Site clair (Changer
 
    Fonds documentaire     Connexion adhérent
 

Un fantastique retour des dieux

Roger BOZZETTO

(lieu de parution initiale inconnu)0

« Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours ! »
Gérard de Nerval, « Delphica »

          En Occident, la littérature du siècle dit des Lumières a cru achever la laïcisation de l'espace romanesque reconnu, qui avait été entamée dès le XVI° siècle avec ce que l'on a décrit comme l'émergence du roman « mimétique », à partir du roman picaresque. Le modèle abouti de cette école « mimétique » que les Anglais nomment « novel » est pour I. Watt Robinson Crusoë 1. C'est d'ailleurs cette mainmise du « novel » sur les textes romanesques que déplorait, Horace Walpole dans la préface de la première édition du Castle of Otranto (1764) :
          « Miracles, visions, necromancy, dreams and other praeternaturals events are exploded now even from romances » 2.
          Mais il semble difficile, malgré les discours et les textes des libertins athées qui peuplent, entre autres, les récits de Sade, de croire que les références aux domaines du sacré ou du divin soient soudain devenues obsolètes. De plus, si le symbolique lié aux images des dieux est chassé par la porte de la littérature légitimée, il va reparaître, sous d'autres formes, par la fenêtre des littératures populaires avant de réintégrer le domaine commun, qui va s'en trouver transformé.
          Ainsi, au moment même où se poursuit l'élaboration d'une littérature mimétique — qui aboutira en France à l'école « naturaliste » de Zola — toute une littérature populaire, où les sorciers, les fées, les dragons puis le djinns et les magiciens abondent, continue et prospère, au moins en France, après la publication des Contes de ma mère l'Oye de Charles Perrault (1697) et de la traduction par Galland des Mille et une nuits (1710) 3.
          Cependant, d'abord dans les marges, puis au cœur même de l'espace littéraire, on assiste à un « retour » du Surnaturel et des dieux dans les récits, qui se poursuit jusqu'à nos jours. Néanmoins ce « retour » produit prend des formes autres, et induit des effets différents, de ceux qui relevaient auparavant du merveilleux dans les contes, les anciens romans et les anciennes épopées médiévales.
          Nous nous intéresserons particulièrement à ce « retour » des dieux en ce qui concerne les littératures fantastiques occidentales, dont les premières ébauches se trouvent dans les romans gothiques d'origine anglaise et qui nourrissent encore les textes de Stephen King, sans oublier les dieux d'autres cultures, ou encore ceux des mythologies inventées pour des buts à imaginer.

          I — Les univers gothiques et le retour des dieux

          Walpole présente son ouvrage comme « a Gothic Story », indiquant par là d'une part que le pseudo manuscrit qu'il dit avoir trouvé est écrit en « lettres gothiques », d'autre part que ce récit se situe à une époque où « belief in every kind of prodigy was established in those dark ages ». Et parmi les prodiges que le récit met en scène dans ce texte on trouve un heaume géant, des fantômes, des portraits quittant leur cadre, un squelette qui parle. Mais aussi une épée gigantesque venant des Croisades en Palestine. Elle est liée à une prophétie, et aide ainsi à rétablir en son entier un corps en armure, celui de saint Nicolas. Celui-ci, de statue de marbre noir dans une église, devient dans le ciel le support immense d'une voix, par la bouche duquel parle la Loi du dieu. Ce qui rend dans son ordre légitime une succession à laquelle des tentatives humaines avaient tenté de s'opposer. Ce retour de la Loi divine chrétienne est l'aboutissement d'un texte qui a pour particularité d'être issu d'un rêve, comme dicté par une « bouche d'ombre ». C'est ce qui fascinera les surréalistes.
          Un peu différent, mais plus complexe, on trouve Le Diable amoureux de Jacques Cazotte (1772). Cette fois c'est le diable, sous le nom de Belzebuth, qui fait retour. Mais il se transforme en Biondetta, une adorable séductrice qui n'a pour but avoué que de « triompher » de la vertu du capitaine narrateur. Dans The Monk de M.G. Lewis (1796) c'est encore le diable qui est présent. Doublement même : sous sa forme angélique d'avant la Chute, puis sous l'aspect horrible qui est le sien et que depuis Dante et Milton l'ont décrit. Les deux fois, il se montre aux yeux du moine Ambrosio, venu quémander, la première fois pour assouvir ses désirs luxurieux, la seconde pour sauver sa vie au prix de son âme.
          Le retour du divin judéo-chrétien qui s'exhibe ainsi dans ces textes gothiques se situe dans la dimension religieuse de la société occidentale. Mais on notera que, sauf chez Walpole, c'est plutôt le diable, « l'Adversaire », la figure du Mal qui est présente, à savoir le Surnaturel du merveilleux noir.
          Mary Shelley avec son Frankenstein or the Modern Prometheus (1818) ouvre une voie nouvelle, plus critique ou ironique, pour illustrer ce retour du divin. En effet le désir du docteur Frankenstein est de rendre la vie à ce qui est mort. Sa créature est constituée d'un puzzle de chairs et d'os issus de cadavres humains et animaux, à qui il insuffle non le souffle divin de l'Elohim biblique, mais une « étincelle de vie » dont nous ignorons tout. Par là, il tente, en « moderne Prométhée » comme l'indique le sous-titre ironique de l'œuvre, de rivaliser avec le Créateur. Mais il ne saura pas, comme le lui demande la créature, la traiter comme « [son] Adam » — en lui donnant des règles d'hominisation — ni lui créer une compagne : une nouvelle Eve. La déification du désir de savoir, appuyé sur la science humaine, est ici représentée de façon à la fois ironique et tragique, dans une atmosphère gothique qui lui confère une aura spécifique nourrie des théories du sublime de l'époque 4. L' « humain-dieu » qui fait retour n'est qu'une caricature humaine dérisoire de l'Elohim biblique.
          Dans les textes « gothiques », la littérature occidentale met en scène un retour des êtres surnaturels, d'origine judéo-chrétienne, que sont les saints ou les diables, pour créer des effets de terreur. Terreur devant la présence de la Loi divine chez Walpole, devant les tentations et l'ordre des désirs à censurer sous peine de punition terrible chez Lewis, devant le blasphème dérivé de l'hybris scientifique chez Mary Shelley. Le retour des dieux, sous l'aspect de ces figures surnaturelles, constitue une sorte d'avertissement. Ces textes illustrent les dangers de la transgression des Lois divines, dont le résultat est une épouvante sans nom.

          II — Les univers des récits fantastiques du XIX° siècle

          Le XIX° siècle occidental a produit un nombre important de récits fantastiques, et, pour un certain nombre, l'effet de fantastique qu'ils provoquent dérive directement du « retour » des dieux antiques. Ce retour, comme on le voit dans La Vénus d'Ille de Mérimée (1837), est ici dû au premier abord à une trouvaille archéologique — ce qui est une façon métaphorique d'illustrer le retour de ce qui était enfoui. Lors d'un travail agricole, pour dessoucher un olivier gelé, on creuse et découvre une statue de Vénus romaine en bronze aux reflets verdâtres. Les ouvriers rendent au jour celle qu'ils nomment « l'idole » — avec une certaine méfiance, car la statue en tombant avait déjà cassé la jambe d'un ouvrier qui l'avait effleurée de sa bêche — et l'érigent sur la place du village, près du fronton de jeu de paume. Son socle est gravé de mots latins assez indéchiffrables car une partie manque. Mais le sens général est donné par le « cave amantem » : méfie-toi, si elle t'aime. Or le fils du propriétaire se marie, mais avant la noce, il défie un Espagnol au jeu de paume. Pour ne pas être gêné dans la compétition, il place sa bague de fiançailles au doigt de la statue. Lorsqu'il veut récupérer sa bague, il ne peut l'ôter du doigt de la Vénus. Le repas de noces a lieu avec des plaisanteries sur les deux Vénus, celle de bronze et celle de chair. Le soir des noces, le narrateur entend des pas lourds monter à la chambre des nouveaux époux, et songe que le marié doit avoir bu. Le lendemain, on trouve le marié écrasé sur son lit, et la veuve, devenue folle, conte qu'elle a vu un monstre verdâtre enserrer son mari dans ses bras. La mère du jeune homme, effondrée et voulant réhabiliter religieusement l'idole, fait fondre la statue, et la transforme en une cloche pour l'Eglise du village. Mais « Depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois ». Tout le texte est construit de façon que rien ne soit vraiment affirmé, mais que tout pousse à croire que le retour de cette « idole » de Vénus est maléfique (pourquoi sinon, les Romains eux-mêmes l'auraient-ils enterrée ?). Et son effet premier est bien de tuer, que ce soit les oliviers gelés au pied desquels on la trouve, les vignes lorsqu'on la métamorphose en cloche, sans oublier la vie du marié qu'elle a emportée, avec la raison de la veuve.
          Dans ce texte fantastique la rencontre entre les dieux antiques et les humains modernes débouche sur la folie et la mort.
          C'est encore le cas avec The Great God Pan d'Arthur Machen (1894) 5. Cet ouvrage singulier met en place une expérience scientifique sur une femme, Mary, qui en devient idiote. Mais elle est supposée avoir vu, grâce à cette opération, le grand dieu Pan. Ce qui dessine sur son visage à la fois l'émerveillement et la terreur. Le reste des sept chapitres du roman est constitué de mémoires, de fragments, de découvertes et de suicides. La rencontre impensable mais supposée réalisée entre Mary et Pan lors de l'opération a donné lieu à une enfant, Hélène. Elle vit à la fois dans le monde du quotidien et dans le monde de la forêt et des champs où elle joue avec des satyres, des aegipans, des dryades, à proximité d'anciennes ruines de temples romains aux textes indéchiffrables. Devenue femme, elle entraîne dans la déchéance physique et mentale les hommes qu'elle fréquente, par la fascination qu'elle exerce. Le roman se termine sur des notes et des fragments antérieurs au chapitre premier, où il est question d'une vision des choses avec le regard de Pan, c'est-à-dire pour parler comme Lacan, du réel 6 que « nul humain ne peut contempler impunément » 7.
          Le texte tente ainsi de nous donner une idée de la perception du réel ainsi perçu, hors toute symbolisation : « nous avons vu ce qui est sans forme assumer une forme » 8.
          Notons que ce texte à propos de Pan n'est pas, à cette époque, unique en son genre. Saki écrit une nouvelle, « La musique sur la colline », qui met curieusement Pan en scène 9. Une jeune Anglaise rigide et étroite d'esprit se trouve à la campagne et refuse la réalité de Pan. Elle se moque des offrandes qu'on offre à une petite statue du dieu, et, bien qu'elle en perçoive obscurément la présence — un visage olivâtre entrevu, la musique de flûtes entendues au loin — elle demeure obstinée dans son déni. Autour d'elle les animaux ressentent alors sa présence comme hostile et réagissent. Mais son dernier appel au secours n'apitoiera pas le dieu Pan qui la regarde, épouvantée, alors qu'elle est sur le point d'être encornée par la ramure d'un énorme cerf.
          Saki est aussi l'auteur d'une autre nouvelle, « Sredni Vashtar », qui met en scène de manière horrible la mort d'une gouvernante par son élève et souffre douleur. Privé par elle de tout ce qui lui fait plaisir, obligé de ne faire que ce qui lui déplait mais plaît à la gouvernante sur tous les points, le jeune orphelin trouve un furet. Il l'enferme dans un cagibi qui devient pour lui un temple où il adore son dieu furet. Il le magnifie en idole, lui tresse des louanges, invente pour lui un culte et des prières. La gouvernante, subodorant qu'il fait quelque chose à laquelle il prend plaisir, décide de détruire ce qu'elle pense être un débarras. Elle entre dans le lieu du culte, mais n'en sortira pas. Les prières à Sredni Vashtar, le dieu furet, ont été exaucées.
          Dans les deux cas, le recours aux dieux antiques crée une impression de trouble et d'émerveillement qui crée un effet de fantastique spécifique. Il en va de même avec le texte suivant.
          Oliver Onions nous présente dans « Io, or the last thyrsus » 10, une jeune Anglaise qui se sent, sans savoir comment, « autre ». Le point de vue est double dans ce récit : nous avons celui du fiancé, Ed, prodige de normalité, et celui de l'héroïne, Daisy, qui vit une double histoire, à la fois dans l'actualité médiocre de sa chambre et dans une attente indécise. Elle subodore, elle pressent une autre vie, différente et moins vide que la vie petite bourgeoise qu'elle subit, et qu'elle ressent comme étriquée. Le texte est construit ici par l'alternance des deux points de vue irréductibles, celui de la norme (le fiancé Ed) et celui de la quête imprécise de Daisy. Celle-ci, malade, semble en proie au vague sentiment que quelque chose comme sa véritable vie existe ailleurs, ce qui lui fait trouver d'autant plus insupportable les références à un ici, qu'incarne jusqu'à la caricature le fiancé Ed par sa personne et par ses discours. Les pérégrinations de Daisy au musée, ses rêves, la lecture de Keats, et même les banalités que lui raconte Ed sont prises par elle comme des signes, avec quoi — si l'on s'en tient à la vision banale — elle construit un délire où elle s'enferme, et passe à l'acte en mettant le feu à sa chambre. Mais, par l'interprétation en acte qu'elle donne de son propre cheminement, c'est à une traversée temporelle qu'elle participe, répondant à l'appel d'un passé oublié, quand elle était Io, la bacchante accompagnant Dionysos et son cortège de satyres.
          Ces textes anglais de la fin du XIX° siècle, par leur référence à ces dieux anciens que sont Pan ou Dionysos — qui sont des dieux de l'exubérance, de la liesse, de l'ivresse, de la sexualité — questionnent la norme sociale et mentale rigide de l'époque victorienne. Cela se voit aussi bien dans les textes de Saki que dans celui d'Onions. Le plus tragique est évidemment The great God Pan, mais c'est aussi celui qui donne le plus à imaginer. On pourrait d'ailleurs, rapprocher, au plan de la critique des rigidités morales et sociales, ces textes de l'ouvrage de Stevenson The strange case of Doctor Jekyll and Mister Hyde (1885) où les dieux semblent absents comme dans le Frankenstein ; ou encore d'Oscar Wilde The Picture of Dorian Gray (1891), où la présence des dieux se manifeste par le vœu d'éternelle jeunesse qui est exaucé pendant un temps, et où les références à la Grèce sont omniprésentes.

          III — Quelques mondes fantastiques du XX° siècle, où interviennent les dieux.

          Il est, par manque de recul, plus difficile de trouver une sorte d'unité de visée dans le rapport qu'entretiennent dans les récits fantastiques du XX° siècle, le retour des dieux et certain types d'effets fantastiques. On peut néanmoins distinguer le retour de dieux connus, comme on le voit chez Stephen King ou chez Jean Ray, et la présence d'une cosmogonie originale impliquant des rites particuliers chez Lovecraft, sans oublier l'originalité des mondes de Julio Cortazar
          Dans Pet Semetary (1983), Stephen King met en scène un lieu sacré des Indiens, qui a la propriété de faire « revenir » les morts à la vie, au moins pour les animaux. Mais ce « retour » des morts, grâce au dieu local, est source de tragédies encore plus horribles que la mort elle même.
          C'est à un autre type de rapport avec les dieux antiques que se livre Jean Ray dans son roman Malpertuis (1962). Dans ce roman, un jeune marin, Anacharsis, découvre dans la brume une île où se trouvent d'étranges formes humaines, monstrueuses mais sans force, avachies. Il en parle à l'abbé Doucedame. Le texte est loin d'être linéaire, il est construit par de récits de narrateurs divers, et il faut attendre la fin de la première partie pour assister à l'inconcevable : l'île en question est peuplée par les anciens dieux grecs. Grâce à la magie de « formules formidables », l'abbé asservit ces anciens dieux quasiment privés de leurs pouvoirs. Un certain Cassave prend soin de la cargaison divine et enferme les dieux dans la maison de Malpertuis. Ils y sont réduits à exécuter des tâches ridicules, comme Prométhée en allumeur de bougies sous le nom de Lampernisse. Dans cette immense et tortueuse demeure, les dieux avec quelques restes de leurs anciens pouvoirs, avec leurs nouveaux noms qui les dissimulent au regard du narrateur — et, au premier abord, du lecteur — se livrent à des luttes de toute sorte, alors que le vieux Cassave est mourant. On y rencontre Méduse, Euryale, les Parques, Alecta, Athéna, Jupiter, Moïra, les Euménides et les autres, dans une parodie de lutte olympienne sous des habits et des postures misérables. L'effet produit par ce texte est indéfinissable. Pas de terreur, comme chez Stephen King, quelques scènes d'horreur, mais surtout un malaise difficile à définir. Comment ne pas éprouver de tristesse devant la décrépitude présentée de dieux que l'on avait souvent rencontrés sous forme de grandioses statues, ou comme images mentales et solaires. Ces dieux et ces déesses issues de l'Iliade et de l'Odyssée d'Homère ou des Métamorphoses d'Ovide faisaient rêver.
          Lovecraft est l'un des auteurs étasuniens qui ont le plus renouvelé les images de l'horreur. D'une part en inventant une écriture aux lourds effets : il s'appesantit sur les descriptions, à grand renfort d'adjectifs et d'adverbes. De plus, il utilise les modalités adjectivales en décalage par rapport à l'usage habituel : là où l'on attend un adjectif descriptif concret, il en utilise un qui est abstrait et moralisant. Par exemple, des édifices seront déclarés « impies », les forêts « obscènes », la nuit « monstrueuse » etc. D'autre part, outre l'arsenal bien connu dans les textes fantastiques de grimoires, d'inscriptions, de langues étranges, il invente tout un univers qui s'auto référencie. Le cœur de cet univers est un livre, le Nécronomicon, prétendument écrit par « l'Arabe fou Alhazred » qui renseigne sur un panthéon original. Il est constitué de races pré-humaines — d'apparence reptilienne — , de géométries inconcevables, de voyages temporels selon « d'étranges éons », et il fait allusion à des dieux très anciens, chassés de notre strate temporelle. Mais le Nécronomicon n'est pas un simple livre portant sur l'histoire humaine et pré-humaine. C'est aussi un livre qui permet de faire revenir les anciens dieux, si l'on connaît les formules adéquates. De plus les anciens dieux peuvent aussi surgir d'un tremblement de mer comme c'est le cas dans « l'Appel de Cthulhu » (1926) où se rencontre « la chose titanesque venue des étoiles » dont la seule vision rend fou. L'utilisation du livre est présentée dans « l'Abomination de Dunwich » (1928) où une demeurée, Lavinia, est engrossée par un dieu Yog-Sothoth, et devient mère de deux faux jumeaux. L'un, humain en apparence, du moins pour le haut du corps, l'autre invisible et jusqu'à la fin, insoupçonné, enclos dans une immense étable. Le frère quasi humain est à la recherche du Nécronomicon afin de pouvoir aboutir dans ses recherches, mais il est abattu par un paysan que son chien a éveillé. L'on s'aperçoit alors que le bas de son corps est non humain, composé d'une multitude de tentacules horribles, certaines pourvues d'yeux. Cette mort libère le frère inconnu et invisible qui, tel un énorme éléphant carnivore, dévore vivantes les vaches des paysans et se retrouve au sommet de la colline dominant le village. Il y appelle son père divin dans une langue inconnue, Yog-Sothoth vient alors dans un éclair le rechercher, laissant la contrée alentour comme calcinée, réduite à l'état de terre stérile.
          On peut se demander pourquoi Lovecraft a eu besoin d'inventer un panthéon nouveau, une mythologie, et ce livre « maudit ». Sans doute pourra-t-on y percevoir des raisons personnelles en liaison avec ses rapports familiaux 11. Cependant cela ne demeure pas satisfaisant. L'impression demeure que pour lui, comme plus tard chez Stephen King, le recours à des dieux « inqualifiables » sinon par des pratiques inconnues, ou des langues improbables, est une façon de se confronter à une réalité à la fois inéluctable, inévitable mais si angoissante qu'elle ne peut qu'être pistée plus que figurée, et de façon impartageable par le langage commun. Cette réalité est peut-être d'ordre intime, mais la peur de la souillure, la phobie des métissages « impies », la crainte et la fascination devant des idoles venues d'ailleurs, tout ceci est à rapprocher de la posture des romans gothiques.
          Comme dans ces romans anciens, Lovecraft donne une figure immonde aux peurs qu'il fait surgir du passé, alors que c'est du présent et de l'avenir qu'il se méfie, car il craint, comme beaucoup d'intellectuels de son époque, que son monde soit détruit par l'évolution de la seconde révolution industrielle. Les références au passé sont alors une sorte de déni du présent et de ses racines de futur 12.
          Julio Cortazar, argentin, traducteur de Poe et de culture européenne, a acquis la nationalité française, bien qu'il ait continué d'écrire en sa langue. Cette complexité due à ses origines et à sa culture l'ont amené à traiter des sujets qui touchent à l'exil, au retour des dieux aussi bien européens en référence à Homère qu'américains en référence aux dieux aztèques.
          En écrivant « Circé » il annonce d'emblée le projet, qui est de confronter le lecteur actuel à une figure issue de la mythologie grecque, puisque Circé est une déesse/sorcière, sœur de Médée. Mais Délia Mañara, la Circé argentine de son texte, ne transforme pas les hommes en porcs. Elle leur rend la vie si impossible qu'ils se suicident. Par ses préparations culinaires, les friandises, qu'elle confectionne et où se cache, comme le voit le dernier fiancé, un cafard. Tout le texte de Cortazar pourrait se réduire à une histoire de folie : les parents qui font semblant de ne rien voir, qui n'aspirent qu'à se débarrasser de la fille par un mariage qui les libèrerait, les fiancés morts qui se sont tués avant de dénoncer cette folie d'empoisonneuse ( ?). Mais la référence à la sorcière grecque donne au texte une dimension beaucoup plus troublante, posant cette « déviation » dans la perspective du sacré, touchant ainsi à des fibres de l'intime et du culturel mêlées, ainsi que le montre l'analyse faite par Terramorsi 13.
          Un autre de ses récits, « Axolotl », est typique de l'utilisation des mythes par Cortazar, mais il s'agit ici de références aztèques, comme déjà dans « La nuit face au ciel » 14. Comme pour « Circé », mais de manière plus allusive, le titre de cette nouvelle joue sur la polysémie. L'axolotl est la larve d'une sorte de salamandre mexicaine, mais c'est aussi, par analogie verbale, une référence à Xolotl, dieu aztèque protéiforme, dieu des difformes, des jumeaux et des monstres. Il est le double infernal de Quetzacoalt, le « Serpent à plumes ». Dans cette mythologie aztèque Xolotl refuse de se sacrifier comme les autres dieux, afin de nourrir le soleil de son sang, et d'assurer ainsi la marche du monde. Le narrateur visite à Paris, au Jardin des Plantes, l'espèce d'aquarium où se trouvent les axolotls, larves qui n'aboutissent pas leur métamorphose en adultes. Devant ces animaux, que le narrateur anthropomorphise, parlant de leur « visage aztèque », de leurs mains, une sorte de porosité est rendue possible entre le monde de l'aquarium et celui du narrateur. Mais aussi entre le monde aztèque disparu et Paris, entre le narrateur argentin en exil à Paris et ses racines. La solution fantastique apportée par la nouvelle impose un renversement de la situation réciproque des deux mondes. D'ailleurs, comme l'indique la fin du texte, on ne sait qui écrit cette nouvelle — l'homme ou son double ? Ce qui crée un sentiment d'intense malaise.

          On peut certes retrouver des figures de dieux dans des textes littéraires de toutes les cultures. Cela n'a rien d'étonnant, puisque les premiers textes écrits étaient des récits qui découlaient des mythes de fondation et de justification de chaque culture. Pour cela, la caution divine était nécessaire, la Surnature avalisant l'ordre culturel et social du moment. En Occident, comme dans les autres cultures de l'écrit, une littérature au sens large s'est constituée, où les références aux dieux se sont plus ou moins perpétuées sous diverses formes. Il semble cependant que les textes visant à produire — pour des raisons chaque fois spécifiques — des « effets de fantastique », ont plus largement que d'autres, puisé dans la mise en scène du retour des dieux et des références mythiques. Ces « retours » ont servi à donner à certains récits une crédibilité minimale pour « suspendre l'incrédulité » du lecteur. Dans d'autres cas, à « présentifier » la terreur ou l'horreur et par la « monstration » de certaines figures, à réactiver d'anciennes croyances, provoquant par là des réactions d'angoisse ou de peur.

Notes :

1. Ian Watt : The Rise of the Novel. Chatto&Windus, London, 1957.
2. Horace Walpole : The Castle of Otranto. The World's Classics, Oxford University Press, Oxford, 1982, p. 5.
3. Raymonde Robert : Le conte de fées littéraire en France, de la fin du XVII° à la fin du XVIII° siècle. Presses Universitaires de Nancy , 1982.
4. Edmund Burke : A Philosophical Inquiry Into the origins of our Ideas of the Sublime and Beautiful. 1757.
5. Arthur Machen : Le grand dieu Pan, traduit par Jean Paul Toulet dans La Plume (1901). Livre de poche, 1977
6. Jacques Lacan : Séminaire. Livre II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Seuil, 1978. Séminaire du 8 du 30 Novembre 1960 : « Pour autant que ces trois catégories nous soient d'un usage quelconque, les dieux, c'est bien certain, appartiennent évidemment au réel. Les dieux c'est un mode de révélation du réel ».
7. Arthur Machen, op.cit, p. 133.
8. ibid, p. 117.
9. Saki (Hector Hugh Munro) : « La musique sur la colline », in L'omelette byzantine (1930). Collection 10/18, 1981. « Sredni Vashtar » in La grande anthologie du fantastique n°2. Omnibus, 1997.
10. Oliver Onions : « Io », in Roger Caillois : Anthologie du Fantastique. Gallimard, 1958.
11. Roger Bozzetto : « Lovecraft en proie à ses monstres », in Territoires des fantastiques. Presses de l'Université de Provence, 1998, pp. 175-190.
12. On peut aussi penser à cette allusion aux bombes atomiques, qui fait s'éveiller au Japon Godzilla, monstre surgi du passé pour signifier la tragédie atomique présente. Film de Inoshiro Honda, 1954.
13. Bernard Terramorsi : « Les mythes helléniques : la peur au ventre. Circé, in anima venenum », in Le fantastique dans les nouvelles de Julio Cortazar. L'Harmattan, 1994, pp. 66-82 ; « Axolotl l'abyssal », pp. 88-94.
14. Julio Cortazar : « Circé » ; « Axolotl » ; « La nuit face au ciel » appartiennent au recueil publié en France sous le titre Les armes secrètes. Folio, 1963.

Cet article est référencé sur le site dans les sections suivantes :
Thèmes, catégorie Fantastique
retour en haut de page

Dans la nooSFere : 79742 livres, 92777 photos de couvertures, 75767 quatrièmes.
9093 critiques, 43293 intervenant·e·s, 1660 photographies, 3783 adaptations.
 
Vie privée et cookies/RGPD
A propos de l'association. Nous contacter.
NooSFere est une encyclopédie et une base de données bibliographique.
Nous ne sommes ni libraire ni éditeur, nous ne vendons pas de livres et ne publions pas de textes.
Trouver une librairie !
© nooSFere, 1999-2023. Tous droits réservés.