Christian Grenier, auteur jeunesse
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Interview publiée dans Bifrost N°7
( Janvier 1998 )

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     Oui : la S-F fait encore et toujours figure de sous-littérature. Comme la littérature de jeunesse. Ce qui me permet d'affirmer de façon très provocatrice, quand j'interviens face à des bibliothécaires : « Moi, je fais très très fort : comme j'écris de la S-F pour la jeunesse, j'écris donc de la sous-sous-littérature ! »
     Cette pirouette masque à peine la réalité. Car la critique littéraire traditionnelle ignore presque totalement la littérature de jeunesse. Et au sein de la « critique littéraire de la littérature de jeunesse » (qui existe et intéresse surtout le milieu enseignant), on ignore quasiment la S-F qui fait figure de « littérature spécialisée ». Autrement dit, l'écrivain de S-F jeunesse a réellement à affronter deux handicaps, dont le moindre n'est pas la méfiance naturelle des enseignants et des bibliothécaires envers tout ce qui ressemble de près ou de loin à la S-F.
     Hélas ! L'image de marque de la S-F aujourd'hui plus qu'hier, passe par le cinéma et la télé davantage que par la littérature. Et quand on dit Science-Fiction à un interlocuteur lambda, ce qui lui vient à l'esprit, c'est X-Files, Independence Day, Batman ou (au mieux) La guerre des Etoiles. Jamais Solaris (de Lem/Tarkovski), Blade Runner (de Dick/Ridley Scott), Brazil (de Terry Gillian) et encore moins Fahrenheit 451 (de Bradbury/Truffaut ; à noter en passant le boycott systématique dont ce film est l'objet lors de toutes les rétrospectives de l'oeuvre de Truffaut).
     Que de travail à accomplir pour expliquer que la S-F, c'est aussi et d'abord de la littérature, de l'imaginaire, de la réflexion, de la philosophie, de la prospective politique ou scientifique...
     Cela dit, je note avec soulagement que le lectorat, lui, est totalement indifférent aux étiquettes et aux genres : à huit, dix ou douze ans, on lit sans se préoccuper ni de l'auteur ni du genre. Qu'importe l'étiquette, on veut de l'évasion, de l'aventure, de l'humour, de l'amour, de l'action — mais aussi de la réflexion et une emprise réelle, solide, authentique sur le monde contemporain. D'où le succès de beaucoup de romans de S-F dans lesquels on trouve — enfin ! — des machines, de la technologie, de l'informatique... Au fait, quels ouvrages de littérature générale peuvent se vanter de leur faire réellement une place, à ces domaines qui, si l'on voulait donner le reflet de notre monde contemporain, devraient être le pain quotidien des écrivains ?
     Certes, j'ai l'impression d'être dans un ghetto ; mais le ghetto jeunesse me paraît beaucoup moins étroit que le ghetto S-F. Je suis parfaitement intégré au milieu de la littérature jeunesse ; je suis par ailleurs l'un des principaux fondateurs de la Charte des Auteurs Jeunesse. Mais je suis resté pendant 25 ans à l'écart du petit monde de la S-F. Pour les auteurs S-F je crois que je fais partie de la littérature jeunesse — c'est à dire... de la sous-littérature ! Car le même a priori règne chez les auteurs de S-F...
     Pourtant, la littérature jeunesse, on commence à le soupçonner, est une littérature authentique. Les anglo-saxons le savent depuis très longtemps. Et de plus en plus fréquemment, des auteurs de littérature générale se risquent (avec, et c'est parfois vexant pour eux, des succès.... très divers !) dans le domaine jeunesse. Par ailleurs, les enseignants qui jugeaient qu'un bon texte pour la jeunesse était forcément Vendredi ou la vie sauvage (de Michel Tournier) ou Tistou les pouces verts (de Maurice Druon) deviennent plus rares. Et de plus en plus nombreux sont ceux qui s'aperçoivent que certains textes d'auteurs jeunesse permettent non seulement aux élèves d'accéder aisément à la lecture... mais relèvent de la littérature authentique !
     Autrement dit, la marginalisation (réelle) de la S-F Jeunesse se réduit ; mais l'image de marque actuelle de la S-F (associée hélas au cinéma, à la violence, à la débilité — voire à l'horreur) aurait tendance à la renforcer. Bref, je ne dis pas aux enseignants que j'écris de la S-F ils croient que je suis un auteur pour la jeunesse.
     Une autre remarque : la S-F (contrairement à la littérature jeunesse ) accentue sa tendance naturelle a l'auto-marginalisation. Je ne veux pas faire figure d'ancien combattant, mais il me semble que dans les années 70, la plupart des textes de S-F même hard, restaient lisibles et accessibles au plus grand nombre. Toi et moi savons combien le domaine S-F est large, et combien sont nombreuses les ramifications du genre. Or, ma S-F à moi est scientiste, réaliste, politique, dynamique... Je me réclame d'une vieille école dont les représentants, en vrac, sont Carsac, Klein, Jeury, Bradbury Sheckley, Farmer, Silverberg, Clarke, Dick...
     Aujourd'hui, j'ai l'impression que la S-F pour adultes pure et dure dont je me réclame s'éloigne du large lectorat potentiel d'autrefois : rares sont mes amis non lecteurs de S-F à pouvoir trouver du plaisir a lire Au coeur de la comète de Benford & Brin. Aucun n'a été au bout de La cité des permutants de Greg Egan.
     La vraie bonne S-F deviendrait-elle affaire de spécialistes ? N'y aurait-il que la S-F jeunesse à pouvoir à la fois aborder des problèmes technologiques et toucher un large public ?
     D'autre part, il me semble que la S-F a « éclaté », et s'est en grande partie dissoute. .. pour ne pas dire dissolue ! Le large lectorat potentiel de la S-F d'autrefois s'est dispersé pour s'intéresser à d'autres domaines : les jeux vidéos, les films et les séries, les jeux de rôle.,. D'autre part, la S-F a généré des genres dans lesquels je me reconnais peu, genres plus ou moins hérités de l'Heroic Fantasy... ou flirtant franchement avec le Fantastique, l'Horreur ou le Gore. Pour beaucoup d'ados aujourd'hui, la S-F en littérature, c'est Stephen King. Et nous savons toi et moi combien de grands auteurs de S-F comme Dan Simmons ou Dean Koontz sont tentés par ce nouveau genre que je baptiserais volontiers du néologisme de thrilhorreur.

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Dernière mise à jour du site le 12 octobre 2021
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