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Nouveaux regards sur la théorie française standard du fantastique

Roger BOZZETTO

nooSFere, juin 2015

          Les textes fantastiques ont, en France, été l’objet d’une approche critique différente de celle qui se développe dans le monde anglo-saxon. D’une part, ils ne visent pas le même périmètre. D’autre part, ils s’appuient sur une autre tradition culturelle. En effet ce que les Français définissent comme Le fantastique ne recouvre, ailleurs, que l’«  uncanny ». C’est dire que le fantastique délimite un domaine restreint de ce que l’adjectif «  fantastique » recouvre pour les anglo-saxons, et qui comprend aussi bien les contes merveilleux que ceux de «  l’horror ». Cela implique des approches critiques diverses. Cette lecture différente de ce que désigne un vocable commun, est typique des difficultés rencontrées, lorsqu’il s’agit de définir les genres littéraires, et a fortiori l’abord critique qu’ils engendrent. On peut s’interroger sur la raison et les conséquences d’une telle différence d’approche des domaines fantastiques entre la version anglo-saxonne privilégiant l’ «  horror » et la française basant son approche par l’ «  uncanny ». La critique française traditionnelle, issue du XIXe siècle, est-elle susceptible d’amputer l’analyse du fantastique moderne d’une part de ses effets ainsi que de ses rapports à notre modernité ?

 

          Origine de la version française standard

 

          Au XIXe siècle — alors que les textes de merveilleux avaient connu un grand succès au siècle précédent — des récits d’une tonalité différente, que l’on a qualifiés de «  fantastiques » ont fait leur apparition. Cet adjectif, qui existait auparavant, est rapidement devenu le nom d’un genre , «  Le fantastique », qui s’est imposé comme tel à la critique française. Cette acception nouvelle du terme est le fruit d’une traduction française fautive des Fantasiestücke in Callots Manier d’ETA Hoffmann, qui deviennent des Contes fantastiques, ce qui engendra une polémique et institua un auteur comme créateur d’un genre. Il est aujourd’hui possible de nuancer cette histoire de belles infidèles, car la présence du fantastique comme genre existait dans L’Ecyclopédie de Diderot., une bonne trentaine d’années avant sa redécouverte. C’est ce qui découle de la découverte que Marmontel, en écrivant un article sur la rhétorique cite «  le genre fantastique » parmi d’autres dont «  le burlesque. ».

          Quoi qu’il en soit, ces textes d’Hoffmann ont d’emblée, en France, engendré nombre d’écrits de même tonalité, ainsi qu’une critique née d’une série de tentatives pour en rendre compte.. Ces textes étaient perçus comme inaugurant une nouvelle modalité littéraire pour faire ressentir un trouble dans les rapports de l’individu à la réalité. Ce trouble sera ensuite représenté par des textes d’auteurs français et dans des situations comme celles qu’on trouve dans La morte amoureuse de Théophile Gautier, La Venus d’Ille de Prosper Mérimée ou Le Horla de Maupassant. 1

          Dans ces textes il est question, comme le signale Nodier, d’une « Relation d'un fait tenu pour matériellement impossible et qui s'est cependant accompli à la connaissance de tous ». 2

          Cette formule sera, sous d’autres formes, reprise et exploitée de Pierre Georges Castex à Roger Caillois et jusqu’à Tzvetan Todorov 3. Elle est donc le socle sur lequel se déploie de la tradition critique française standard touchant au fantastique. Elle vise à proposer la lecture d’un seul effet de fantastique qui est l’indétermination des faits relatés, entraînant l’hésitation du lecteur 4. Cette hésitation est supposée engendrer un effet de trouble intellectuel. Ou pire, une terreur intellectuelle issue d’un conflit insoluble entre la raison et l’impensable.

          C’est pourquoi Castex, l’un des premiers universitaires français à s’interroger sur ce thème, présentera le fantastique du XIXe siècle comme « Une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle. » 5

          .Cette assertion sera reprise dans une autre formulation, qui insiste sur l’aspect ontologique par Caillois dans les années 1970 et pour qui « Le fantastique [...] manifeste un scandale, une déchirure, une irruption insolite, presqu’ insupportable dans le monde réel. » 6
          Todorov se focalisera, lui aussi sur les problèmes de l’hésitation, mais au lieu comme Caillois d’aborder les textes fantastiques au plan thématique, il privilégiera une approche structurale et formaliste. Mais aucun ne s’interrogera effectivement sur d’autres effets que pouvaient provoquer, ou que visaient les récits fantastiques.
          Cette approche de l’effet de fantastique comme résultat d’une hésitation, dont on analyse le dispositif textuel et que l’on interprète de manière différente selon les critiques, sera perpétuée en France jusqu’à nos jours. Et elle rend compte, en effet, d’une partie des textes que les auteurs français de fantastique ont écrit, mais en occulte des pans entiers.

 

          Retour critique sur la tradition critique française

 

          Les premiers critiques français de ce nouvel objet littéraire, que proposaient Hoffmann et ses émules, avaient pourtant remarqué que le fantastique ne se réduisait pas à provoquer une hésitation. Comme le soutient d’emblée Jean Jacques Ampère, en réponse au dénigrement d’ Hoffmann par Walter Scott : « Je ne connais aucun ouvrage où le bizarre et le vrai, le touchant et l’effroyable, le monstrueux et le burlesque se heurtent d’une manière plus forte et plus vive, plus inattendue : aucun ouvrage qui à la première lecture saisisse et trouble davantage. » 7
          Quelles raisons ont donc conduit la critique française à oublier le « touchant », « l’effroyable » et le « monstrueux », c’est-à-dire le recours à l’émotion et au mystère ?

          Ce furent sans doute des raisons circonstancielles dues à la promotion d’Hoffmann. Les critiques, pour préparer les lecteurs français à l’accueil de cet auteur, ont insisté uniquement certains aspects. Sur la poésie « romantique » qui se dégageait de ses textes, sur sa « mélancolie » supposée, et sur le mélange de familier et de bizarre qu’il semblait proposer. Ils ont peut-être été, comme Nodier subjugués par « Un mélange si confus d'impressions qu'on ne peut le comparer qu'à ces songes extravagants où l'âme pressée de sensations également vives qui ne cessent de se succéder et de se confondre. » 8
          Il en découlera alors, après Nodier, une tradition critique qui fait du texte une sorte de piège intellectuel, un compromis de type névrotique entre la Nature ( c’est à dire la compréhension scientifique de la réalité) et la Surnature. Entre la raison et le rêve ou la « monomanie » considérés comme sources de la poésie romantique. De plus, ce trouble de la représentation sera perçu comme relevant de la période historique de la Révolution, qui vit une crise idéologique et politique. On peut sans doute penser alors, comme le fera Antonio Gramsci plus tard, que ce trouble survient à cette période de l’Histoire où « Le vieux se meurt et le jeune hésite à naître ». D’où cette primeur donnée à l’hésitation, au tremblement de sens.

          Il semblerait aussi que cette lecture du fantastique se soit imposée d’autant plus aisément qu’elle s’appuyait sur le rapport qu’avait commencé d’établir Nodier à propos de la nécessité d’une littérature nouvelle pour un siècle nouveau 9. Elle confortait sa pertinence du fait que les auteurs français de fantastique, à de rares exceptions près s’intéressaient très peu à la « présentification » de l’horreur.

 

          Une autre tradition critique

 

          Depuis peu, des critiques à la suite de Denis Mellier ont entrepris de questionner cette version en s’inspirant de la tradition critique anglo-saxonne 10. Alors que la tradition française pose encore que « Le fantastique est, avant tout, le domaine du suggéré,du non-dit, et de l’incertitude » 11, Mellier propose une lecture qui se veut du dit et du montré, du monstre mis sous les yeux du lecteur. Ce qu’il nomme la « monstration » fantastique. Il l’argumente, en s’appuyant sur une grande majorité de textes de fiction anglo-saxons 12.

          L’un des fondements de la lecture proposée par Mellier est l’abord les domaines fantastiques en s’appuyant sur la tradition critique anglo-saxonne. Elle prend sa source chez le théoricien anglais du sublime, Edmund Burke 13. Celui-ci critique l’esthétique classique qui ne recherche que l’harmonie et une certaine rationalité. Il propose de donner un plus libre cours à la sensibilité, il valorise le sublime, l’obscur et le mystère. Le texte gothique contemporain de Burke se caractérise par un débordement pulsionnel et émotionnel, il présente des personnages possédés par leurs désirs, « naturels » ou non. La littérature d'horreur gothique met donc en scène la démesure. Cette ouverture burkienne sera mise à profit par les auteurs, puis par les théoriciens du roman gothique anglais, et permettra une approche inédite de l’horreur. Ces textes privilégient en effet les scènes et les images directes plus que les discours, le « showing » plus que le « telling ». Cette tendance sera confortée lors de l’invention et de la distribution mondialisée du cinéma, de son langage à base d’images, de cadrages, de zooms, et de gros plans. Pour autant il existait aussi ces mises en scène dans quelques textes fantastiques français.

 

          Retour sur l’approche critique française

 

          On notera qu’avant même que des textes fantastiques paraissent il existait — en France comme dans toutes les cultures — des contes à rire et des contes à faire peur. Des histoires horribles de diables, de fantômes, de loups garous et de vampires, qui relevaient des traditions populaires touchant au surnaturel. Ces récits étaient contés lors des veillées hivernales que l’on passait au chaud dans les étables, et les effets de peur étaient produits par la mise en scène verbale et gestuelle du conteur. Au XVIIIe siècle, on commença, à s’interroger par la fiction sur la Surnature et sur les effets de son absence éventuelle. De plus, les épigones du roman gothique, avaient fait défiler d’innombrables scènes mystérieuses entremêlées d’horreurs. Jean Jacques Ampère s’en défie et assure, par contre, trouver chez Hoffmann des qualités autres que « Cet appareil convenu de spectres, de diables, de cimetières [...] Ces lieux communs de l’horreur, ces visions que l’on a vues partout. » 14
          En fait, cela ne signifie en rien que le sentiment de peur soit alors devenu obsolète, mais qu’il réclame d’autres moyens pour retrouver une efficacité pour produire des effets d’angoisse ou d’horreur. On avait peut-être interprété de manière univoque la parole de Madame Du Deffand qui avouait « je ne crois pas aux fantômes mais j’en ai peur ». On y a traditionnellement vu une hésitation de la pensée, l’opposition entre le rationnel et l’irrationnel, entre deux instances psychiques etc. Mais on n’a pas interrogé le fait qu’elle avouait sa peur à la seule mention des « fantômes ». Or les fantômes comme les diables ou les garous sont rarement présentifiés dans les textes canoniques du fantastique français,. Cependant ils ont leur place et leur fonction dans de nombreux textes qui ont peu inspiré la critique.

          On s’appuiera ici sur une remarque peu exploitée de Roger Caillois . « La démarche essentielle du fantastique est l’Apparition, ce qui ne peut arriver et se produit pourtant en un point et en un instant précis, au cœur d’un univers parfaitement repéré et d’où l’on avait à tort espéré le mystère à jamais banni [...] Soudain se déploie l’inadmissible. » 15
          Cette notion d’apparition comme lieu inaugural des effets de fantastique est centrale, mais elle a été assez mal prise en compte. Mais elle indique clairement qu’ il ne s’agit plus pour le texte de manifester une simple hésitation, mais de produire une mise en scène destinée à produire une émotion violente, provoquée par une apparition. Et cela implique aussi qu’il ne s’agit plus obligatoirement de viser un effet global, mais aussi des effets ponctuels, qui concourent à cet effet et qui rendent nécessaire une nouvelle lecture des textes.

 

          Une approche de l’horreur dans les textes français

 

          Les effets d’horreur sont déjà visibles dans les textes qui servent de base à la version standard. Et ils sont même déjà repérables dans des textes qui précèdent la traduction française d’Hoffmann. Par exemple dans «  L’Histoire de Thibaud de la Jacquière » de Jean Potocki 16. Au moment où le personnage se prend à anticiper une pleine jouissance, il sent l’horreur se manifester dans sa chair « car il sentit comme des griffes qui s’enfonçaient dans son dos ». Et au lieu de la « belle Orlandine » il s’aperçoit avec horreur qu’il est réellement en présence d’ « un horrible assemblage de formes inconnues et hideuses. »
          Rien ici qui renvoie au fantastique de l’hésitation. L’horreur est soudaine, elle est d’abord ressentie puis rendue visible. Le personnage, comme le lecteur, en a plein les yeux et partage la même horreur, le même saisissement aussi bien dans son esprit que dans sa chair.

          Au long des textes français du XIXe siècle on retrouve cette présence de l’horreur fantastique. Et chez Nodier lui-même, qui nous met en présence d’un corps sataniquement détruit dans « La combe de l’homme mort » : « C’était un cadavre si horriblement lacéré, si déformé par les convulsions de l’agonie, si rapetissé, si racorni par l’action d’un feu céleste ou infernal qu’il était difficile d’y reconnaître quelque chose d’humain. » 17

          On voit cette présentification de l’horreur chez Balzac dans « L’église » où le héros est en proie à un cauchemar dans lequel « Ce fut une femme desséchée qui me prit la main et me communiqua le froid le plus horrible à tous les nerfs. Elle était décrépite et maigre ; ses os se voyaient à travers une peau ridée ; sa figure, blême et d’une pâleur verdâtre était crochue [...] en marchant ses os claquaient comme ceux d’un squelette, ses yeux fixes, levés vers le ciel, ne laissaient voir que le blanc des prunelles [...] je frémis d’horreur en voyant [...] que cette femme devait être récemment sortie d’un cimetière. Sa robe cachait un linceul. » 18

          Cela atteint un paroxysme dans « Le ministère public » de Charles Rabou, où un juge ambitieux a réussi à obtenir la guillotine contre un innocent, Pierre Leroux, qui après sa décapitation se venge. Sa tête, coupée, le poursuit : « Dans un coin obscur de la chambre il entendit remuer quelque chose : cela commença par l’émouvoir car il n’était pas naturel que ses sens l’un après l’autre conspirassent pour le tromper [...] il vit un objet bizarre, noirâtre qui s’avançait en sautillant par bonds inégaux comme aurait fait une pie. A mesure que l’apparition se rapprochait de lui son aspect devenait de plus en plus hideux car elle prenait à s’y méprendre la forme d‘une tête humaine détaché d’un tronc et dégouttante de sang, et quand par un lourd élan elle vint s’abattre entre deux bougies sur les papiers épars de son dossier, Monsieur Dessaleux (le juge) reconnut les traits de Pierre Leroux. » 19
          Ces scènes d’horreur ont été considérées par les critiques comme ponctuelles, elles ne serviraient qu’à conditionner le lecteur pour aboutir à une vision finale.
          Pourtant dans ces scènes horribles, la présence d’un impensable est clairement supposé ce qui leur donne cette coloration propre au fantastique. Notons de plus que l’horreur y est présente sous deux formes. Par la « monstration », qui est manifeste dans la confrontation du personnage avec l’innommable, mais aussi dans l’effet qui naît du sentiment d’une « horreur rétrospective » devant ce qui a été vu et qui est souvent dénié. Impression qui s’appuie sur une relecture de l’événement et s’appuie sur les croyances du lecteur.
          C’est le cas dans La Venus d’Ille de Prosper Mérimée. La réalité de ce qui s’est passé dans la chambre du marié demeure impensable. Les explications données se révèleront insatisfaisantes ou horribles : les bruits lourds dans l’escalier seront interprétés par le narrateur une première fois comme ceux du mari ivre, mais est-ce le cas ? D’où une horreur rétrospective du narrateur, mais pas une hésitation. Quant à la fiancée, la seule à avoir vu l’impensable, elle ne peut que le fuir en s’enfonçant dans la folie.
          Dans les textes classiques du XIXe siècle, l’hésitation naît du soupçon portant sur l’éventualité d’une intervention de la Surnature. Soit explicitement présente comme dans la nouvelle de Nodier, soit passée sous silence mais obscurément présente comme chez Mérimée. C’est ce qui caractérise le fantastique classique, et justifiait cette « hésitation », entre deux instances, dont l’une requerrait la présence de la Surnature et induisait la présence d’une horreur rétrospective. Mais on connaît d’autres dispositifs fantastiques sans présence du surnaturel.
          Comparons les deux versions du « Horla ». Maupassant nous présente, dans un univers fictionnel où la Surnature est absente, deux versions des effets de fantastique. La première présente un individu qui est peut-être poursuivi par un être invisible, et qui demande à être protégé dans un asile. Mais le médecin qui le soigne partage les visions ou les faits concernant la présence de celui que le patient dans une tentative de préhension de cet invisible nomme « Le Horla ». Le récit aboutit ici à l’instauration d’une hésitation, le texte impose de ne pouvoir trancher entre la folie de persécution du patient ou la survenue d’un vampire invisible.
          La seconde version, qui se présente sous la forme d’un journal, note, au jour le jour, l’avancée d’un délire dans la conscience du diariste. Tous les efforts de rationalisation des faits sont présentés puis déniés. Le malade envisage alors de capturer ce qu’il imagine être un « alien », croit l’enfermer dans sa maison, puis y met le feu, grillant ses domestiques, sans pour cesser d’être « aliéné » sauf à se suicider. Ici, pas d’hésitation, la montée du délire et son invasion progressive ne laissent aucun doute, aucune hésitation. Reste l’horreur. Mais il ne s’agit pas simplement d’une horreur présentifiée à l’instant de la lecture. Il s’y ajoute aussi une horreur rétrospective, lorsque le lecteur prend conscience de la réalité que les mots suggèrent. Horreur qui n’a rien à voir avec les scènes du gothique ou du grand guignol car, à défaut de surnature elle nous confronte à « l’impensable et pourtant là ».
          On pourrait allonger la liste des exemples pris dans des textes français du XIXe siècle. Par exemple le passage de la profanation de la tombe de Clarimonde dans « La morte amoureuse » de Théophile Gautier « Les hiboux perché sur les cyprès, inquiétés par l’éclat de la lanterne, venaient lourdement fouetter la vitre de leurs ailes poussiéreuses, en jetant des gémissements plaintifs, les renards glapissaient dans le lointain, et mille bruits sinistres se dégageaient du silence. Enfin la pioche de Sérapion heurta le cercueil dont les planches retentirent avec un bruit sourd et sonore...[...] la pauvre Clarimonde n’eut pas été plus tôt touchée par la sainte rosée que son beau corps tomba en poussière : ce ne fut plus qu’un mélange affreusement informe de cendres et d’os a demi calcinés. »
          L’horreur provient à la fois de la description de la scène de profanation, et de l’horreur rétrospective éprouvée par le narrateur au récit de cette scène dont il a été le complice.

          On peut voir aussi dans « La chevelure » de Maupassant une manifestation horrifiante du contact avec — au sens propre — un objet de désir. Le visiteur confesse en effet son désir qu’il estime pourtant immonde et qui l’horrifie. Aucune ambiguïté, une manifestation primaire et folle de désir : «  Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le cœur battant de dégoût et d’envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans des crimes ; d’envie comme devant la tentation d’une chose infâme et mystérieuse. » 20

          Le XXe siècle nous fournirait d’autres exemples de scènes où l’horreur est constitutive des effets fantastiques. Dans de nombreux textes de Jean Ray, dont « Le gardien de cimetière » : « Oh ! Quelque chose d’atroce, d’épouvantable s’est passé... Là... contre la vitre, un visage d’enfer s’est collé... de terribles yeux vitreux, des yeux de cadavre, des cheveux d’un blanc de neige hérissés comme des lances et une bouche immense ricanant sur des dents noires, une bouche rouge comme du feu, ou comme du beau sang qui coule. » 21

          Voici une apparition sidérante qui est présentée dans « Le jardin malade » de Michel de Ghelderode : «  Des broussailles émergeait la petite infirme, l’ épouvantable chat accroché à elle — à sa tête — et tenant sa proie, aussi grande que lui, comme un lutteur, sa gueule immonde contre la face de l’enfant. Oh cet accouplement ... » 22

          Mandiargues aussi, qui réussit à faire émerger de l’horreur sous le vernis de sa préciosité, comme on peut le voir dans « Le sang de l’agneau » ou dans « Le passage Pommeraye ». Il nous propose la rencontre d’un monstre artificiellement charcuté, en train d’écrire son histoire, ou du moins ce que le récit antérieur nous a permis d’en deviner, et qui laisse pressentir un désir innommable qui s’est satisfait d’une initiation à l’horreur : « L’homme caïman retrouvé après une orageuse nuit de plaisir et sur les marches de l’escalier qui conduit au quartier réservé de Nantes. Roulé dans un morceau de tapis écarlate, jeté au ruisseau parmi les ordures coulant des lupanars, le monstre blessé poussait des vagissements qui l’avaient fait prendre, au premier abord pour un enfant abandonné [...] d’une existence privée de et moins humaine que bestiale [...] dans la caisse où il vivait, avait noirci des feuilles de papier [...] sa pauvre petite main palmée sur un stylographe. » 23
          Une relecture des textes canoniques qui prendrait en compte les notions d’apparition, de sidération, de monstration pourrait permettre de questionner les présupposés de la tradition standard, et faire surgir de nouvelles pistes, enrichissant notre compréhension du fantastique et de ses effets.

 

          Une ébauche de conclusion

 

          Le fantastique français classique se satisfait, au XIXe siècle, d’une mise en place d’une hésitation que le lecteur et/ou le narrateur interprète. Cela peut se comprendre par le fait que cette époque des textes fantastiques se situe dans un contexte particulier et qu’ils illustrent à leur manière le passage d’un monde social et psychologique traditionnel au monde issu des révolutions techniques, économiques et politiques. Dans l’ancien monde, la Surnature tient un rôle nécessaire, garant de l’ordre du monde. Dans le monde naissant, il s’agit d’un univers où la rationalité économique nouvelle lui succède, sans y réussir entièrement ni totalement. D’où la création de dispositifs pour rendre compte, par l’hésitation, de ce passage trouble et intellectuellement terrifiant dont fait état Madame Du Deffand.
          Ces textes expriment une crise de la représentation dans le monde occidental, à une période historique précise. Mais, dans ces textes, les scènes d’horreur sont uniquement utilisées pour de simples effets de conditionnement. L’essentiel est alors de créer, par la situation de narration, une hésitation intellectuelle devant l’impensable, une sorte d’aporie. Les théories des critiques de l’époque saisissent bien cette visée, et ils rendent parfaitement compte des textes de cette période vus sous cet angle. Mais cette lecture ne parvient pas à rendre compte de tous les effets de fantastique et minore, au point de les ignorer ceux, liés à la centralité de l’horreur
          Les textes fantastiques du XXIe siècle ne se satisfont plus d’une simple hésitation intellectuelle, et la peur induite part ce choix impensable n’est plus terrifiante, car ces textes modernes ne se situent plus dans ce cadre de références binaires connues.

          Les effets qui sont mis en scène résultent d’un affrontement à des figures de l’horreur, qui renouvellent les figures anciennes, au besoin en retrouvant les traces des antiques mythologies. Mais ce ne sont plus de simples scènes de préparation vers une acmé de l’hésitation. L’horreur est disséminée dans le cadre de lieux banals et de situations du quotidien. Elle peut surgir à tout instant, à visage découvert, et se manifeste en figeant le narrateur ou le personnage qui en demeure comme sidéré, à l’image du personnage dans Le Cri d’Edvard Munch. Ces textes nous confrontent à la violence pure, à la terreur nue, archaïque, à des images insoutenables du réel. Cet affrontement à la violence pure laisse le lecteur sans au-delà, et font allusion comme le soutient Jacques Lacan au fait que « Les dieux c’est bien certain, appartiennent au réel. Les dieux, c’est un mode de révélation du réel [....] » 24
          C’est cet affrontement à la violence du réel que l’on a rencontré chez Charles Rabou, chez Maupassant, ou chez Jean Ray ou encore chez Mandiargues
          C’est cet affrontement du personnage au réel, sans qu’il ait les moyens d’y donner sens, ni les moyens de le fuir, qui crée une matrice nouvelle pour les textes fantastiques d’horreur. La critique, à défaut de les comprendre, tente de les interpréter en liaison avec ce qu’elle sait des conditions sociales et psychologiques de l’époque où ils sont écrits
          Les textes de fantastique classique dépeignaient la terreur devant la perte du cadre intellectuel et social né des bouleversements politiques scientifiques et économiques qui ont caractérisé les XVIIIe et XIXe siècles. Ils laissaient le personnage en quête de sens, et incapable d’en trouver un satisfaisant pour l’esprit.
          Avec le fantastique d’horreur nous ne sommes plus dans le déchirement entre deux options, mais devant le chaos, où toutes nos certitudes issues des révolutions politiques issues du XIXe et pour une part du XXe siècle sont balayées. En effet, les révolutions « bourgeoises », « démocratiques », qui se sont développées dans le cadre d’un capitalisme occidental à demi régulé, sont balayées par la redistribution des cartes qui voit les pays décolonisés, émergents, imposer leur rythme et rendre dépendants les anciens mondes occidentaux. C’est l’équivalent à l’échelle mondiale de ce qu’ont vécu les aristocrates lors de la Révolution française. A ceci près qu’il s’agissait d’une caste, et qu’ils pouvaient se réfugier à Coblenz. Par contre cela se passe aujourd’hui à l’échelle des continents et des « économies monde ».
          Curieusement nombre de textes fantastiques français modernes sont demeurés souvent en marge des représentations nouvelles de ce qui est ressenti comme présentification de l’horreur, à la différence des textes anglo-saxons qui s’y baignent.
          Les textes fantastiques d’horreur ne sont plus comme ceux du fantastique classique une sorte d’insulte à l’intelligence, et qui, comme les romans policiers d’énigme, se nourrissait de la peur sans vraiment la représenter. Ce sont des récits qui présentifient l’innommable, et y confrontent les personnages les moins susceptibles d’y échapper, et loin d’intellectualiser, nous confrontent au sang, à la boue, au viscéral. Il y dépeignent l’accouplement hideux de l’horreur et de l’impensable. Mais ces récits sont rares dans la littérature française, alors que les noms des écrivains anglo-saxons du genre sont innombrables depuis Edgar Poe jusqu’à Clive Barker ou Stephen King .
          La critique française n’a que rarement pris en compte la présence de l’horreur dans son approche du fantastique. Cela s’explique, car le fait est qu’une théorie critique se fonde sur la présence d’un nombre significatif de textes. Or, la tradition du « fantastique à la française » demeure vivace, et cela a pour effet de figer la critique traditionnelle dans ses certitudes. Une relecture des textes canoniques par des critiques qui prendraient en compte la présence et le rôle de l’horreur serait souhaitable. Elle pousserait peut-être les auteurs français de fantastique à se confronter réellement à la réalité chaotique du monde d’aujourd’hui, rendant au fantastique sa valeur subversive.
Roger Bozzetto

 

***

 

 

          Un point d’histoire concernant le genre fantastique

 

          Un éminent professeur étatsunien a déniché récemment la mention « genre fantastique » dans un texte de Marmontel. « Genre fantastique » apparaît à l’article « fiction » de l’Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, Volume14, Tome1. C’est à dire trente ans avant les dates données par PG Castex, à propos de l’apparition la notion de « genre fantastique ». Voici comment il le présente (lettre personnelle) : « Doing some historical philology of the phrase le genre fantastique, I find that it already appears in Marmontel's entry on »Fiction« in the Encyclopédie... There is even a reference to Callot, three decades before Hoffmann's Fantasiestücke. Is that only a rencontre fortuit. » 25
          On notera que Marmontel se plaçait dans une perspective de critique comparatiste. Il propose quatre types de fiction. Il situe d’abord « le fantastique » en opposition au « parfait », à « l’exagéré », et au « monstrueux » (p.309.) Il en passe d’abord par le « merveilleux » qu’il rapprochait de « l’exagéré » et qui vaudrait surtout pour les poèmes épiques de Homère et de Virgile comme modèles. Homère qui « Est le seul qui ait vu les dieux et les ait fait voir ». Quant au « monstrueux » il aurait eu « La superstition pour principe, les écarts de la nature comme exempte » (p.312). Pour passer du monstrueux au fantastique « Il faut, le dérèglement de l’imagination, la débauche du génie et la barrière des convenances à franchir ».
          Le fantastique, pour Marmontel, se distingue donc du grotesque et du burlesque — pour lequel il renvoie à Callot — qu’il différencie du « genre fantastique ». Ce « genre fantastique » se différencie donc du merveilleux, et du monstrueux. Le critique classe ce « genre » dans les œuvres issues d’une « imagination déréglée ». Et curieusement ses références sont ici prises dans la peinture et la sculpture : les créatures bizarres de Michel Ange par exemple. Mais la conclusion est pour Marmontel que « Le fantastique n’est supportable que dans un moment de folie » (p.313).

          On sera surpris de voir que Walter Scott dans la préface qu’il donne pour à la traduction française de l’auteur allemands reprend à son compte les quelques lignes d’exemples négatifs touchant Hoffmann avec les exemples négatifs qu’il trouve dans Marmontel. Il en tire en quelque sorte cette affirmation que Hoffmann est un auteur dont les élucubrations devraient le conduire à l’asile. Mais là aussi Walter Scott ne fait que reprendre le jugement d’un critique allemand, Ludwig Boerne, qui voit dans Hoffmann « une fantaisie et un humour de malade », et de « l’imagination sans raison pour la régler » et situe les textes de Hoffmann, plutôt du côté des traités médicaux, et non pas de la littérature. 26
          On suppose que Jean Jacques Ampère, qui défend Hoffmann contre Walter Scott avait sans doute lu l’article de Marmontel. Quant au titre allemand, s’il fait allusion à Callot, il se situe aussi en lecteur de Marmontel. Mais Si Hoffmann titre Fantasiestücke in Callots Manier tout en rendant hommage à Callot, il se situe loin du grotesque « grotesques » de Callot. Il avait d’ailleurs pensé intituler ce recueil en référence à William Hogarth.
          Reste un problème mineur : pourquoi personne n’a avoué avoir lu le texte de Marmontel ?

 


 

Notes :

1. Théophile Gautier : La morte amoureuse (1836) ; Prosper Mérimée : La Vénus d’Ille (1837) ; Guy de Maupassant : Le Horla 1ère version (1885) 2ème version (1887)
2. Charles Nodier : Histoire d'Hélène Gilet (1832) in Contes, Garnier, Paris 1960, p.332
3. Pierre Georges Castex Le conte fantastique en France, de Nodier à Maupassant, Corti, Paris 1951 ; Roger Caillois Images images Stock, Paris 1975 ; Tzvetan Todorov Introduction à la littérature fantastique, Seuil, Paris 1970
4. C’est ainsi que Rachel Bouvet ne reconnaît encore qu’un seul effet de fantastique in Etranges récits, étranges lectures : essai sur l’effet fantastique, L’Univers des discours, Montréal 1998
5. Pierre Georges Castex op.cit., p.8
6. Roger Caillois op.cit., p.14
7. Jean Jacques Ampère, in Le Globe, 2 août 1828
8. Charles Nodier : Mélanges de littérature et de critique (tome II), Renduel, Paris 1820
9. Charles Nodier : Du fantastique en littérature, Revue de Paris 1830
10. Denis Mellier : L’écriture de l’excès, fiction fantastique et poétique de la terreur, Honoré Champion, Paris 1999
11. Jean Marigny : Sang pour sang, le réveil des vampires, Gallimard, Paris 1992, p.130
12. Denis Mellier cite 94 textes de fiction, 10 sont français et 80 anglo-saxons.
13. Edmund Burke : Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beaum Vrin, Paris 1990 (A philosophical inquiry into the origin of our ideas of the sublime and the beautiful, 1757)
14. Jean Jacques Ampère, in Le Globe 2 août 1828, p.588
15. Roger Caillois op.cit., p.17
16. Jean Potocki : « Histoire de Thibaud de la Jacquière » in Manuscrit trouvé à Saragosse (1804), Garnier Flammarion, Paris 2008
17. Charles Nodier : «  La combe de l’homme mort » (1833) in La grande anthologie du fantastique Tome 3, Omnibus, Paris 1997, p.389
18. Honoré de Balzac : « L’église », in Pierre Georges Castex : Anthologie du conte fantastique français, José Corti, Paris 1977, p.94-95
19. Charles Rabou : « Le ministère public », in Pierre Georges Castex Anthologie du conte fantastique français, José Corti, Paris 1977, p.109
20. Guy de Maupassant : « La chevelure » (1884)
21. Jean Ray : «  Le gardien de cimetière », in Les 25 meilleures histoires noires et fantastiques, Marabout géant, Verviers 1961
22. Michel de Ghelderode : « Le jardin malade », in Sortilèges et autres contes crépusculaires, Marabout, Verviers 1962
23. André Pieyre de Mandiargues : « Le passage Pommeraye », in Le musée noir, Laffont 1946
24. Jacques Lacan : Le Séminaire Livre VIII Le transfert, Seuil 1992, p.58
25. William H. Rosar, Research Associate Center for Brain and Cognition, Department of Psychology, Mandler Hall — Room 2541, University of California, San Diego, La Jolla, CA 92093-0109, http ://cbc.ucsd.edu/lab.html , wrosar@ucsd.edu
26. Boerne Ludwig Samtliche Schrifen Neu bearbeited und hrusgegenbe von Inge und Peter Rippmann tome2 Melzer, 1964 Dusseldorf, «  Humoralpathologie » (Le chat Murr) ; (Die Serapion Bruder)1820

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