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Depestre ou le merveilleux et la présence solaire du désir

Roger BOZZETTO

nooSFere (tiré d'une communication, Valencienne, 2007), septembre 2009

         Il est impossible d'aborder l'œuvre de René Depestre sans répéter ce qu'il dit fort bien dans ses interviews. Comment éviter de s'appuyer sur le contexte socio politique, qu'il explicite volontiers dans ces mêmes interviews ou dans ses ouvrages non fictionnels comme Le métier à métisser ? Difficile aborder une œuvre qui embrasse à la fois la poésie et la révolution comme en témoigne Pour la Révolution, pour la poésie. Comment aborder son combat pour une langue originale et française qui se construit sans renier l'héritage de la littérature tout en gardant la fraîcheur de la créolité ? Difficile de le situer par rapport aux notions de négritude si présentes dans les Caraïbes et qu'il cadre avec Bonjour et adieu à la négritude ? Les thèses qu'il a inspirées n'y suffisent pas 1. C'est dire que mon approche, loin de tenter de dire le mot de la fin, va se centrer sur une « lecture de papillon » des quatre romans et recueils écrits dans les années 1980 : Le mât de cocagne (1979) Alléluia pour une femme jardin (1981) Hadriana dans tous mes rêves (1988) et Éros dans un train chinois (1990)

          Pourquoi ces textes ? D'une part, ils sont lyriques et poétiques, mais ce ne sont pas des poèmes, comme il en a publié auparavant. D'autre part ce ne sont pas des essais, mais un fil symbolique, fait de figures originales et d'images qui reviennent, donnent chair à des notions déjà présentes dans les essais. En somme ces fictions narratives présentent un heureux métissage de concrétion poétique, et de manifestes politiques — au sens où parfois les premiers surréalistes l'entendaient. On trouve néanmoins des différences entre ces quatre textes. Mais on pourrait cependant y saisir une sorte d'évolution des thèmes, sinon de l'écriture — qui entremêle toujours le lyrisme avec un certain engagement, la colère et la sensorialité, présence des corps et du désir. Dans ces quatre textes, cependant, une visée est commune. Il s'agit de contribuer, d'une manière aussi bien réaliste que fantasmatique — si cette opposition de mots présente encore un sens — à la prise de conscience, par les Haïtiens, de leur singularité . Ceci afin de « rénover les fondements historiques de leur identité » comme il l'écrit dans Le métier à métisser. Les Haïtiens en ont un grand besoin car ainsi que René Depestre le signale dans une interview : « L'image d'Haïti dans le monde n'est pas brillante ». Comment ces textes permettent-ils de participer à ce projet qui est plus existentiel que socio-économique ou politique, bien que ces dimensions soient sous jacentes, et qu'il n'est pas question de les sous-estimer ?
          Plutôt que de suivre l'ordre chronologique des romans et recueils, je propose une approche plus cavalière en me centrant sur quelques images récurrentes, dont l'utilisation comme matière change légèrement selon les contextes narratifs.

 

          Une création sémantique
          Avant tout aspect thématique, ce qui importe c'est cette magie de l'écrivain et sa capacité à renouveler les images banales : on trouve ces images premières dans tous ses textes. Quelques exemples. Dans Le mât de cocagne on rencontre « des camions écumant de soldats », « un regard lubrifiant de gratitude » ; un arbre qui a perdu son innocence végétale » ; une nuit » hautement étoilée » ; « les draps frais de votre enfance » On les retrouve dans Alléluia avec «  la fraîcheur avait ouvert ses bras de négresse » ; « le regard innocent de la Lune » ; « des cadavres de sentiments et d'idées » ; ou dans Hadriana : « Le merveilleux de la mort » ; « on pouvait mordre le silence » ; le chien malade de ma solitude » ; « ma robe bruissante de rêves » et dans Éros : « l'ellipse du bonheur ». On pourrait continuer encore et encore. Pourquoi ai-je parlé d'images premières ? Il s'agit ici de la banalité de sensations ou de pensées du quotidien, qui se transmue en poésie par son incarnation dans une figure, qui devient ainsi à la fois concrète par sa forme et ses références, et symbolique par ce qu'elle engendre dans l'imaginaire du lecteur. Lieux devenus communs après que René Depestre les a saisis, et nous permet ainsi d'en partager la substance. Cette articulation du concret et de l'abstrait n'est pas simple figure de rhétorique : prenons par exemple « la semence de ma volonté de vivre », le vocable «  semence » renvoie à la fois « sperme » et à « jardin », c'est-à-dire que déjà l'on voit naître déjà présente dans le désir de vivre la figure de l'amour naturel lié à la présence de la « femme jardin ». Toute la narration alors est sous tendue par cette incarnation d'idées en images concrètes, ce qui lui permet de dépasser les antagonismes du « réalisme » et du « merveilleux » qui sont des notions créées par la littérature occidentale. Et la fiction peut alors se développer dans un espace original que le héros du Mât de cocagne définit comme le « sursaut spontané du merveilleux et du réel »

 

          Poétique et politique

          Le Mât de Cocagne se veut explicitement à visée politique. D'une part, il s'agit d'une rébellion d'un individu contre un système politique intitulé Zoocratie, qui a pour programme l'électrification des âmes et pour arme l'ONEDA. Système qui est appuyé sur l'armée, la police et la délation. On pourrait se croire dans un remake exotique du roman d'Orwell 1984. Mais Orwell accentue à dessein la banalisation du quotidien sordide de son héros dans un contexte très « après guerre », alors que Depestre inscrit dans le registre d'un merveilleux et du grotesque même les actions les plus répugnantes. Ce qui par une sorte de porosité les poétise. L'engagement poétique est ici indissociable de l'engagement politique. Mais cet engagement ne vise pas simplement la « papadocratie » haïtienne : à preuve les bureaucrates cubains et le « castrofidélisme » se sont sentis visés, même si ce n'était pas le but recherché 2. Dans Le mât de Cocagne, la présence de l'amour comme philtre énergétique est incarnée par le personnage d'Elysa Valery, avatar de « la déesse Erzili » qui permet au héros l'accès dans sa « nuit d'homme » et à « l'idéale Guinée de sa vie », dans une scène d'amour qui renvoie mythiquement « à la copulation du ciel et de la terre ». Là, « les herbes brûlées de l'Afrique sont passionnément mêlées à l'odeur immémoriale du coït ».

          Dans Hadriana dans tous mes rêves, les éléments de politique sont pris dans un autre cadre, celui de la zombification, ou l'instrumentalisation du vaudou par les politiques. Mais c'est surtout au plan métaphorique que la figure d'Hadriana incarne à la fois l'amour et la frustration. Elle incarne aussi le réveil possible d'Haïti après une période de « zombification, » comme Hadriana elle-même, qui s'éveille après avoir échappé à la malédiction de Balthazar Granchiré et échappe ensuite à la possession des suppôts du Baron Samedi, principal dieu de la mort. Ainsi « la filiation naturelle entre le réel et le merveilleux », qui avait été interrompue par la disparition d'Hadriana, renoue avec l'histoire du narrateur par le retour de la « femme jardin », comme on peut espérer qu'Haïti retrouve sa splendeur initiale après des périodes de malheur. Cependant la prise de conscience à un moment donné que ce ne serait qu' un rêve conduit le narrateur à l'invention du « géolibertinage » dessinant une sorte de carte du Tendre de la volupté qui redessine la carte du monde, même si c'est à Haïti que vivent les vraies « femmes jardin » 3.3

 

          Poétique du sacré
          Une des différences, qui se manifestent entre la pensée occidentale et les conceptions du monde autres, tient à la place de ce que les Occidentaux nomment le « surnaturel ». Ils l'ont, depuis le XVI°siècle, patiemment chassé sinon de leur vie au moins de leur littérature, sauf dans les contes merveilleux et peut-être encore dans certains textes fantastiques. Il n'en va pas de même dans les littératures des Amériques comme on le voit avec l'invention de ce qu'Alejo Carpentier a nommé le « real maravilloso » et René Depestre le « réel merveilleux ». Bien que cousines ces deux notions renvoient pourtant à des pratiques littéraires chaque fois singulières, mais où la présence de forces que l'on peut qualifier d'irrationnelles jouent un rôle primordial.
          Dans nos textes, les manifestations du sacré se présentent d'abord par les références explicites et la dynamique narrative qui s'appuie sur le vaudou. Par ses personnages noirs convoqués ainsi, Le baron Samedi et ses affidés, le chef de la confrérie des Cochons sans Poil ; ou Siméon Sept Jours Ténébreux, ou des maîtres comme Okil Okilon ou la prêtresse « mambo » du loa de l'amour. Par le rôle qu'ils jouent dans le récit comme dans la vie haïtienne. Par leur opposition carnavalesque lorsqu'ils narguent les cérémonies religieuses chrétiennes, comme on le voit lors de la pseudo mort d'Hadriana, ainsi dans leur appui au zoocrate, et dans le désir de zombifier Hadriana. Mais aussi de manière plus positive lorsque la déesse Erzili forme un vrai couple d'amoureux, alors que deux personnes venaient consulter pour un autre fiancé, ou vient en aide avec Elysa Valery pour énergiser le héros du Mât de cocagne.
          Ces événements extraordinaires sont présentés sur le même registre que les événements courants, tels que notre propre quotidien les perçoit. Seule différence, l'aspect lyrique poétique ou grotesque (parfois les deux en même temps) sous lequel ils apparaissent. C'est le cas des métamorphoses de Granchiré en papillon lubrique, qui multiplie les accouplements brutaux, lui-m ayant été victime de la malédiction d'un sorcier qui l'a ainsi animalisé. C'est aussi le cas des représentations de l'amour charnel dans tous les romans et qui curieusement utilisent la référence à la géométrie. Les textes voient dans la femme une «  géométrie de ténèbres », ou « la géométrie femelle » on y devine « La passionnante géométrie de leur corps », qui renvoie à « cette géométrie toute en fesses et en ventres secrets » . Cela concerne aussi le narrateur qui voit « l'étonnante figure de géométrie qui en moi à leur passage se durcissait et s'emballait à merveille' . Les textes utilisent aussi la métamorphose comme on le voit dans « Retour à Jacmel » où l'on voit deux personnages qui font l'amour et le docteur Braget ( !) réduit comme sa merveilleuse compagne à un simple sexe, mais qui se changent en paires d'ailes et deviennent un oiseau unique, à la manière sans doute de l'Esprit saint des Chrétiens.
          Mais c'est avant tout l'aspect solaire de la vie qui transparaît dans la plupart des textes touchant à l'amour charnel, qui est ainsi mirabilisé. Images qu'on ne peut que citer. Cet aspect solaire permet le miracle, comme l'apparition de la tante Zaza aux yeux du jeune narrateur. « Ses charmes soudain changèrent notre humble souper en un banquet princier ». Elle est « un être humain dont la chair proclame si haut qu'elle est une aventure éblouissante de l'espèce » et qui permet une présence de l'amour, « antérieure à la légende d'Adam et à la crucifixion du Christ », car elle incarne « un souffle cosmique » Le tout dans un univers où « il n'y a pas de frontière entre un arbre, un homme, un cheval, un récif, un tigre, un cyclone » un monde sans frontières où «  même les coqs, les chiens, les chevaux et certains arbres fruitiers comme les bananiers bandaient au passage de Thérèse ». Un univers où « un golfe exactement pareil à celui de Jacmel sépare là-haut le Purgatoire du Paradis »

 

          Au terme de ce parcours papillonnant, jalonné de voix narratives comme dans le cadre d'une polyphonie, un mystère à peine effleuré demeure. Quel est donc cet univers que ces textes présentent, que ces voix racontent ? Il nous est à la fois proche et inaccessible, comme si le Paradis qu'il suggère se situait derrière une cloison de verre. Les textes nous le donnent à voir sans nous permettre de nous en approcher. Ils nous promettent la possibilité de l'Eden, l'innocence possible, la nudité des amours solaires, la communion sexuelle parfaite au point d'être d'essence divine, quels qu'en soient les dieux. Ils nous aident à rêver, ils nous permettent de vivre. Qu'il nous soit permis de laisser à René Depestre le mot de la fin
          « Je crois que la vie a besoin de plus que la vie. Elle a besoin des mots pour lui donner un sens. C'est justement ce que fait la littérature, me semble-t-il : en la représentant sur le mode de l'imaginaire, elle la rend vivable ».

 

          Roger Bozzetto Aix Marseille I Université de Provence

 


Notes :

1. -Riboni, Mariarosa. René Depestre, poète lyrique. Tesi di Laurea sous la direction de Silvio Baridon. Instituto Universitario Lingue moderne (Milano), 1981 ;  Degras, Priska. Vaudou et engagement dans l'oeuvre de René Depestre. Université Aix-Marseille, 1986 ;  Rabréau Edwige. L'amour, le merveilleux, l'humanisme dans l'oeuvre de René Depestre. Thèse de doctorat sous la direction de Régis Antoine. Université de Nantes, 1995 ;  Zarotti, Sonia. Donna e donna-giardino nell'opera romanzesca di René Depestre. Thèse sous la direction de Mariolina Bertini. Università Degli Studi di Parma, 1995 ;  Fauchier Joël le « réel merveilleux » chez Alejo Carpentier, René Depestre et Gabriel Garcia Marquez. Thèse dirigée par Bernard Terramorsi. Université de la réunion.2002.

2. Le mât de cocagne s'inspire évidemment des politiques au pouvoir à Haïti. Mais la charge grotesque et férocement humoristique par le biais du Zoocrate et de la zombification peut s'appliquer à tous les dictateurs. De plus l'électrification des âmes peut faire penser à «  la définition léniniste du communisme « les soviets plus l'électricité ».
3. Sur les rapports entre poésie et politique haitienne voir Gérerd Bloncourt et Michael Löwi Messagers de la temête, André Breton et la Révolution de Janvier 1946 en Haïti. Le temps des cerises. 185p. 2007

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