A L'ORIGINE DE CET OUVRAGE ?... L'envie, totalement gratuite, de renouer avec l'univers poétique de mon adolescence.
Car en 1960, j'écrivais ce genre de récits poétiques, plus soucieux de raconter une histoire et de plonger le lecteur dans une ambiance particulière que de rivaliser avec Rimbaud ou Desnos. Peut-être y a-t-il aussi à l'origine de ce récit un illustrateur, Jean-Pierre Roda, qui est venu deux ou trois fois à la maison, et dont les dessins me rappelaient à la fois l'univers d'un Jérôme Bosch et de Siudmak. Mais le temps que je rédige ce petit récit et Roda disparaissait — je crois qu'il a déménagé à Annecy, où il voulait se lancer dans un dessin animé, je ne l'ai plus jamais revu ! Aussi n'a-t-il jamais lu l'histoire de ce tyran finalement vaincu par un luthier qui inventait une machine à maîtriser le temps. Bien entendu, je savais pertinemment que c'était là un OVNI impubliable. Ni poésie, ni conte, ni nouvelle, ce récit hésitait entre plusieurs genres littéraires, il flirtait avec le fantastique et la SF, il se révélait trop difficile à aborder par des enfants et à la fois trop court et trop proche de l'univers des contes pour toucher les adultes.
Mon Tyran a donc été lu au départ par ma femme et quelques amis ; et il est resté dans un tiroir, comme un certain nombre de récits que j'écris pour le plaisir, dans l'absolu, en sachant que leur publication frise l'impossible.
Quelques années plus tard, à l'époque où Hélène Montardre dirigeait Milan Jeunesse, j'ai pensé à le lui envoyer. Mon récit, qui lui plaisait, la laissait perplexe : si mes souvenirs sont bons, elle l'a confié en lecture à plusieurs illustrateurs et s'est déclarée toujours déçue par les crayonnés qu'ils lui envoyaient ! Elle a dû l'avoir elle aussi plusieurs années dans ses tiroirs !
UNE RENCONTRE ET UN INCIDENT IMPREVUS En novembre 2001 — le 24, jour de l'anniversaire de ma femme ! — je me retrouve en compagnie de Philippe Barbeau et de quelques autres auteurs au petit Salon du Livre d'Ay en Champagne. J'ai à ma gauche Thierry Jonquet, avec qui je discute car nous nous connaissons (sa femme, à l'époque préparatrice de copie chez Nathan, est donc l'une des premières à lire mes manuscrits ! ) et à ma droite un inconnu barbu, devant lequel se dressent deux piles de livres et des lithos. Oh, nous nous sommes salués poliment en arrivant et j'ai même jeté un coup d'oeil sur ses albums ( l'un à compte d'auteur et l'autre publié chez un petit éditeur local ) — et compris qu'il était illustrateur. Ses lithos semblent très belles, il les vend 50 F. pièce. La matinée coule, le public est rare et vers dix heures, je vais nous chercher trois cafés ; mais comme nous signons derrière des tables, je dois exécuter une acrobatie pour repasser sur ma chaise et bien entendu, je renverse du café sur la pile de lithos de mon voisin. Je bafouille des excuses, tamponne, essuie. Mais la première litho de la pile est irrémédiablement tachée. Je m'en empare : — Bien entendu, cher collègue, je te l'achète. — Ah, Christian, je t'en fais cadeau. Si, si, j'insiste. Et je te la dédicace, bien sûr. Oh, attends... Habilement, le dessinateur — j'apprends qu'il s'appelle François Schmidt — utilise les taches pour enrichir sa litho et me la transformer en un tableau personnalisé. J'avoue, sincèrement admiratif : — C'est superbe. Il y a là un univers onirique qui me fascine. Un mélange de Siudmak et d'Eischer. J'apprécie énormément.
Du coup, à midi, nous nous retrouvons entre auteurs — et même si je discute avec Thierry Jonquet, j'avoue débattre surtout avec François Schmidt qui me parle de mes bouquins ( il en a lu certains ! ) et m'apprend qu'en réalité, nous nous connaissons : nous nous sommes vus ici même, il y a vingt ans. Nous avions même un ami commun, prématurément disparu dans un accident. François me rappelle qu'il est prof de dessin, peintre, qu'il expose mais que sur le plan éditorial, sa production est mince et confidentielle ; ce qu'il a montré aux éditeurs déroute, et je me mets à leur place.
Tout à coup, je comprends pourquoi son univers me fascine : — Tu sais, dis-je à Annette, à quels mondes ces dessins me font penser ? Ceux de mon vieux récit Le tyran, le luthier et le temps ! Elle approuve. Intéressé, François me demande : — Ce récit, tu pourrais me l'envoyer ? Je serais content de le lire, de voir s'il m'inspire.
Rentré chez moi, au Fleix, je retrouve mon vieux Tyran et je l'envoie à François qui, aussitôt, me rappelle : — Ca me plait énormément. Je me suis mis au travail. Je proteste : ce texte est impubliable et François travaille sans doute pour rien. — Mais je travaille pour moi, rassure-toi.
Et puis je réfléchis. Il y a un éditeur un peu hors norme qui publierait peut-être bien mon histoire : Olivier Belhomme, à l'Atelier du Poisson Soluble. Ses albums sont magnifiques, originaux, luxueux. Certes, il en vend peu mais Olivier adore son métier, il fait lui-même ses dépôts en librairie. Evidemment, publier au Poisson Soluble, c'est avoir l'assurance de vendre peu mais de rejoindre une sorte d'élite littéraire et graphique. Du coup, je lui envoie mon texte en lui résumant ma rencontre avec François et en lui précisant : — Si mon histoire te plaisait, j'ai l'illustrateur qui va exactement avec.
Chez les grands éditeurs, c'est exactement ce qu'il faut faire si l'on veut avoir une fin de non-recevoir : ils ont horreur de ce genre de paquet-cadeau, ils préfèrent accepter un texte, le faire retravailler sur mesure à l'auteur, puis demander au directeur artistique de trouver un illustrateur... et le résultat de cette cuisine longue, coûteuse et complexe est souvent à mes yeux un livre raté. J'ai hélas plein d'exemples à l'appui de cette conviction.
En même temps, je préviens François et lui demande d'envoyer à l'Atelier du Poisson Soluble des photocopies de son travail. Là, le miracle se produit. Quinze jours plus tard, la réponse d'Olivier arrive : — Ton texte correspond tout à fait à ce que je cherche. Et le travail de François nous convient parfaitement. François, qui a pris contact avec Olivier m'appelle un jour pour me déclarer : — Je vis un rêve ! Quand j'ai demandé à Olivier et à son collaborateur Séphane quels seraient le format, le papier, la typo, le nombre des illustrations, ils m'ont simplement répondu : — Fais ce que tu veux, et comme tu le sens : format, choix du papier, typo, couleurs, nombre de dessins... François a passé un temps fou sur ses illustrations mais le résultat est, je crois, à la mesure de son travail : somptueux. En mars 2003, François, Olivier, Stéphane et moi avons été signer les premiers exemplaires du Tyran dès la sortie de l'album, dans la librairie d'Anne Hellman, Le Chat Perché au Puy en Velay. C'était bien la première fois que j'avais l'occasion de signer en présence de l'illustrateur, de l'éditeur et du libraire ! Cet album est à mes yeux le plus beau livre que j'aie eu l'occasion de concevoir, et celui qui, à sa sortie, m'a procuré le plus de plaisir : dans le cadre d'un album illustré, je me sens rarement à ce point solidaire et ravi de la maquette et des illustrations !
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