Je venais de m'asseoir sur mon banc quand un vieux clochard est arrivé. Non : pas si vieux que ça après tout. Quand on est pauvre ou au chômage, on fait toujours plus vieux que son âge. Il portait un pardessus élimé grand comme des ailes de vampire et de grosses chaussures de clown. Il m'a réclamé une pièce et je la lui ai donnée, bien sûr. Puis il s'est assis sur le banc qui était en face du mien.
Je ne rédigeais pas mon journal. J'étais en train de transpirer sur ce fameux exposé que je dois présenter vendredi prochain. J'ai choisi Schubert, c'est mon musicien préféré. Mais bientôt, je me suis levé. A cause de l'odeur. Ce pauvre bougre puait tellement que les pigeons eux-mêmes l'évitaient.
Alors, une fille est arrivée. Quinze ans, blonde, propre — et souriante comme une publicité. Elle respirait le bonheur, la santé. Il y a comme ça, dans la vie, des filles extraordinaires qui passent — et vous savez qu'elles ne s'arrêteront pas. On croirait qu'elles se déplacent sur un écran de cinéma : on peut les regarder, les entendre. Mais inutile d'essayer de communiquer, elles font partie d'une autre dimension, d'un univers tabou et fermé.
Pourtant, c'était sûrement une élève de mon lycée.
Pas gêné, mon SDF l'a apostrophée pour lui réclamer de l'argent. Alors elle s'est arrêtée pour fouiller dans son sac. Elle a sorti son porte-monnaie. Mais quand elle l'a ouvert, son sourire s'est fermé. Je ne sais pas ce qu'elle a dit au bonhomme, mais je suppose qu'elle a oublié de respirer, sinon elle aurait filé tout de suite. Et puis j'ai entendu le type lui murmurer :
— Bah, ça ne fait rien, ma p't'ite dame. Y a qu'l'intention qui compte, comme on dit ! Moi, quand j'demande une pièce, c'est surtout histoire de causer un peu...
Aussitôt, elle a paru rassurée. Là, je me suis rendu compte qu'elle était vraiment jolie : on paraît toujours plus beau, je crois, quand on est heureux. Et justement, elle s'était remise à sourire. Elle s'est assise sur le banc, a fouillé dans son sac. Elle a sorti une boîte de biscuits avec l'air de quelqu'un qui a gagné au loto. Elle semblait plus contente que l'homme. A voir sa tête, je pense qu'il aurait préféré un sandwich avec un verre de vin.
Mais elle a fait comme si de rien n'était. Elle a grignoté ses biscuits avec lui, en papotant ; en somme, ils faisaient salon. Le SDF s'est déridé. A un moment donné, ils ont ri. Et moi, je les observais avec un grand vide dans le ventre. Comme si j'avais eu faim, moi aussi.
Je crois que j'ai dû ricaner — à l'intérieur, bien sûr. Fallait-il qu'elle soit timbrée, cette fille-là, pour préférer discuter avec lui plutôt qu'avec moi. Mais au fond, tout au fond cette fois, je savais qu'elle avait raison. Je crois que le courage, c'est ça : faire ce qu'on sait vrai et juste, en se moquant du regard des autres et du qu'en dira-t-on.
Enfin, elle s'est levée, s'est éloignée. Je l'ai suivie des yeux jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'elle traverse l'allée au niveau de la vieille fontaine Wallace, et s'engage dans l'une des ruelles perpendiculaires au boulevard des Batignolles.
Je me sentais seul, ridicule. Très digne, le SDF a fourré dans sa poche ce qui restait de la boîte de biscuits ; puis il s'est allongé sur son banc et il s'est endormi. Après ça, comment parler de Schubert ? Schubert a mal vécu et il est mort dans la misère. Il était laid et pauvre en amour. Moi, j'étais avec mon Schubert comme cette fille avec son SDF : j'apportais à ce musicien de l'intérêt, du réconfort — mais deux cents ans après sa mort. C'est tellement plus facile d'aimer les gens à distance.
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