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Tommaso Landolfi, un joueur inclassable

Roger BOZZETTO

Marges du surréalisme et traduction,sous la direction de Delphine Gachet et d’Alassandro Scarsella. Granviale Editori, Venezia, Italia (p.83-91), 2010

     Le début du siècle dernier a vu la naissance de quatre écrivains : Jorge Luis Borges, 1899, en Argentine, Samuel Beckett en Irlande en 1906, Tommaso Landolfi en Italie en 1908, et André Pieyre de Mandiargues en 1909 en France. Tous quatre ont frayé par leurs récits avec les territoires sombres et magnifiques que sont la mort, le désir et la poésie. Ils ont tous trois été en relations directes ou indirectes avec le surréalisme, mais ils l'ont fait par des voies différentes.Beckett s'est interrogé sur l'approche du néant dans sa trilogie de Molloy, Malone meurt et l'Innommable. Borges a été tenté par les vertiges de l'infini, du paradoxe, de la métaphysique, et par instants, d'un certain fantastique. Mandiargues et Landolfi ont plus de points communs que les deux premiers cités. Ils sont nés quasiment la même année, la peintre Léonor Fini a permis leur rencontre ; ils se sont vus à Venise, qu'ils appréciaient ; et la critique les perçoit comme écrivant des textes fantastiques. De plus Mandiargues a traduit quelques nouvelles de Landolfi, et a préfacé le premier recueil de l'auteur italien, paru en France , La femme de Gogol et autres récits. 1
     Cela étant, malgré ce que le lecteur ressent parfois comme des affinités, les mondes imaginaires des deux auteurs semblent extrêmement différents, même si certains textes peuvent les rapprocher. L'univers imaginaire de Landolfi présente le jeu de la cruauté, la violence et la folie, mais aussi une curieuse poésie nourrie d'humour noir. J'aborderai cet univers singulier en m'appuyant sur les nouvelles qui sont parues en France dans La femme de Gogol et autres récits (1969), Les labrènes (1995) et l'Epée (1995).

 

     Un monde du je(u) littéraire

     Landolfi met en scène, dans « Lettre d'un romantique sur le jeu » 2, la passion d'un personnage, un noble d'ancienne tradition, ruiné par le jeu. Il est peint dans un manoir quasiment en ruines et presque désert, image que l'on retrouve ailleurs, dans « Cancroregina » 3, dans « Le mariage secret »  ou dans « Le cryptogramme » 4. On peut évidemment attribuer à ce personnage quelques traits de l'auteur, descendant appauvri d'une famille de petite noblesse qui remontait au Moyen âge, et propriétaire d'un château bombardé durant la guerre. Mandiargues, qui descend lui aussi d'une ancienne famille languedocienne, souligne d'ailleurs, dans sa préface, que Landolfi avait « un penchant à se mettre en scène » et qu'il avait une passion pour le jeu 5. Mais son amour du jeu, ou le fait que de nombreux personnages de ses récits soient situés dans des manoirs anciens ne justifie pas qu'on définisse son œuvre comme relevant d'un « fantastico autobiografico » selon la formule d'un critique italien.
     Landolfi, en effet, dans ses textes, joue. Il joue au chat et à la souris avec les lecteurs. Il joue surtout avec les textes antérieurs de la littérature, et particulièrement avec les auteurs de textes fantastiques qu'il connaissait bien comme Poe, Kafka, Gogol et Hoffmann par exemple. Il les connaissait bien pour en avoir traduit certains. Mais les transmutations qu'il impose à ces textes, dans ses jeux, ne ressortissent pas uniquement du domaine ludique. La cruauté y a sa part, et elle explore ce qu'on pourrait nommer les « variantes cachées » des textes source. J'en veux pour exemple le cas du « Le père de Kafka » qui se présente comme incarnant les impensés des textes écrits par Franz Kafka.

     Landolfi reprend et réaménage aussi, à sa manière, certains textes de Poe. Par exemple on peut considérer que « Les labrènes » 6 sont un double clin d'œil à Poe. On y voit un personnage dont la phobie se fixe sur un animal, ici une labrène au lieu d'un chat, mais il en résulte un meurtre lié à la folie comme dans « Le chat noir ». Ici, cette survenue de la folie est, de plus, précédée d'un point de vue en contre-plongée depuis un cercueil, qui rappelle de Poe encore « L'enterrement prématuré » 7. Landolfi met aussi en scène je jeune Kafka dans ce qui apparaît comme une solution différente de celle du vrai Kafka qui a écrit sa « La métamorphose » comme pendant figuratif à la « Lettre au père » 8. Dans « Le père de Kafka » c'est ce père qui, après sa mort, est transformé en « Une araignée, où la tête d'homme mollement suspendue sur ses longues pattes nous regardait avec une certaine expression de méchanceté ».

     Le personnage du jeune Kafka finit par écraser cette tête, grotesque et horrible à la fois, sans pouvoir en être vraiment débarrassé. 9

     Dans « L'Homme de Manheim » 10, Landolfi reprend sur le mode burlesque « Rapport pour une Académie » du même Kafka. Ici c'est un chien qui prononce la conférence sur l'humain devant un parterre de canidés.. Dans « La mer des blattes », Landolfi convoque à la fois Kafka, en référence à « La Métamorphose » et Poe pour « Une descente dans le Maelström ». On pourrait même penser à une exploitation de Jules Verne et de ses merveilleuses machines, avec l'appareil volant si mystérieux de « Cancroregina », ainsi qu'avec l'image du corps flottant dans le vide et accompagnant l'engin qui se dirige vers la Lune, ce qui rappelle le chien flottant autour de l'obus vernien 11.
     Ces reprises et orchestrations différentes, décalées, ont pour effet de transformer les récits source, leur donner une teinte d'indifférence cruelle, ou d'humour noir, pour en faire des composantes d'un monde imaginaire qui est fait de violence, de folie. Ajoutons que l'action se déroule souvent sur le registre du grotesque, plus que sur celui des textes des auteurs de fantastiques classiques. Il retrouve peut-être alors, avec cette veine grotesque, les effets des récits du fantastique romantique d'E.T.A Hoffmann dans Les Aventures de la nuit de Saint Sylvestre, violence en plus.

 

     Un univers de violence et de folie

     La violence est palpable dans presque tous les textes de Landolfi. On la rencontre à tous les niveaux celui, primaire, misogyne et digne d'un fabliau médiéval, de « Perbellione », où un musclé dompteur de femmes par la force de ses bras, est finalement dompté par la parole de sa propre femme. Mais cette violence, teintée de démence, se rencontre aussi dans le monologue de l'assassin d'« Uxoricide » , au titre parlant 12. Liée à la folie encore cette violence surgit dans « Les labrènes » comme dans « Cancroregina ». Et la violence se marque aussi dans d'autres textes, au point qu'elle semble être la seule solution imaginée par les personnages, et qui demeure pourtant insatisfaisante. C'est ce que constate le personnage de Kafka, qui avait usé de violence pour tuer l'araignée à face humaine qu'était devenu son père après sa mort. « Ainsi Kafka croyait il s'en être libéré pour toujours mais combien d'araignées, grosses ou petites, un vieux manoir n'abrite-t-il pas ? »

     Dans « Les deux vieilles fille » 13, la violence change de registre et se multiplie. La vieille mère exerce sur ses deux filles, et même sur la servante, depuis son lit, une violence despotique, avec en dernier ressort les mouvements de ses bras tapant sur sa poitrine. Les deux vieilles se trouvent, elles, aussi enfermées dans cette maison que le singe, qu'elles gardent en cage, qui est attaché et se détache en vain. Il sera sacrifié après une sorte de procès inquisitorial, l'une des vieilles filles le mettant à mort avec une épingle, en deux ou trois essais, pendant que le singe se débattait avec violence. Le résultat, comme pour la mort du père du jeune Kafka, laisse les personnages insatisfaits. En effet, le sacrifice du singe, seul mâle de cette maisonnée (si on oublie les prêtres), n'apaise pas les tensions du refoulement. D'ailleurs la présence des animaux est, dans ces récits landolfiens, un indice de violence : les labrènes pour la folie, le masochisme pour le crapaud qui retourne vers son bourreau 14, la soumission du voleur accroupi comme un chien 15, l'horreur physique des blattes sur le corps de Lucrèce 16, et jusqu'à la Terre elle-même abritant un énorme ténia dans « Le ténia mystique » 17.

     Une violence inconcevable et inexpliquée se retrouve dans les textes les plus incongrus. C'est le cas « La femme de Gogol » 18 où le personnage de Gogol s'attaque violemment à sa « femme », une poupée gonflable, « une poupée de caoutchouc épais » qu'il nomme « Caracas ». Il lui fait prendre diverses formes el la gonflant plus ou moins, jusqu'à la difformité, l'ornant de diverses couleurs de cheveux en changeant sa perruque et en peignant de diverses couleurs ses diverses toisons. Il finit par l'insulter, la battre, il la fait même exploser en la gonflant à l'extrême, et enfin il met le feu aux résidus, sortes de reliques, et les carbonise dans un comportement de violence extrême, peut-être même excessive et folle, où le grotesque se mêle à l'humour noir. 19

 

     Un ton singulier
     Landolfi nous présente donc un univers singulier, hétérogène, par le biais de nouvelles dont les sujets sont loin de toute banalité, comme on le voit dans les textes déjà cités. De plus ces récits sont narrés avec une sorte de détachement, de regard éloigné, qui permet de laisser le côté grotesque s'imposer comme allant de soi .Une situation grotesque qui vire à un ton d'humour noir est perceptible dans « La femme de Gogol ». Ce récit est présenté par le regard d'un narrateur extérieur, dont la fiabilité est soumise à caution. Le détachement est, humour oblige, celui de ce biographe scrupuleux, humble et prêt à s'interroger sérieusement sur les relations que Gogol entretenait avec sa poupée gonflable. Il nous conte avec une froideur d'ethnologue, l'évolution de ces relations. Il montre, au fil des jours, la poupée qui s'anime, demande à « faire caca », se trouve infectée d'une blennorragie, et pour finir, accouche d'une sorte de poupée « un très menu bébé en caoutchouc » qui finira lui aussi dans le brasier. Et le lecteur d'hésiter entre la sensation d'horreur, l'absurdité des faits, et le sérieux de la narration. Comme souvent chez Landolfi. Ce narrateur extérieur, qui est là aussi encore un biographe ami, on le retrouve dans « Le père de Kafka ». Là aussi il raconte froidement à un auditoire amical, l'épisode de la survenue, puis de la mort de l'araignée à face humaine. Et il finit par s'interroger, de manière rhétorique, mélancoliquement, à propos des araignées qui hantent en nombre les vieux manoirs.
     Parfois comme dans « Perbellione » le grotesque crée uniquement des effets de comique gras. Mais le plus souvent il s'agit d'une situation dont la présentation, assertive et décalée, nourrit un humour noir. Exemple de situation grotesque, celle du singe Tombo parodiant une messe devant un tabernacle dans la chapelle, après qu'il en a eu mangé les hosties. Mais humour noir par la suite, lors de l'affrontement des deux prêtres à propos de la culpabilité ou non de l'animal. Ce qui aboutit à son exécution... pour blasphème.

 

     Un monde poétique ?

     Comment un univers fait de violence et de grotesque et d'absurde pourrait-il être poétique ? Pourtant, la présence de l'épée magique, qui malheureusement tranche le cou de la personne aimée pourrait susciter un écho mandiarguien comme dans « Clorinde » 20. « La mer des blattes » est un exemple de merveilleux quasi surréaliste. Le texte peint les délires oniriques qui se déploient en récit, un peu comme chez Mandiargues, si on se réfère à « Le pain rouge » par exemple 21. Ici on voit la survenue d'objets hétéroclites qui surgissent d'un bras entaillé 22. Il en sort des objets de toutes sortes, qui deviennent par métamorphose l'équipage d'un navire. Ils rendent oniriquement possible l'embarquement, de Ricardo, fils d'avocat qui devient alors le Varimutant, et qui enlève de force la belle Lucrèce. Or celle-ci est amoureuse, du moins le croit-elle, d'un ver minuscule, mais qui possède une voix rauque et une technique amoureuse hors pair. Après naufrage, le navire et le corps de Lucrèce et du Varimutant est envahi des blattes, mais une réconciliation a lieu, les blattes disparaissent et l'île du bonheur est en vue, comme dans tout conte merveilleux.

     C'est peut-être l'un des rares exemples où se signale la présence d'un érotisme poétique, avec ces caresses comparées du corps de Lucrèce par le ver et par Ricardo.Merveilleuse aussi la machine baptisée Cancrorégina, Merveilleusement ironique, la situation du canidé anthropologue devant ses pairs dans « L'Homme de Manheim » . Il en va de même de l'aventure du dénommé Y dans « Dialogue sur les grands systèmes » 23 qui est censé apprendre le persan et apprend par contre une langue inconnue de tous. Il demeure seul dépositaire de cette langue dans laquelle il continue d'écrire des poèmes que personne ne comprend, ni ne veut comprendre. Je trouve que c'est une belle métaphore poétique du travail des écrivains.


     Landolfi n'est pas un écrivain qui se cantonne aux domaines traditionnels des fantastiques. Il ne se réfugie pas non plus dans une contemplation ironique de l'absurde. Il ne s'abandonne pas souvent aux délices des images surréalistes. Il met en scène l'absurdité et l'insolite, mais il le fait avec les moyens du grotesque, ce qui donne à la fois une impression de malheur fatal et d'une violence qui tente de s'en dégager. Il n'a pas comme Mandiargues, le secours de l'érotisation du monde 24. Et même s'ils partagent le même goût pour une poésie du merveilleux proche de celui des surréalistes, Mandiargues se rangerait plutôt du côté des récits de rêve d'André Breton, Landolfi sur le versant des Chants de Maldoror.

 


Notes :

1. LANDOLFI, Tommaso. La femme de Gogol et autres récits. Gallimard, 1969.
2. LANDOLFI, Tommaso. « Lettre d'un romantique sur le jeu » et « Le mariage secret » in l'Epée. Allia, 1995.
3. LANDOLFI, Tommaso. « Cancroregina » in La femme de Gogol et autres récits. Op.cit.
4. LANDOLFI, Tommaso. « Le cryptogramme » in Le labrenes. Allia, 1995.
5. MANDIARGUES, André Pieyre De. Préface de La femme de Gogol et autres récits, p.9.
6. LANDOLFI, Tommaso. « Les Labrènes » in Les labrènes. Op.cit.
7. POE, Edgar Alan. « Le chat noir » , « L'enterrement prématuré » et « Une descente dans le Maelström » in Poe, Collection Bouquins. Laffont. 1989.
8. KAFKA, Franz, http://pagesperso.orange.fr/mondalire/kafkapere.ht la « Lettre au père ».
9. LANDOLFI, Tommaso , « Le père de Kafka » in L'Epée .Op.cit
10. LANDOLFI, Tommaso. « Nouvelles révélations sur la psyché humaine : l'homme de Manheim » in L'épée. Op.cit
11. VERNE, Jules De la Terre à la Lune.
12. LANDOLFI, Tommaso. « Perbellione » et « Uxoricide » in Le Labrènes, Op.cit.
13. LANDOLFI, Tommaso. « Les deux vieilles » in La femme de Gogol et autres récits
14. LANDOLFI, Tommaso. « Le voleur » in L'épée
15. LANDOLFI, Tommaso. « La peur » in L'épée
16. LANDOLFI, Tommaso. « La mer des blattes » in La femme de Gogol et autres récits
17. LANDOLFI, Tommaso. « Le ténia mystique » in L'épée
18. LANDOLFI, Tommaso. « La femme de Gogol » in La femme de Gogol et autres récits
19. On peut penser ici aux transformations sadiques que fait subir Hans Bellmer à sa Poupée (1934)
20. LANDOLFI, Tommaso. « L'épée » dans L'Epée op.cit
21. MANDIARGUES, André Pieyre De. « le pain rouge » et « Clorinde » in Soleil des loups. Laffont.1951.
22. L'image du bras dont surgissent des objets pourrait faire penser à un Salvador Dali.
23. LANDOLFI, Tommaso. « Dialogue des grands systèmes » in La femme de Gogol et autres récits
24. BOZZETTO, Roger « Mandiargues, merveilleux, fantastique » p 61-69 in Roman-20-50, n° spécial Mandiargues presses du Septentrion. Lille, Avril 2009.

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