du monde était réglé par la présence de la Surnature, qui se déclinait au plan institutionnel par une religion d'Etat, au plan pratique par le clergé et l'organisation des travaux rythmée par les fêtes religieuses et les messes. Les formes du surnaturel, lié à l'irrationnel, étaient donc encadrées par un symbolisme religieux. De même divers types de merveilleux en liaison plus ou moins lâche avec les religions officielles et/ou pré-chrétiennes se donnaient à lire ou à conter dans les veillées. L'irrationnel, comme le surnaturel, se coulait dans des formes reconnues d'un imaginaire collectif aux formes différentes selon les cultures.
La révolution industrielle va entraîner en Occident d'impensables mutations dans les rapports des croyances, des institutions et des relations des individus, entraînant la démocratie et l'invention de l'individu. Les conséquences de cette révolution industrielle sont inégalement perçues selon les pays, et l'interprétation de ces conséquences par les écrivains — qualifiée pourtant partout de « romantisme » — se modifie en fonction des substrats culturels et des conditions historiques différentes vécues par les individus.
La cécité à saisir la nouveauté de la réalité émergente engendre « une angoisse devant le donné » 2. Le romantisme est un moment de réaction à cette période de nouveauté radicale résultant d'une rupture avec le paradigme symbolique préalable. Ce qui entraîne une remise en cause des rapports entre l'irrationnel vécu comme rencontre impensable avec le « réel », alors que le surnaturel et les institutions qui s'y réfèrent tendent à ne plus proposer un cadre de justification suffisant.
Le romantisme et le sentiment de fantastique renvoient à la survenue d'un irrationnel que n'encadre plus un symbolisme religieux clair, mais ils donnent à cet irrationnel des réponses différentes.
Quelques aperçus sur le romantisme allemand et le fantastique
Comment se situer devant ce qui apparaît alors comme irrationnel ou impensable ? D'une part il n'est plus possible de continuer à (se) représenter les relations anciennes qui se situaient dans le cadre d'une réalité symbolique, alors que le paradigme conceptuel, et l'aspect émotionnel qui lui était lié, est bouleversé. D'autre part le réel nouveau dans cette perspective apparaît alors comme « incongru », comme impensable. La nécessaire réponse implique, pour la saisie de cette nouvelle donne, de nouvelles stratégies et de nouvelles ruses, qui engendrent des effets de rhétorique originaux. Ce qui va être tenté par la création de types de fictions de type nouveau, le Märchen dans le cadre du romantisme allemand, et les textes fantastiques.
Les romantiques allemands, aussi bien les prosateurs/poètes comme Novalis que les philosophes comme Schlegel, tenteront de donner à percevoir le monde selon la voie de la poésie. La poésie, pour ces romantiques, appréhende le réel en saisissant à la fois son caractère fragmentaire et sa multiplicité. Elle le rend perceptible sous la forme du symbole.
On saisit bien, par ces quelques aperçus, l'ambition des romantiques allemands. Devant une réalité symbolique qui perd sa cohérence ancienne, et pour échapper à l'irrationnel — ou à la folie — l'imagination prend en compte la réalité de la rupture ancienne (il en demeure des fragments) et la nécessité d'une nouvelle unité dans la diversité — par l'intervention de l'esprit poétique. La forme poétique adéquate sera le Märchen, qui conserve les signifiants du conte merveilleux — qu'aussi bien Tieck ou les frères Grimm recueillent — mais les recompose dans une expression proche de celle du poème en prose. Disons pour simplifier que les romantiques allemands inventent — à partir d' une reformulation des « merveilleux » — la dimension du « surréel », qu'André Breton et les surréalistes éliront comme fondatrice du rapport poétique au monde. Les textes que l'on désignera plus tard sous le vocable « fantastique » ouvrent d'autres types de réponse.
L'advenue des textes fantastiques
Les textes qui installent un sentiment de fantastique — c'est-à-dire qui mettent en scène l'étrangeté nouvelle des rapports humains à l'univers qui se construit — pointent l'anxiété, l'effroi, ou la terreur qui se dégage de ces nouveaux et incompréhensibles rapports. Ces textes naissent à l'intérieur du grand mouvement des romantismes mais en offrent une variante originale.
Ces récits s'appuient sur les paradoxes et les apories qui nourrissent le sentiment d'étrangeté. Leurs auteurs construisent des nouvelles ou des romans dans lesquels la représentation qu'ils ébauchent tente de donner forme à l'irrationalité apparente. D'une part en assumant à leur manière le « double bind » énoncé par la Marquise du Deffand à propos des fantômes : « Je n'y crois pas, mais j'en ai peur ».
D'autre part en confrontant la vie diurne quotidienne au monde du sommeil, des rêves et des cauchemars, pour y puiser de quoi donner à ressentir — comme le fera Charles Nodier à propos du sommeil — une source jaillissante de sens, renversant les idées habituelles sur la prééminence de la raison : l'esprit, dit-il, s'affranchit des ténèbres de la vie extérieure, le sommeil de la raison y retrouve la source des mythes et une authenticité :
« Sous le doux empire de cette mort intermittente où il lui est permis de reposer dans sa propre essence et à l'abri de toutes les influences de la personnalité de convention que la société nous a faite » 3.
Le poète vit dans un espace double :
« La vie d'un homme organisé poétiquement se divise en deux séries de sensations à peu près égales, l'une qui résulte des illusions de la vie éveillée, l'autre qui se forme des illusions du sommeil » 4.
Ce rapport du rêve et de la création — totalement opposé à la pensée classique antérieure — est déjà à l'origine du premier roman gothique d'Horace Walpole The Castle of Otranto (1764), comme du roman d'horreur ontologique qu'est Frankenstein or the Modern Prometheus (1818) de Mary Shelley. Il sera un des thèmes de base des textes fantastiques de Gautier, que ce soit avec « La morte amoureuse » (1836) ou « Arria Marcella » (1863). Thème que l'on retrouve en Allemagne avec « Gradiva » de Jensen (1903), dont Freud donnera une analyse.
Une autre voie que l'on peut situer à mi-chemin entre le texte romantique et l'étrange, est la prise en compte de la dimension d'un irrationnel qui englobe la folie comme expérience poétique. Nodier reprend sous d'autres termes l'idée de la folie (idée fixe ou monomanie) comme stade supérieur de l'esprit, proche et différent de l'enthousiasme des Grecs. C'est le sujet de Jean-François les bas-bleus, mais c'est surtout la thématique de La Fée aux miettes.
Ce type de « monomanie » est souvent alors pris pour de la poésie : le monomane demeure dans le royaume de ses rêves, le poète en revient. Il ne s'agit évidemment pas des crises de démence comme celles qu'affronte Nerval qui nous les donne à percevoir, avec sa souffrance, dans Aurélia (1857).
Le sentiment de fantastique provient donc d'un décalage entre le discours de la nouvelle rationalité (économique, politique, poétique) et le vécu quotidien. Le développement des thèmes de la duplicité des apparences, du double (invention du « doppleganger »), de l'occulte (Messmer, puis l'hypnose, le spiritisme, etc.), sont des moyens pour les auteurs de ces textes de tester les frontières de l'irrationnel, afin d'en construire un nouveau visage et de tenter de l'appréhender. Et il faudra attendre Freud pour qu'une ébauche de théorisation vienne articuler les textes fantastiques à l'une des nouvelles figures de l'irrationnel, sous l'aspect de l'inconscient. On peut lire ces tentatives à la fois dans Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen (1907), dans l'analyse des textes de Hoffmann que Freud élabore — dans « L'Homme au sable » en particulier — et dans « L'inquiétante étrangeté » (1919) 5.
La tentative de réponse des auteurs romantiques allemands à l'impact des révolutions et de l'irrationnel qu'elles comportent — indépendamment des différences qui se manifestent entre eux — présente comme point commun l'exigence d'une surréalité. Les textes fantastiques prennent naissance dans le sillage de ce romantisme, mais la représentation qu'ils offrent est différente.
De façon moins idéaliste que le recours à une surréalité, ils tendent à mettre en scène non pas une réponse, mais un questionnement inquiet devant les formes multiples d'un irrationnel qu'ils voient et ressentent comme omniprésent mais occulté au sein de la prétendue rationalité nouvelle. Celle-ci impose les codes de son « réalisme » comme normes de l'humain.
Les textes fantastiques rusent avec ces normes : après avoir installé une rationalité manifeste et superficielle dans le cadre d'un vraisemblable, ils laissent survenir l'irrationnel sous toutes les formes qu'il a prises lors du refoulement dont il a été l'objet — y compris en réactivant d'anciens signifiants de l'horreur comme les revenants ou les vampires. Cette survenue bouleverse la raison et la sensibilité, par l'effet « d'impossible et pourtant là » qu'elle instaure. Elle confronte aussi les tenants de la nouvelle raison dominante à l'horreur de ses oublis et de ses dénis.
C'est alors l'équivalent de Caliban reconnaissant sa face dans le miroir, selon le mort d'Oscar Wilde 6.
Notes :
1. Georges DUMEZIL : Entretiens avec Didier Eribon, Folio essais, 1987 : « il est survenu plus de transformations entre le XVIII° siècle et nous qu'entre les indo-européens et le XVIII° siècle » (p. 189). 2. Clément ROSSET : Le monde et ses remèdes, PUF, 2000 (p. 47). 3. Charles NODIER : Le pays des rêves, dans Contes de la Veillée, Paris, Charpentier, 1853, p. 199. 4. De quelques phénomènes du sommeil. Textes de NODIER présentés par Emmanuel DAZIN. Le castor astral, 1996, p. 95. 5. Sigmund FREUD : Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen. Idées Gallimard, 1976. « L'inquiétante étrangeté », in L« inquiétante étrangeté et autres essais. Folio Essais, 1988. 6. Oscar WILDE : Le portrait de Dorian Gray (1891). Préface.
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