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LE TGV DE 8H46
Un plateau de télévision avec, à l’arrière plan, des invités assis. Au-dessus d’eux, un écran géant sur lequel seront projetées des séquences enregistrées.
Journaliste : Nous sommes ravis de vous recevoir, chère Emma Dufay. Voilà si longtemps que nous espérions vous interviewer ! Merci d’avoir accepté d’être l’invitée de notre grande émission littéraire I’Ecrivain ! Ce soir, nous devrions plutôt l’intituler « L’Ecrivaine »... un terme que vous acceptez ?
Emma : Pourquoi pas ? Auteure, romancière, écrivaine : notre langue doit admettre que certains mots se déclinent au féminin !
Journaliste : Quand avez-vous décidé de devenir écrivain, Emma Dufay ?
Emma : Ecrivaine ! A vrai dire, monsieur Coppin, je n’ai rien décidé.
Journaliste : Appelez-moi donc Frédéric.
Emma : Et vous, Emma. D’autant que nous nous connaissons déjà. Voyez-vous, Frédéric, écrire n’est pas un métier. Aucun diplôme, aucune école ne valide cette activité. Sur cinquante écrivains, quarante neuf exercent une autre profession.
Journaliste : Alors disons : à quel âge avez-vous su que vous seriez écrivaine ?
Emma : Je n’avais pas cette ambition ! Tout s’est décidé malgré moi, quand j’avais dix-sept ans. Un jeudi 3 juillet.
Journaliste : Une date familière à vos lecteurs ! Dans vos premiers romans, l’action commence ce jour-là, n’est-ce pas ?
Emma : Oui. Peut-être parce que c’est le moment où mon destin a basculé.
Journaliste : De quelle façon ?
Emma : Je venais de décrocher mon bac de français. Je m’apprêtais à partir en vacances dans le Périgord, chez mes grands-parents. Je devais prendre le TGV de 8H46 gare Montparnasse...
Journaliste : Vous étiez très contente ?
Emma : Pas vraiment.
Journaliste : Et pourquoi ?
Emma : J’aurais préféré partir en Bretagne avec ma copine Océane. Mais mes parents s’y étaient opposés.
Journaliste : Pour quelle raison ?
Emma : Ils avaient d’elle une mauvaise opinion. Océane était indépendante, elle sortait en boîte, fréquentait des garçons. Mes parents veillaient sur ma bonne éducation. Surtout ma mère. Elle était prof de français et me traitait un peu comme l’une de ses élèves. Elle se méfiait de tout ! A l’époque, elle soupçonnait mon père d’avoir une liaison avec une employée de la banque où il travaillait. A la maison, l’ambiance était tendue. Et puis le matin de mon départ, j’étais très en retard.
Journaliste : Emma ? Nous avons une surprise pour vous — et pour nos téléspectateurs : afin d’illustrer cette interview, nous avons enregistré des séquences de votre vie. Avec des comédiens qui jouent un rôle.
Emma : Un rôle ?
Journaliste : Mais oui : le vôtre, et celui de tous ceux que vous avez côtoyés. J’espère qu’ils sont ressemblants. Et que vous ne vous sentirez pas trahie.
Emma : Vous m’intriguez, monsieur Coppin ! Comment pouvez-vous savoir que ces séquences correspondent à la réalité ?
Journaliste : Votre éditeur m’a confié le manuscrit de votre autobiographie qui sort demain en librairie. L’interview de ce soir va donc suivre le fil de votre existence... si vous avez la gentillesse de répondre à mes questions. Nous avons, en quelque sorte, mis votre vie en images...
Emma : C’est une surprise en effet. Je suis impatiente de voir ces... reconstitutions.
Journaliste : Les voici. La première pourrait s’appeler :
LE TGV DE 8H46 ( 1 )
Un appartement parisien. La porte s’ouvre. M. Dufay entre, une valise à la main. Il tombe nez à nez avec sa femme, furieuse, qui regarde sa montre.
Mme Dufay : Huit heures du matin ! Tu t’es souvenu tout à coup que ta fille partait en vacances ?
M. Dufay : Ecoute, ma chérie...
Mme Dufay ( se retournant ) : Emma ? Emma, dépêche-toi ! Tu vas rater ton train !
Emma ( invisible ) : J’arrive !
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