La carte de l'univers imaginable n'est tracée que dans les songes 1.
La vie sur terre, sauf peut-être pour les plantes et les insectes, suppose une alternance de veille et de sommeil et que le sommeil permet le songe 2. Les autres mammifères comme les humains dorment et rêvent. On sait aussi combien il est parfois malaisé pour un rêveur, au réveil, de se situer instantanément dans la continuation du rêve ou dans le début d'une vie diurne, surtout lorsqu'il s'agit d'un cauchemar où le corps s'éveille en se débattant. Comme le dira Nodier : « Le sommeil est non seulement l'état le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pensée » et donc « La vie d'un homme organisé poétiquement se divise en deux séries de sensations à peu près égales, l'une qui résulte des illusions de la vie éveillée, l'autre qui se forme des illusions du sommeil » 3.
Pour Novalis : « Le sommeil est un mélange du corps et de l'âme. Dans le sommeil le corps et l'âme sont chimiquement liés » 4.
Mais ce condensé chimique n'est pas inerte. Le sommeil se propose comme lieu et moyen d' « illusions » — autre nom des rêves — c'est-à-dire de représentations perçues ou non comme imaginaires. Elles ont fait fantasmer depuis l'origine les au-delà des religions, les apories de la philosophie ainsi que les inventions de la mythologie et de la littérature, aussi bien merveilleuse dans les contes, que réaliste comme dans Il Guardiano dei sogni 5, ou fantastique depuis le romantisme.
Une rêverie romantique
Les supputations et spéculations ont porté non seulement la nature de la réalité onirique, mais sur le sommeil comme une sorte de mort — et sur l'espace des rêves en tant qu'au-delà, que « méta-physique ». C'est par là, comme le pressent encore Nodier, que les immersions nocturnes dans ces univers du songe sont à la base de tous les mythes, de toutes les religions et de la poésie « naturelle » comme des inventions fabuleuses : ainsi y retrouve t il aussi bien le loup garou ou les « idoles de Chine » qui sont issues de ces « hideuses visites du cauchemar » 6 :
... « Si vous convenez que l'histoire de la sorcellerie est là-dedans, vous n'êtes pas loin de penser avec moi que celle des religions y est aussi »
Mais aussi les images les plus hautes de la spiritualité :
« Le pasteur des solitudes...a remarqué en lui deux existences diverses dont l'une s'écoule en faits matériels, sans poésie ni grandeur ; dont l'autre est emportée hors du monde positif dans des extases sublimes » 7.
P.G. Castex intitulant un chapitre de sa thèse « Nodier et ses rêves » avait signalé l'importance de la trame onirique pour notre auteur 8. Mais il avait peu insisté sur une autre caractéristique : le lien qu'établit Nodier entre les rêves et les constructions mythiques. Nodier s'est intéressé à tous les phénomènes touchant au rêve et au sommeil, non seulement comme écrivain trouvant là matière à fiction, mais en explorateur d'un domaine neuf de la vie psychique 9. En cela il rejoignait les grandes interrogations de l'époque romantique, et en particulier celles des écrivains allemands comme Jean Paul Richter et Novalis. Plus obscurément, il se retrouvait sur les traces du premier auteur moderne qui ait noté ses rêves, et qui appartenait comme Cazotte à la génération qui précédait celle des romantiques, à savoir Emmanuel Swedenborg, pour qui le statut des images oniriques demeurait ambigu : était-ce-ce un message venu d'ailleurs ou une production du dormeur ? Notons que Nodier non plus ne tranche pas explicitement la question.
Des supputations antiques
Cette génération de poètes et écrivains occidentaux reprenait, sur des bases différentes, la question de la dimension prophétique et poétique de l'inspiration, ou comme le pensaient les Grecs, de l'enthousiasme. C'est-à-dire du délire sacré qui saisit l'interprète de la divinité, ou celui des muses.
Les prophètes sont des médiums dont se sert le dieu. Comme le dit Yahvé dans la Bible :
« Sil y a parmi vous un prophète
C'est en vision que je me révèle à lui
C'est dans un songe que je lui parle«
Homère, lui, attribue son inspiration aux Muses, il est persuadé comme tous les hommes de son temps que les dieux se mêlent sans cesse aux mortels, et il n'est pas de chant de l 'Iliade ou de l' Odyssée où nous ne voyions les divinités intervenir dans les affaires humaines, directement ou en songe 10.
D'ailleurs avant que la culture grecque invente sa mythologie, le sumérien Enkidou parle déjà de ses rêves et de ses cauchemars à Gilgamesh.
« Ecoute, mon ami, le rêve que j'ai vu cette nuit :
Les cieux criaient, la Terre faisait écho
Moi entre les deux je me tenais debout
Un homme était là, dont était le visage sombre
À ceux d'Anzou, ses traits étaient semblables,
Ses mains étaient des pattes de lion
Ses ongles, des serres d'aigle[...]
Comme un buffle sauvage, il me foula aux pieds ;
D'une dure étreinte, il entoura tout mon corps« 11.
Dans toutes ces cultures, on suppose un sens à ces images venues d'ailleurs, et on cherche à les déchiffrer en faisant appel à des exégètes, qui le plus souvent « s'autorisent d'eux mêmes » mais s'inscrivent dans une école, une tradition, ce dont des textes anciens portent trace. En effet :
« L'idée de raconter un rêve sans raison, simplement parce qu'il est curieux, est
impensable pour des primitifs« 12.
Aussi, les ouvrages d'interprétation des songes existent depuis la XII° dynastie égyptienne comme dans l'Inde du V° siècle (av. JC), ou dans la bibliothèque d'Assurbanipal (VII° av. JC). Et la Bible regorge de rêves, y compris ceux des rois païens comme Nabuchodonosor qui dit « j'ai fait un rêve et mon esprit est troublé du désir de comprendre ce rêve » ou ceux du Pharaon qu'interprète Joseph. On connaît aussi le recueil fameux d'Artémidore qui prétend offrir pour chaque songe une traduction avec La clé des songes 13. Ce texte est réédité de siècle en siècle 14 et c'est contre sa démarche heuristique primaire que s'élève Freud dans son ouvrage sur l'interprétation des rêves 15. Il existe aussi, ce qui est moins connu, une utilisation thérapeutique des rêves envoyés par un dieu dans la médecine romaine, comme en témoignent les textes d'Aelius Aristide. Dans une sorte de journal de cure, il raconte comment il se guérit de ses maladies, en suivant les directives d'Asclepios :
« Chacun de mes jours, de même que chacune de mes nuits comporte son histoire, si l'on veut, pour chaque fait, rapporter les traits de puissance du dieu, qu'il me manifestait soit en s'offrant de lui même à ma vue, soit par le truchement des songes » 16.
Quelques exemples :
« Le 12 du mois le dieu prescrit illotion... » (p. 30)
« Le 17 illotion à la suite d'un songe... » (p. 31)
« Le 3 j'eus la vision en songe que le portier du temple y apportait des lampes en vœux pour mon salut. Je reçus l'ordre de vomir. Je vomis. » (p. 36)
Mais certains des rêves sont narrés de façon plus imagée, et c'est au rêveur d'interpréter en termes de traitement ce qu'il imagine que le dieu propose :
« Le 28 : le rêve avait été comme si un os m'était resté dans la gorge et qu'il fallût le rejeter. Il y avait eu suggestion d'une saignée au talon. Ce que je fis. » (p. 35)
Cette lecture des rêves comme messages venus d'ailleurs n'est pas totalement celle des philosophes, qui, depuis longtemps s'y étaient intéressés eux aussi, pour d'autres raisons. Et il est curieux de voir Platon et Aristote employer des formulations qui se répondent à propos de la notion d'image et de son statut dans la réalité et dans le rêve. Platon :
« J'appelle images d'abord les ombres, ensuite les reflets qu'on voit dans les eaux, ou à la surface des corps opaques polis ou brillants et toutes les représentations semblables ». La République, 509a-510a.
Images qui se déclinent pour Platon en « icone » — qui renvoie à l'image de la réalité- et dont s'éloigne le « fantasma » objet de la « fantasia » ; quant au « fantasticon » il correspond à quelque chose d'ambigu car on s'interroge sur la réalité de son objet : ni totalement référentiel ni totalement imaginaire 17.
C'est-à-dire qu'il est très proche du statut de l'image dans le rêve selon Aristote qui, lui aussi, aborde ici ce domaine sous un angle strictement phénoménologique 18 :
« Les visions des rêves arrivent de manière tout à fait proches des images dans l'eau ». Poétique, 1459-a.6.
Si l'on veut une perspective synthétique quant au statut du rêve avant l'ère moderne, on se réfèrera au commentaire que fait Macrobe (V° siècle) du « Songe de Scipion » de Cicéron. Il distingue les songes prémonitoires, qui prennent la forme énigmatique, ceux qui sont clairement perçus comme des messages, et les oracles. Mais il admet aussi que certains songes ne sont pas prémonitoires et sont de pures manifestations somatiques, comme les cauchemars. C'est reprendre sous une forme plus savante et moins imagée des paroles de Pénélope :
« Je sais la vanité des songes et leur obscur langage » 19.
Homère en effet, par la bouche de Pénélope, distingue deux sortes de rêves. S'ils sortent des portes d'ivoire (Enhypnion), ce sont de simples ressassements de restes diurnes et ils sont trompeurs. S'ils sortent des portes de corne (Oneiros) ce sont alors des rêves porteurs de sens, envoyés par les dieux.
Il faudra attendre la fin du XVIII° siècle en France, et sans doute ailleurs dans le monde occidental, pour voir abordée de façon différente la place du rêve, à la fois dans les recherches médicales et dans la littérature. Une thèse récente montre comment le rêve est devenu matière littéraire pleine et entière depuis le XIX° siècle 20.
Un nouvel espace onirique
Un espace neuf se crée lorsqu'au XVIII° siècle la médecine fait le choix d'aborder le rêve comme un phénomène psychique autonome. Auparavant, comme on l'a vu plus haut — et comme déjà Hippocrate le proposait — l'homme était perçu comme l'association d'un corps et d'une âme, plus ou moins liés selon qu'il s'agissait de la vie a diurne ou du sommeil. Cela entraînait des conséquences de tout ordre. Pour Hippocrate donc, le sommeil neutralise le corps et donc libère l'âme. Lorsqu'elle est au service du corps éveillé, elle se partage en de nombreuses tâches, et ne s'appartient pas. Par contre, lors du sommeil du corps elle est « toute à elle même » et ayant retrouvé sa nature propre elle peut même prophétiser. Sans renier totalement ce dualisme du corps et de l'âme, le XVIII° siècle cesse pour un temps de s'intéresser aux rapports du rêve avec des messages venus de l'extérieur, et porte son attention sur la productivité des songes, attirant l'attention sur le rôle du cerveau. Comme le dit Voltaire, anticipant Nodier :
« Quelque système que vous embrassiez, quelques efforts que vous fassiez pour vous prouver que la mémoire remue votre cerveau et que votre cerveau remue votre âme, il faut que vous conveniez que toutes vos idées vous viennent dans le sommeil et malgré vous : votre volonté n'y a aucune part » 21.
Considérer que le rêve est un phénomène naturel change l'approche que l'on peut en faire. Et le XIX° siècle tentera des explorations de ce nouvel espace, en tentant des expériences comme celles de Herveys de Saint Denis, qui ambitionne de « diriger » ses rêves 22. Cette exploration du psychisme considéré comme un espace intérieur est aussi lié à l'expérimentation des effets des drogues 23 et mis en relation avec la folie 24.
Une telle exploration va entraîner des effets dans le monde littéraire. Certains textes d'auteurs reconnus sont d'ailleurs publiés dans des revues médicales. De plus des poètes et des écrivains comme Baudelaire, Gautier ou Nerval par exemple, écrivent des textes sur le haschisch et ses fantasmagories ou, comme De Quincey que traduit Musset, sur l'opium et les rêves qu'il procure : le tout crée une dimension neuve pour l'imaginaire poétique du romantisme 25.
Car le rêve continue de fasciner, mais il faudra la tentative freudienne pour proposer une nouvelle approche du sens qu'on attribue au songe. Freud distinguera comme auparavant le contenu latent du manifeste, mais proposera une grille d'interprétation qui ne fera intervenir que le rêve et son rêveur. Avec pour conséquence — et c'est là le signe de la modernité de cette approche — que le rêveur ne puisse se saisir immédiatement du sens que propose le rêve, mais qu'il ait la possibilité, par un travail sur soi et l'aide d'un analyste, d'en tirer un profit. L'inconscient a ainsi pris la place du dieu messager, mais les sortes de rébus qu'il fournit demeurent énigmatiques, même si l'inconscient est, selon J. Lacan, « structuré comme un langage ».
Les récits de rêves
On a utilisé les rêves en littérature depuis l'origine de celle-ci 26. Dans les épopées, depuis celle de Gilgamesh en passant par l' Odyssée, l' Énéide, et la Chanson de Roland et dans les sagas. On les trouve utilisés dans les contes des Mille et une nuits, comme dans les contes chinois ; au théâtre classique dans Athalie ou Polyeucte par exemple ; dans les romans depuis Apulée, en passant par Rabelais et jusqu'à Marcel Proust — certains se demandent même s'il est possible de psychanalyser les rêves de ses personnages 27.
Jusqu'au XVIII° siècle ils ont été utilisés comme vecteurs d'un sens provenant d'un dieu, parfois explicite, parfois à interpréter, mais toujours message orienté dont le rêveur est le support et/ou le destinataire, quitte à lui d'obéir après une interprétation qui en donne clairement le sens.
A partir du XVIII° siècle il devient possible d'écrire ou d'écouter un récit de rêve comme tout autre type de récit, ce qui n'empêche pas d'en rechercher une interprétation comme de tout texte littéraire. Le contenu manifeste peut être parfaitement clair et cohérent sans que le sens en soit explicité, car les systèmes de croyances dans lesquels nous sommes supposent un sens latent. Comment relier le récit éventuellement clair à la présence d'un sens caché ? Freud s'intéressera d'ailleurs, depuis le début de ses recherches sur les rêves, aux rapports entre ceux-ci et les textes littéraires comme en témoigne, entre autres, le titre de son ouvrage Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen 28. Il interprète le texte de Jensen comme un « rêve écrit ». Il applique pour cette « lecture » les outils conceptuels qu'il avait élaborés pour L'interprétation des rêves. Pour d'autres auteurs, les rêves peuvent fournir des amorces de récits, ou même des poèmes que le poète est incapable de terminer comme le Kubla Khan de Coleridge, interrompu au milieu de son poème rêvé 29.
Avant le XVIII° siècle, les rêves, dans les textes littéraires, apparaissaient surtout sous la forme de récits détachés, dont Roger Caillois donne quelques exemples dans Puissances du rêve 30. Mais ils pouvaient déjà se mêler au récit comme dans « Le rêve d'Aristomène » chez Apulée. Il en va de même du rêve prémonitoire (et programmatique) de Lorenzo dans Le Moine de M.G. Lewis 31. Les auteurs de textes fantastiques de l'époque romantique en useront abondamment, amenuisant à l'extrême, par l'utilisation du thème de la folie ou de la possession, le lien entre l'espace onirique et le monde du la réalité contextuelle. Comme le dit Romuald, le prêtre amant dans « La morte amoureuse » de Théophile Gautier :
« Tantôt je me croyais un prêtre qui rêvait chaque soir qu'il était gentilhomme, tantôt un gentilhomme qui rêvait qu'il était prêtre. Je ne pouvais plus distinguer le songe de la veille »
et Nodier aussi fait parler un personnage :
« Je rêvais peu dans ces temps là, ou plutôt je croyais sentir que la faculté de rêver s'était transformée en moi. Il me semblait qu'elle avait passé des impressions du sommeil dans celle de la vie réelle, et que c'était là qu'elle se réfugiait avec ses illusions » 32.
Entre le monde du songe et celui de la réalité, Gautier installe d'ailleurs d'étranges rapports. Dans « Le pied de momie », un échange a lieu, et contre le pied rendu à la momie, un cadeau est offert au rêveur, il le trouve à son réveil. Dans « Arria Marcella » le rêve (mais est-ce un rêve ?) permet un voyage temporel dans le passé où Octavien, qui a fantasmé sur un sein moulé par les laves dans le Musée de Naples, retrouve son modèle vivant dans son monde quotidien à Pompéi avant l'éruption 33. Cet exemple sera suivi, et les effets de merveilleux, d'étrangeté ou de fantastique seront recherchés en mettant en scène les rencontres, les inclusions, les échos, les transformations de toutes sortes que les écrivains inventeront pour explorer les interfaces de ces deux univers ainsi que les conséquences que ces rencontres impliquent.
Ces rapports peuvent avoir des dimensions métaphysiques comme dans « Les ruines circulaires » 34 de J.L. Borges, où le rêveur est lui-même rêvé. Des dimensions d'horreur comme celles relevant de l'effectuation de l'assassinat rêvé qui se produit dans la réalité ainsi qu'on le voit dans « La chemise de nuit bleu pâle » 35. Des dimensions de bonheur ainsi qu'A. Bierce le montre dans « Ce qui se passa sur le pont d'Owl Creek » 36 où, le temps de la pendaison, le pendu rêve/imagine son évasion, retrouve sa famille, rit avec ses enfants — avant que ses vertèbres ne se brisent. Mais aussi d'étranges rencontres comme celle qu'aborde Julio Cortàzar dans « La nuit face au ciel » 37, mêlant deux mondes deux époques dans un rêve partagé par le même individu qui ne sait dans quel monde il vit, son rêve de motard anticipant de quelques siècles son présent de prisonnier aztèque.
Le rêve, aussi bien dans les images qu'il propose que dans l'agencement qu'il leur impose, comme dans les énoncés qui s'y croisent, a toujours présenté une part de mystère. Lorsqu'il était pressenti comme l'émanation d'une voix extérieure au rêveur — celle d'un dieu ou d'un démon — il a souvent été perçu comme un discours plus ou moins crypté que la voix extérieure tenait au rêveur. Il pouvait alors être décodé par des experts, et alors son sens devenait clairement accessible. Le rêve apparaît alors comme mise en figure d'une allégorie. On a pu s'en servir de cette manière dans certains textes littéraires, comme on l'a vu pour le rêve programmatique de Lorenzo dans Le Moine.
On rencontre aussi le rêve, non plus comme allégorie mais comme exemple de réponse à une question non explicitement posée. Il est à l'origine de certaines œuvres littéraires, c'est le cas du Château d'Otrante d'après son auteur. Rien de très étonnant : Walpole vivait alors dans une ferme qu'il faisait reconstruire en style gothique et collectionnait les armures, son rêve a utilisé ces matériaux diurnes. Il en va de même du Frankenstein de Mary Shelley, dont le rêve initial — un cauchemar — est repris quasiment tel quel au chapitre V de la version de 1830. Là aussi, comme on le sait, Mary Shelley cherchait un sujet afin de concourir, dans le cadre d'une sorte de pari fait avec Lord Byron, Polidori et son mari Percy Shelley, à propos de l'invention d'un roman horrible — alors qu'ils se trouvaient ensemble et s'ennuyaient en Suisse.
La perception moderne du rêve comme un texte engendre un questionnement d'un abord plus complexe. On connaît la lecture freudienne, ou jungienne des rêves, qui relève de la psychanalyse 38. Elle a été parfois transposée pour servir à l'interprétation des rêves en littérature et même à celle de textes qui ne comportent pas de rêves 39.
Mais elle n'est pas la seule. Dans la perspective moderne, le rêve littéraire n'est pas réductible à une lecture allégorique, mais pour autant il n'est pas perçu comme d'un imaginaire déconnecté du sens. Il débouche sur le terrain du symbolique. Et dès lors il devient, comme le reste de la littérature, susceptible d'analyses de toute provenance. C'est dire qu'il est comme tout texte, porteur de sens, sans que celui-ci soit accessible autrement que selon de multiples et parfois contradictoires stratégies des lecteurs.
Ceux-ci envisagent — selon les buts visés — la rhétorique qui l'anime, la textualité qui le compose, sa forme, sa fonction dans l'économie de l'œuvre et les résonances qu'il crée chez les personnages de l'œuvre. Ce qui conduit au plaisir, tout aussi énigmatique, de la lecture.
Notes :
1. Charles NODIER : De quelques phénomènes du sommeil (1831) : Œuvres complètes. . Renduel, tome V. Paris, 1850. L'homme « offusqué des ténèbres de la vie extérieure ne s'en affranchit jamais avec plus de facilité que sous le doux empire de cette mort intermittente, où il lui est permis de se reposer dans sa propre essence », pp. 161-189. 2. Voir le numéro spécial consacré au sommeil de La Recherche, Mai 2000. Et n'oubliez pas le site http ://sommeil.univ-lyon1.fr. 3. Charles NODIER : De quelques phénomènes du sommeil, textes présentés par Emmanuel DAZIN. Le castor astral, 1996, pp. 15 et 95. 4. NOVALIS : Fragments. José Corti, 1992, p. 63. 5. Paolo MAURENSIG : Il guardiano dei sogni. Mondadori, 2003. 6. Charles NODIER : De quelques... op cit, p. 23. 7. Charles NODIER, op cit, pp. 19 et 22. 8. Pierre Georges CASTEX : Le conte fantastique en France, de Nodier à Maupassant. . Corti, 1951, réed. 1967, pp.121-167. 9. Charles NODIER : « Du fantastique en Littérature ». Revue de Paris,1830. 10. Robert FLACIERE : introduction à l'Odyssée. Gallimard Pléïade, 1955. 11. Septième tablette de l'Epopée de Gilgamesh. XI° siècle avant notre ère. On retrouve cette image du cauchemar dans les sentences de la « Sagesse de Salomon », qui évoque les songes terribles contre les impies : « à peine a t on trouvé le repos / qu'aussitôt comme en plein jour / on est agité de cauchemar / comme un fuyard échappé du combat ». 12. Jacques BOUSQUET : Les thèmes du rêve dans la littérature romantique. Didier, 1964, p. 52. 13. ARTEMIDORE : La clef des songes, trad. Festugière. Vrin, 1975 ; voir aussi « De l'onirocritie » in Charles NODIER : De quelques...opcit pp. 45-48. 14. On en trouve des reprises sous le titre « Explication des songes » in Lise ANDRIES & Genevieve BOLLEME : La bibliothèque bleue. Bouquins, Laffont, 2003, pp. 146-162. 15. Sigmund FREUD : L'interprétation des rêves (Die Traumdeutung, 1899). PUF, 1967. 16. Aelius ARISTIDE : Discours sacrés. Rêve, religion, médecine au II° siècle après JC. Macula, 1986, p. 30. 17. PLATON : Le Sophiste 235°. 18. ARISTOTE s'est aussi intéressé à l'aspect de véridiction des songes. Voir ARISTOTE : La vérité des songes. Rivage Poche, 1995. 19. HOMERE : Odyssée, chant XIX (560-574). 20. Nicole CABASSU : Le récit de rêve dans la littérature française moderne du XIX° et XX° siècle. Paris IV, 1991 ; ou encore Tom CORNER : Dreams in French Literature : the Persistent Voice. Rodopi, Amsterdam, 1995. 21. VOLTAIRE : article « songe » in Dictionnaire philosophique. Garnier Flammarion, 1964. 22. HERVEYS DE SAINT DENIS : Les Rêves et les moyens de les diriger (1867). Tchou, 1964. 23. J. BRIERRE DE BISMONT : « Expériences toxicologiques sur une substance inconnue ». Gazette médicale de Paris, t.VII, 1840. 24. Jacques MOREAU DE TOURS : « De l'identité de l'état de rêve et de la folie ». Annales médico psychologiques, 1855, t.1(Ces deux références citées par G. Ponnau in La folie dans la littérature fantastique. PUF, 1997). 25. Max MILNER : L'imaginaire des drogues. Bibliothèque de l'inconscient, Gallimard, 2000. 26. Roger CAILLOIS : Puissances du rêve. Club Français du livre, 1962. 27. Jean BELLEMIN-NOEL : « Psychanalyser le rêve de Swan », in Poétique N° 8, 1971 ; Michel GRIMAUD : « La rhétorique du rêve, Swan et la psychanalyse », in Poétique N°33, 1978. 28. Sigmund FREUD : Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen. 1906. 29. Jorge Luis BORGES : « Le rêve de Coleridge » in « Autres inquisitions », Œuvres complètes. Gallimard, Pléiade, 1993, p. 682. 30. Roger CAILLOIS, op cit : « Le rêve du duc de Tsin » (p. 31) ; « Le sorcier ajourné » (p.15). 31. Mathews Georges LEWIS : Le moine (1796), ch. I. 32. Bien auparavant et en Chine, le philosophe Tchouang Tseu avait posé qu'il ne savait pas « s'il était un philosophe rêvant d'être un papillon ou un papillon rêvant qu'il était un philosophe » ; Charles NODIER : « La fée aux miettes », p. 246 in Contes. Edition par P.G. Castex, Garnier, 1961. 33. Théophile GAUTIER : « La morte amoureuse », « Le pied de Momie »,« Arria Marcella » in Récits fantastiques de T. Gautier. Folio. 34. Jorge Luis BORGES : « Les ruines circulaires » in Fictions. Gallimard, Pléiade, 1998, p. 475. 35. Louis GOLDING : « La chemise de nuit bleu pâle » in Caillois, op cit. 36. Ambrose BIERCE : « Ce qui se passa sur le pont de Owl Creek » in Caillois op cit. 37. Julio CORTAZAR : « La nuit face au ciel » (« La noche boca arriba ») in Les armes secrètes. Gallimard, Folio, 1965. 38. Carl Gustav JUNG : Rêves d'enfants. Albin Michel, 2004, 352 p. 39. Max MILNER : Freud et l'interprétation de la littérature. Sedes, 1997.
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