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Le fantastique et la science-fiction en Finlande et en Estonie

Mémoire de M1, sous la direction d'Eva Toulouze

Martin CARAYOL

Inalco 2007-2008, 2008

     Ce travail a pour objectif de fournir un panorama d'ensemble des productions littéraires finlandaise et estonienne dans les domaines du fantastique et de la science-fiction. La situation dans laquelle se trouvent ces littératures de genre dans les pays considérés semble en effet enviable à bien des égards : d'une part certains auteurs qui s'y sont illustrés ont acquis une renommée qui dépasse largement celle qu'en France l'on imagine devoir échoir à un auteur choisissant de pratiquer ces « mauvais genres » 1, et d'autre part la production en semble à première vue imposante en termes quantitatifs, eu égard à la faible population de ces pays nordiques. Mentionnons ainsi, relativement au premier point, l'attribution du plus prestigieux prix littéraire finlandais, le prix Finlandia, en 2000, à Johanna Sinisalo pour son roman Jamais avant le coucher du soleil (Ennen päivänlaskua ei voi), qui se trouve au confluent du fantastique et de la science-fiction, ou encore la renommée d'auteurs comme Andrus Kivirähk et dans une moindre mesure Indrek Hargla en Estonie ; quant au second point, cette étude montrera que le nombre d'auteurs significatifs (c'est-à-dire d'auteurs dont la production est relativement abondante, accessible sur papier et au moins estimable du point de vue littéraire) dans ces deux pays n'a pas grand'chose à envier au nombre d'auteurs français pratiquant les mêmes genres, et que l'activité éditoriale y semble assez intense.
     Cette étude s'intéressera en priorité aux œuvres elles-mêmes, et non pas tant, par exemple, au paysage éditorial, aux influences (principalement anglo-saxonnes) dont témoignent les auteurs considérés, aux relations entre la littérature de genre et d'autres formes artistiques (cinéma, bande dessinée, musique, peinture), ni à une vision diachronique des genres, qui pourrait être étudiée notamment par le biais d'œuvres anciennes reconnues comme ayant eu une grande influence, comme la nouvelle « Le loup-garou » (Libahunt, 1892) de Kitzberg en Estonie. C'est bien une analyse des œuvres qui occupera la plus grande partie de ce travail, et des œuvres contemporaines (la quasi-totalité des auteurs évoqués sont des auteurs vivants) : une analyse notamment de la manière dont elles se rattachent aux genres et de leurs principales caractéristiques littéraires, et de la manière dont elles sont reçues par la critique.
     Nous reviendrons dans une première partie sur la définition des genres littéraires que constituent le fantastique et la science-fiction, ainsi que de genres ou pseudo-genres qui leur sont connexes ou subordonnés, en comparant s'il y a lieu l'acception de tous ces termes (et de leurs équivalents) en français, en anglais (langue d'un poids important du fait de l'influence qu'elle a eue sur le développement de ces littératures partout dans le monde depuis le XXe siècle) et dans les langues des pays qui nous intéressent ici. Ceci nous fournira la base sur laquelle nous pourrons appuyer notre évocation de quelques œuvres et auteurs importants, qui constituera notre deuxième grande partie. Enfin, une troisième partie concernera la réception critique du fantastique et de la science-fiction en Finlande et en Estonie, et plus généralement l'activité critique, journalistique ou universitaire qui peut se déployer autour des publications concernées.


 

     I Les genres et leurs définitions


 

     1. Fantastique et science-fiction


 

     Les deux genres qui figurent dans le titre de notre travail et auxquels nous aurons constamment recours correspondent à des notions malheureusement assez mal connues, à tel point qu'ils sont parfois confondus ou que l'un semble pour certains englober l'autre (le « cinéma fantastique » comprend parfois des films de science-fiction 2, et inversement certains voient le fantastique comme un sous-genre de la science-fiction) ; le grand succès de certaines œuvres ressortissant à la littérature de genre dans les années 1990 et 2000 nous semble avoir permis une amélioration de la connaissance de ces notions dans le grand public, mais les approximations demeurent légion. Ceci est peut-être en partie justifié par le manque d'intérêt des universitaires envers l'un de ces deux genres, la science-fiction : les travaux concernant celle-ci sont en France à peu près inexistants 3 tandis que le fantastique a fait l'objet de travaux critiques innombrables. Il est à cet égard assez révélateur que le Lexique des termes littéraires (Jarrety 2001), travail universitaire, contienne un article « fantastique » mais n'évoque la science-fiction que dans un article consacré au « merveilleux ».

     C'est d'ailleurs ce livre qui nous fournira une première définition du fantastique : « A la différence du merveilleux, qui suppose d'emblée, de la part du lecteur, l'acceptation de phénomènes qui ne répondent pas aux lois naturelles (une citrouille transformée en carrosse), le fantastique introduit des événements mystérieux dans une vie parfaitement réelle. Il nous montre un monde familier, mais où se produisent des événements que notre rationalité ne nous permet pas d'expliquer. Le personnage qui en est le témoin ou la victime peut alors y voir une illusion de ses propres sens (et par exemple une hallucination) : dans ce cas, l'événement n'a pas réellement eu lieu ; mais s'il s'est véritablement produit, sa cause relève de lois qui nous échappent. Pour que le fantastique prévale, il convient donc, selon l'analyse de Tzvetan Todorov, que le personnage (et le lecteur avec lui) résiste à l'explication rationnelle et hésite entre une loi naturelle et une loi surnaturelle indéchiffrable. » 4 Cette définition témoigne bien de l'influence de Todorov dans la réflexion universitaire sur le fantastique. Elle n'a en réalité jamais été acceptée par les amateurs du genre, qui y voient une absurde restriction du champ du fantastique. Ainsi le traducteur Patrick Marcel écrit dans l'Atlas des brumes et des ombres, un guide de lecture sur le fantastique : « Nous ne retiendrons pas la définition de Todorov, qui limite le genre aux ouvrages où règne une hésitation entre réel et surnaturel : si cette définition convient à certaines œuvres, elle perd vite sa pertinence dans la pratique, et s'avère trop restrictive. » 5 Pour les tenants de cette position, seules quelques œuvres, majoritairement françaises (« Le Horla » de Maupassant, « Véra » de Villers de l'Isle-Adam...), correspondent à la définition du célèbre structuraliste, qui n'est plus valable dès que l'on aborde les littératures étrangères, à commencer par le fantastique russe à la Gogol, que le travail de Todorov tendrait à inclure massivement dans la catégorie du merveilleux, sur laquelle nous reviendrons.

     Patrick Marcel continue : « Nous opterons plutôt pour une définition pragmatique : est fantastique un récit de fiction mettant en jeu des événements surnaturels. Par surnaturel, nous entendons des phénomènes qui contredisent les lois physiques couramment admises dans notre univers. Le surnaturel représente un ajout, une fabrication superposée à la structure de ce monde réel. » 6 C'est donc l'idée d'un élément surnaturel venant se greffer sur un monde donné comme réel qui fonde le fantastique.

     La science-fiction semble plus difficile à définir en peu de mots, et même des ouvrages spécialisés comme Le Science-fictionnaire (dans le tome 2, entrée « Définition de la S.-F. ») de Stan Barets préfèrent recenser une multitude de définitions discutables (s'apparentant parfois à des pirouettes) fournies par auteurs et critiques plutôt que d'en donner une plus précise. On pourra recourir comme point de départ à la définition du Trésor de la Langue Française (TLF) : « Genre littéraire et cinématographique décrivant des situations et des événements appartenant à un avenir plus ou moins proche et à un univers imaginé en exploitant ou en extrapolant les données contemporaines et les développements envisageables des sciences et des techniques. » Une anomalie saute aux yeux, le fait que cette définition ne prenne pas en compte tout un pan de la science-fiction correspondant aux œuvres situées dans le passé ou le présent, comme Le Maître du haut château (The Man in the High Castle, 1962) de Philip K. Dick ou L'Oreille interne (Dying Inside, 1975) de Robert Silverberg. Par ailleurs, il faudrait également insister sur le fait que beaucoup de romans de science-fiction ne se fondent pas nécessairement sur les sciences dites « dures » (notamment l'astrophysique dans le cas d'œuvres évoquant des voyages intergalactiques, la biologie dans les livres évoquant la génétique et les biotechnologies, l'informatique dans tout le courant dit « cyberpunk » et dans les ouvrages de Greg Egan par exemple) mais aussi, depuis les années 1960 et la « nouvelle vague » anglaise (avec comme fer de lance J. G. Ballard), les sciences humaines, la sociologie, l'urbanisme... Clément Pieyre, conservateur au département des Manuscrits à la Bibliothèque Nationale de France, écrit à ce sujet 7 : « A première vue, il est légitime de se demander ce qui unit sous une même bannière des ensembles aussi disparates que des aventures galactiques (space opera), des œuvres faisant la part belle aux sciences et aux technologies (hard science), des tableaux effrayants d'un futur totalitaire (dystopie) et des descriptions de réalités alternatives (uchronie). Si le mot science est l'une des composantes de la science-fiction, il n'en est pas nécessairement le dénominateur commun. » La richesse et la diversité d'œuvres que recouvre le terme est donc bien cernée, et montre que le concept n'est pas forcément des plus faciles à manier : les connaisseurs et le grand public sont loin d'en avoir la même perception, et en ce qui concerne la France l'aspect très nettement anglo-saxon du terme général et de certains des termes qualifiant ses sous-genres est un obstacle constant, qui ne peut que jeter la suspicion sur le caractère littéraire des œuvres concernées et est responsable du fait que l'on continue de rechigner, en France, à prendre le genre au sérieux.

     Notons toutefois, à ce sujet, que des frémissements peuvent parfois être observés, qui semblent indiquer que la marginalisation de la science-fiction pourrait finir par s'essouffler. Clément Pieyre écrit ainsi : « Rencontrant l'intérêt du public sans pouvoir être qualifiée de littérature populaire, la science-fiction devient objet d'étude et ouvre des perspectives de recherche inédites au monde universitaire. » Il rappelle notamment le mois de la science-fiction organisé par l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm en mai 2006, la tenue de colloques universitaires qui ont eu la science-fiction pour thème à Nice 8 en 2005 et Cerisy 9 en 2006. Autant d'événements qui ont éveillé l'intérêt de la BNF, qui s'est récemment penchée sur son fonds dédié, l'enrichissant et le réorganisant pour « favoriser l'analyse » du genre de la science-fiction et plus particulièrement de la production française.

     Ce qui distingue en tout cas la science-fiction du fantastique, c'est qu'elle est fondée sur des postulats rationnels ou qui se prétendent tels, alors que le fantastique recourt à des éléments irrationnels, et ne prétend qu'exceptionnellement (dans le cas du fantastique tel que le conçoit Todorov) qu'il puisse se trouver une explication rationnelle aux événements mis en scène. Mais même si l'on garde à l'esprit cette claire distinction, des cas-limites ne manqueront pas de se présenter. Roger Musnik, chargé de collection au département Littérature et art à la BNF, écrit à ce sujet 10 : « Comment définir d'ailleurs un genre très précisément ? Dieu sait si les différends entre experts sur les définitions de la science-fiction sont homériques et légendaires. Que faire, en outre, d'ouvrages aussi ambigus que Démons et merveilles 11 d'Howard Philips Lovecraft (science-fiction ou fantastique), Crash [1973] de James Graham Ballard (littérature générale ou science-fiction) ? On imagine les infinies controverses et les quêtes interminables. Sans oublier que ces notions sont changeantes et qu'il faudrait probablement reprendre périodiquement le catalogage de millions d'ouvrages. »

     En Finlande, le terme de fantasia, calque de l'anglais fantasy qui correspond à un ensemble comprenant le merveilleux et la partie du fantastique qui ne vise pas directement à inspirer la peur (élément qui fait basculer le fantastique dans le sous-genre de l'horreur) 12, a tendance à phagocyter la science-fiction. Vesa Sisättö, écrivain et critique au quotidien Helsingin Sanomat, note ainsi, dans un article du magazine culturel Kulttuurivihkot (2007/6) : « Dans la vaste catégorie fantasia, on trouve aussi bien la tieteiskirjallisuus (science-fiction) que des genres davantage liés à la korkeakirjallisuus (« grande littérature ») comme le surréalisme, l'absurdisme et le réalisme magique. » 13 Il juge malgré tout que la division entre science-fiction et fantasia est suffisamment précise et utile : pour lui, l'essence de la science-fiction est dans le fait qu'elle « se fonde, certes avec une exactitude variable, sur la science telle que nous la connaissons » 14. Mais comme on le verra plus loin, le terme de science-fiction (ou plutôt les termes, car à côté de tieteiskirjallisuus on trouve également sci-fi, qui est surtout employé dans le cas d'œuvres plus commerciales et grand public) est frappé de ce que Sisättö appelle un « höpöleima » 15 (« sceau de bizarrerie ») qui justifie que l'on évite souvent ce terme en Finlande. A vrai dire, on l'évite surtout vis-à-vis du grand public ; dans un débat portant sur l'état de la science-fiction finlandaise en 2001, donc un débat à destination d'un public d'amateurs, l'écrivain Anne Leinonen précise qu'elle emploie bien souvent le terme de scifi comme quelque chose de très englobant : « Dans mon propre usage, la scifi contient la fiction spéculative [cf. infra] et la fantasia, la prose réaliste mystérieuse, l'humour à la Paasilinna (mystinen reaaliprosa, artopaasilinnamainen huumori) et ainsi de suite. J'affirme moi-même écrire de la science-fiction, bien qu'en réalité je n'en écrive guère. » 16
     En Estonie, un terme particulièrement commode, ulme, recouvre les deux grands genres sans les confondre. Il correspond donc à ce que l'on appelle parfois en France « littératures de l'imaginaire » ou « fiction spéculative », sans souffrir de l'aspect artificiel de ces expressions. Le terme serait une création, répandue à partir des années 1970, de l'écrivain et critique August Annist, à partir du mot ulm signifiant « cauchemar ». Il recouvre un domaine qui se subdivise en trois sous-genres, comme l'illustre le schéma de l'écrivain Kristjan Sander (http://et.wikipedia.org/wiki/Pilt:Ulme.JPG) : teadusulme traduit le terme de « science-fiction », õudusulme correspond à l'horreur et imeulme au merveilleux. Le fantastique proprement dit semble, au vu des exemples fournis, ressortir le plus souvent à l' õudusulme, mais le terme paraît alors impropre. Comme en anglais et en finnois, il semble en fait que le fantastique proprement dit ne dispose pas d'une dénomination propre en estonien : il est englobé dans un terme qui correspond soit à ce que nous appelons l'horreur, soit à ce que nous appelons le merveilleux, genre sur lequel nous allons maintenant nous arrêter.


 

     2. L'étrange et le merveilleux


 

     Le livre de Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, s'intéresse en fait à trois sous-genres que l'auteur tente de définir à sa manière : l'étrange, le fantastique et le merveilleux. Ils forment une sorte de continuum au centre duquel se trouve le fantastique, défini par l'idée d'hésitation : hésitation entre étrange et merveilleux, c'est-à-dire hésitation entre une explication rationnelle (souvent donnée à la fin de la nouvelle ou du livre) aux événements d'abord déconcertants qui sont mis en scène dans l'œuvre, et une explication irrationnelle qui admet l'existence du surnaturel. Or, on l'a vu, les œuvres où cette idée d'hésitation est effectivement applicable sont rares : pour Todorov, le fantastique est donc un genre peu fécond (tout comme l'étrange du reste, dans lequel bien peu de livres ou d'auteurs s'intègrent, en dehors de l'exemple fameux de John Dickson Carr...), et inversement le merveilleux est envahi par les œuvres les plus diverses. C'est bien pour cette raison que les amateurs ont voulu procéder à un rééquilibrage, en oubliant cette notion peu utile d'hésitation et en retirant du champ du merveilleux (au sens todorovien) tous les livres évoquant des éléments surnaturels mais qui prennent place dans un décor réel. De ce fait, le merveilleux se trouve caractérisé par la présence d'éléments surnaturels dans un monde qui ne l'est pas moins. Patrick Marcel, op.cit., le dit en d'autres mots (il utilise l'anglicisme fantasy pour désigner le merveilleux) : « En France, l'usage veut que le fantastique proprement dit se limite à la littérature que Roger Caillois définit comme « une intrusion du surnaturel dans notre monde ». La fantasy, elle, regroupe les fictions dépeignant le surnaturel dans un autre monde matériel que le nôtre, un monde qui présente souvent des disparités radicales avec celui que nous connaissons. Mais il pourra également lui ressembler en surface. Au lecteur de déceler les points de divergence et de juger en fonction d'eux. Dans un roman de fantasy, la population dans son ensemble admet l'existence de la magie, par exemple. » 17
     Une difficulté liée à l'emploi de ce terme dans une perspective comparatiste est donc le fait que dans beaucoup d'autres langues, sa traduction (fantasy en anglais, fantasia en finnois) correspond à une notion largement confondue avec le fantastique. La distinction monde réel / monde surnaturel, à laquelle on s'attache en France quand on évoque le monde sur lequel viennent se greffer les événements surnaturels dans une œuvre littéraire, ne semble pas avoir cours dans ces langues, comme le montre cette phrase très éclairante de l'article « fantasy » sur le Wikipedia anglophone : « The identifying traits of fantasy are the inclusion of fantastic elements in a self-coherent (internally consistent) setting. Within such a structure, any location of the fantastical element is possible : it may be hidden in, or leak into the apparently real world setting, it may draw the characters into a world with such elements, or it may occur entirely in a fantasy world setting, where such elements are part of the world. »

     Dans ces langues (le finnois, l'anglais) où le terme de fantastique n'existe pas ou n'est pas couramment employé (ou, dans le cas de l'estonien, est un terme englobant : « Le terme d'ulme, qui naguère n'a été un synonyme que de la littérature d'imagination scientifique (la science-fiction), correspond aujourd'hui par convention à toute la littérature figurant un élément imaginaire (fantastilist elementi). 18 »), on observe que la classification des œuvres fantastiques dépend du sentiment éveillé chez le lecteur : si un tant soit peu d'inquiétude, de peur entre dans ce sentiment, l'œuvre peut alors sans scrupules être classée dans le genre de l'horreur (kauhukirjallisuus en finnois, õudusulme en estonien), comme c'est par excellence le cas pour Poe. Autrement, l'œuvre est classée dans le merveilleux (fi. fantasia, est. imeulme).

     Autre source de confusion, le lien direct opéré par certains universitaires entre merveilleux et science-fiction, cf. Jarrety 2001, article « merveilleux » : « Bien des degrés restent de toute manière possibles dans l'ordre du surnaturel, et la littérature ultérieure, par exemple, fera droit (songeons à Jules Verne) à une sorte de merveilleux scientifique qui tient moins à l'irrationnel qu'à des lois non encore découvertes, et c'est ce qu'on nomme aujourd'hui science-fiction. » 19 Le rapprochement nous semble quelque peu absurde, mais il est vrai qu'il peut s'expliquer par le manque de connaissance dont font preuve les auteurs envers la science-fiction quand ils se contentent d'évoquer des « lois non encore découvertes », alors que bien des auteurs de science-fiction se contentent d'extrapoler sur la base de lois et découvertes scientifiques bien avérées.
     Nous recourrons occasionnellement dans ce mémoire aux notions d'étrange et de merveilleux, la première correspondant à la définition todorovienne où des faits intrigants et qui pourraient difficilement être admis dans le monde réel trouvent finalement une explication rationnelle et où l'on nie l'éventualité du surnaturel, et la seconde correspondant à une définition plus étroite que celle de Todorov, celle qui voit comme caractéristique du merveilleux la présence d'éléments surnaturels dans un monde qui ne l'est pas moins. Entre ces deux genres, on trouve le fantastique, où le monde décrit est a priori rationnel mais se voit pénétré d'éléments qui peuvent être, soit manifestement surnaturels (ce qui diffère de la vision de Todorov), soit d'une nature ambiguë et indécidable, comme dans la définition de Todorov.


 

     3. Le réalisme magique


 

     Une autre notion, plus récente, vient s'ajouter à celles dont il a été question jusqu'ici : celle de « réalisme magique », née en Allemagne dans les années 1920 et utilisée en matière d'art pictural avant d'être popularisée par l'intermédiaire des écrivains d'Amérique latine dans les années 1950. En France, on y a fréquemment recours au sujet de classiques tels que Cent ans de solitude de García Márquez et Le Maître et Marguerite de Boulgakov, ou encore des œuvres d'Isaac Bashevis Singer, où se mêlent un certain réalisme, avec le plus souvent une composante sociale et la présence d'un décor traditionnel ou rural, et des éléments surnaturels : existence avérée de Satan (dans le roman de Boulgakov, et par exemple la nouvelle de Singer « La destruction de Kreshev »), personnages doués de pouvoirs mystérieux (García Márquez), éléments folkloriques ou mythologiques... Le terme, encore peu répandu hors des milieux spécialisés (le TLF ne le connaît pas), souffre d'une définition assez fluctuante voire généralement floue, puisqu'on a pu trouver Borges classé parmi les écrivains dont l'œuvre ressortit peu ou prou à ce genre, alors que la composante réaliste dans la grande majorité de ses nouvelles paraît pour le moins ténue.
     Mais le plus gros problème que pose ce « réalisme magique » est qu'étant perçu comme un terme plus noble ou plus imposant (plus jargonnant ?) que ceux de fantastique et de merveilleux (et, a fortiori, de fantasy), il a pu voir sa sphère d'emploi élargie à seule fin de maquiller l'appartenance générique de certaines œuvres. Le Sunday Times du 2 décembre 2007 pointe ce travers à propos de Margaret Atwood : « Margaret Atwood, author of The Handmaid's Tale and Oryx and Crake, insists her books are not SF, but « speculative fiction » or « adventure romance ». « She's quite right, » says [Brian] Aldiss. « She had this idea that a certain amount of opprobrium always hovered around the title science fiction. You might call it double-dealing, but I can quite understand it. »« 
     De manière générale, cette notion de réalisme magique nous paraît beaucoup trop semblable à celle de fantastique, et c'est pourquoi nous nous dispenserons de l'employer : dans les deux cas, il y a concomitance d'éléments surnaturels, sur lesquels, le plus souvent, se fondera le récit, et d'éléments d'arrière-plan nous rattachant au monde réel. Coprésence du surnaturel et d'un décor familier, dont le caractère plus ou moins « réaliste » ne nous paraît pas justifier l'introduction de la notion de réalisme magique. Certains des auteurs que mentionne cette étude ne s'en réclament pas moins, le terme existant en Finlande (maaginen realismi) comme en Estonie (maagiline realism).


 

     4. Quelques sous-genres et un terme englobant, la « fiction spéculative »


 

     Il existe par ailleurs toute une série de termes subdivisant, là encore, les trois grands genres que constituent science-fiction, fantastique et merveilleux en une impressionnante quantité de sous-catégories qui peuvent sembler passablement spécieuses. Ont ainsi acquis droit de cité dans le domaine de la science-fiction les termes space opera et hard science, évoqués plus haut, et ces dernières années ont vu fleurir des romans se réclamant de la « fantasy urbaine » (calque de l'anglais urban fantasy). Ce dernier terme sert une nouvelle fois à montrer qu'il s'agit de marier des éléments surnaturels et des éléments quotidiens : or la même idée est contenue dans le « réalisme magique », et généralement dans le fantastique. Le terme nous semble donc relever du jargon et servir avant tout de signe de reconnaissance pour les amateurs forcenés de littérature de genre, les fans.

     Potentiellement plus utile est le terme de « fiction spéculative », dont l'équivalent finnois spekulatiivinen fiktio fait l'objet d'un débat intéressant dans un récent numéro du magazine culturel finlandais Kulttuurivihkot (6/2007) consacré à la science-fiction 20. Vesa Sisättö y affirme que « la fiction spéculative est de la fantasia au sens le plus large, une sorte de terme englobant » 21. Il justifie le succès du terme en Finlande par le höpöleima (« sceau de bizarrerie », allusion à la réputation d'originaux dont ont toujours été affublés les amateurs de science-fiction) qui nuit à la littérature de genre. De nombreux écrivains succombent ainsi à la tentation de fuir toute espèce de connotation pouvant nuire à la reconnaissance de leur œuvre, et recourent pour cela à de tels termes. Sisättö remarque que cette posture est assez générale en Finlande, puisque même Johanna Sinisalo, chef de file des fantastiqueurs (pour reprendre un terme abondamment employé par Jean-Baptiste Baronian, écrivain, critique littéraire au Magazine Littéraire et membre de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, dans son excellent Panorama de la littérature fantastique de langue française) en Finlande, en a fait usage. L'écrivain Anne Leinonen apporte d'autres éléments de réflexion : pour elle, le terme a bien une existence propre, il peut être défini par l'importance de la question initiale « Et si ? » (Entäpä jos ?) qui fonderait le récit à venir. Mais une deuxième façon de voir le terme, moins hypocrite selon elle, est de constater qu'il permet simplement un démarquage de la science-fiction « commerciale ». Leinonen rappelle que des années 1970 au début des années 1990, le genre dont relevait un livre figurait en gros caractères sur la couverture, et que depuis, pour des raisons manifestement commerciales, « on essaie d'éviter les différenciations génériques ». Cette lucidité n'empêche pas Leinonen de se réclamer elle-même d'une école spécifique, celle de la « reaalifantasia » 22, soit un avatar du réalisme magique. Le but de cette école fondée par Pasi Jääskeläinen (cf. infra) est d'abattre les frontières entre les genres, mais il n'est pas certain que se réclamer d'un genre nouveau et hybride soit la manière la plus simple d'y parvenir...


 


Notes :

1. Pour reprendre le titre d'une fameuse émission de France-Culture consacrée aux littératures de genre.
2. Il est à cet égard révélateur que la revue « L'écran fantastique » soit également consacrée à la science-fiction.
3. Signalons toutefois le récent livre d'un professeur d'université, L'empire du pseudo. Modernités de la science-fiction par Richard Saint-Gelais, mais il s'agit d'un chercheur canadien !
4. Jarrety 2001, p.163
5. Marcel 2002, p.11
6. Marcel 2002, p.11
7. Revue de la BNF, n°28-2008, qui consacre son dossier à la science-fiction, présentant les collections de la BNF, ses acquisitions récentes de manuscrits d'auteurs de science-fiction français. p.8-9
8. http://www.unice.fr/SF/
9. http://www.ccic-cerisy.asso.fr/sciencefiction06.html
10. Revue de la BNF, op. cit., p.14
11. Titre d'un recueil français de nouvelles de Lovecraft paru pour la première fois en 1963.
12. cf. Patrick Marcel : « Or, en anglais, le terme de fantasy recouvre tout le spectre de la littérature du surnaturel [...] »
13. p.30
14. in Suomennoskirjallisuuden historia (Histoire des traductions littéraires finnoises), article « Tieteis — ja fantasiakirjallisuus »
15. p.32
16. http://kosmoskyna.net/Arkisto/2001/2001-01/A-Atorox.html
17. Marcel 2002, p.12
18. http://193.40.240.76/sfbooks/ (au paragraphe « üldist » énonçant des généralités sur les littératures de genre)
19. Jarrety 2001, p.263
20. Avec pour titre de une « Scifi laskeutui maahan », « La SF est descendue sur Terre ».
21. p.30
22. cf. http://www.usvazine.net/reaalifantastikot5.pdf

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