Ce jour-là, le 14 octobre 1897, le temps est épouvantable au camp militaire de Satory, près de Versailles. Le vent s'est levé vers midi et à présent la pluie tombe, poussée par de violentes rafales.
Il est 17 H.
Sous le maigre abri d'une toile tendue au-dessus de quelques gradins, deux hommes observent le terrain détrempé. Le premier, qui approche la soixantaine, porte costume et chapeau mou. Le second n'a guère plus de vingt ans, il est en bleu de travail.
— Monsieur Ader, dit-il avec respect, il faut reporter votre essai. Votre Avion III va s'embourber. Vous ne pourrez jamais décoller !
— Tu sais bien que c'est impossible, grommelle Clément Ader entre ses dents serrées. On ne dérange pas deux fois le Ministre de la guerre. Il sera là d'un moment à l'autre avec les membres de sa Commission.
Ce jour-là, Clément Ader sait qu'il joue son va-tout : si son Avion décolle, s'il vole et atterrit correctement, le général Billot accordera une place et un budget importants à la fabrication d'aéroplanes en série. En cas d'échec, Clément Ader devra renoncer à voler car il n'a plus d'argent.
— Viens Jean, dit-il à son mécanicien. Allons vérifier le moteur encore une fois.
Ils pénètrent dans le hangar où se dresse un étrange appareil : c'est un oiseau géant aux ailes articulées. Ses structures de bois ont été recouvertes de soie élastique. Devant chacun des deux moteurs à vapeur est fixée une hélice en bambou. L'ensemble, puissant de quarante chevaux, a quatorze mètres d'envergure et approche trois cents kilos.
— Hier, dit Jean, vous avez déjà effectué plusieurs vols concluants !
— Oui, mais sans témoin. Le seul essai important, c'est celui d'aujourd'hui.
Devant son prototype, Clément Ader sent sa gorge se nouer : son Avion III représente une vie entière de rêves, d'efforts, de sacrifices... Déjà enfant, il désirait voler. A douze ans, il avait fabriqué un cerf volant gigantesque. Que d'heures il avait consacrées à tenter de s'élever ou de planer avec cet engin primitif ! Un jour, ses parents s'étaient fâchés :
— Ce sont là des jeux dangereux ! Tu devrais te consacrer aux études !
Clément avait obéi ; il avait étudié — mais toujours avec le même objectif secret. D'abord, il avait construit un vélocipède muni de roues caoutchoutées ; puis il s'était passionné pour l'électricité et les moteurs à vapeur ; il était devenu un excellent ingénieur.
— Jean ! La bâche... elle s'envole !
Clément et son mécanicien s'élancent sous la pluie pour tenter de fixer la toile au-dessus des gradins. A cet instant, ils aperçoivent une dizaine d'hommes en uniformes ; la petite troupe s'abrite sous des parapluies dérisoires qui se retournent sous l'effet du vent. Les militaires courent se réfugier sous le hangar, où Jean et son patron les rejoignent. Il y a là deux généraux et plusieurs officiers.
— Monsieur Ader ? interroge l'un des généraux d'une voix sèche.
Il est trempé et semble furieux ; il porte de longs favoris qui dégoulinent sur ses joues glacées ; ses bottes sont maculées de boue. Il tend la main à l'inventeur sans accorder un regard à Jean. Etonné que le second général ne soit pas Billot, Clément demande :
— Est-ce que Monsieur le Ministre ?...
— Des, euh... circonstances imprévues l'empêchent d'assister à votre essai.
L'homme aux favoris désigne l'extérieur d'un geste entendu.
— Eh bien ? s'impatiente-t-il en ôtant ses gants. Pouvez-vous procéder à votre expérience devant la Commission ? Ah, c'est donc là votre aéroplane...
Il jette un regard amusé et un peu méprisant vers l'engin qui se trouve sous le hangar. Son ton goguenard en dit long ; son opinon est déjà faite.
— Allons-y, Jean ! soupire Clément Ader.
Les deux hommes poussent l'aéroplane à l'extérieur ; ses trois roues s'enfoncent vite dans la terre détrempée. Il faut pourtant transporter l'Avion III au centre du terrain, là où le sol est plus ferme.
La peur d'échouer si près du but décuple les forces de l'inventeur... Trente ans d'efforts pourraient-ils être anéantis d'un coup ? Les militaires de la Commission ont-ils la mémoire si courte ? N'est-ce pas lui, Clément Ader, qui a permis au ministre de l'Intérieur Gambetta de s'échapper le 7 octobre 1870 de Paris assiégé grâce au ballon qu'il avait fabriqué ?
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