Emma a pris son train de justesse mais... sa place est occupée par un passager qui a le même billet qu'elle. Averti, le contrôleur, perplexe, lui demande de le suivre.
Il m'a entraînée à l'avant de la voiture, où une place côté couloir était inoccupée, et a demandé au voyageur assis côté fenêtre : — Il n'y a personne à côté de vous ? — Non. — Mettez-vous là, mademoiselle. Si quelqu'un monte à un prochain arrêt et a sa place réservée ici, revenez me trouver. — Merci. Mon futur compagnon de voyage, un homme au teint cuivré à la barbe poivre et sel, n'avait pas l'air ravi. Il a saisi son gros sac de cuir râpé posé sur le siège côté couloir et l'a glissé sous ses pieds. J'ai hissé ma valise au-dessus de moi, calé mon sac entre mes pieds et sorti La Modification. Le TGV roulait déjà à pleine vitesse. Mon voisin, songeur, avait le regard perdu vers le paysage qui défilait. A deux reprises, il s'est retourné brusquement, et j'ai pensé que la personne qu'il attendait avait attrapé le train de justesse et allait arriver. La moitié des passagers étaient penchés sur le clavier de leur ordinateur ; d'autres, les yeux fermés, écoutaient la musique que diffusait leur iPod. Trois enfants chahutaient dans la travée centrale sans que leurs parents, invisibles, se manifestent. A première vue, j'étais la seule à lire. Du moins à essayer. Parce que mon roman, décidément, se révélait plus ardu que prévu. Ma mère m'avait prévenue : — La prof t'a conseillé ce bouquin ? Eh bien elle est optimiste ! A mon avis, tu n'iras pas au bout. Je m'étais promis de le faire. Moins pour obéir aux conseils de ma prof que pour contredire ma mère. Enseignante de Lettres, elle ne cessait de critiquer les remarques que sa collègue faisait en marge de mes devoirs. Longtemps, ma mère avait regretté de ne pas m'avoir eue dans sa classe... moi, jamais ! Ce roman aurait dû attirer mon attention : son action se déroule dans un train ! Hélas, le style et les descriptions de l'auteur m'ont déroutée. J'ai soupiré, refermé l'ouvrage que j'ai rangé dans mon sac. Mon voisin a alors réprimé un sourire entendu et ironique. Une expression que j'aurais pu traduire par : « Eh oui, je le connais, ce roman, je sais que le texte est rebutant. Je me doutais, ma petite, que tu n'irais pas très loin ! » Il devait m'observer depuis quelque temps. J'ai tenté d'engager la conversation mais il a détourné la tête. D'accord, tu ne veux pas communiquer ? Pas grave... J'ai sorti mon iPod et j'ai écouté les morceaux qu'Océane m'avait enregistrés. Rien que du slam. Surtout du Zap. Bref, rien de passionnant. J'ai fermé les yeux et ma tension accumulée a fini par se dissiper. J'ai dû m'assoupir un bref instant... Quand je suis revenue à la réalité, mon voisin était plongé dans la lecture d'une revue. Malgré moi, j'ai déchiffré le titre, en caractères gras, de la page qu'il avait sous les yeux : Avec un peu d'amour et beaucoup de chocolat. Mon sang n'a fait qu'un tour ! Stupidement, j'ai soupçonné qu'un journaliste s'était emparé du titre de ma nouvelle... et puis j'ai découvert, sur la ligne suivante, le nom de l'auteur : Emma Dufay. Cette revue, c'était Jeunes Ecrits ! Se sentant observé, mon voisin s'est tourné vers moi. Puis encore vers l'allée centrale. J'ai failli lui avouer : la nouvelle que vous lisez... c'est moi qui l'ai écrite ! Une pudeur ridicule m'en a empêchée, ou la crainte qu'il ne me croie pas. J'ai détourné les yeux et il a poursuivi sa lecture. Il semblait très absorbé... passionné, même ! Plutôt bon signe. Un nouveau regard rapide vers le magazine, dont il tournait la page, m'apprit que j'avais décroché le deuxième prix. J'ai presque été déçue. Et je me suis demandé pourquoi cet homme qui aurait pu être mon père — il avait dépassé la cinquantaine — avait acheté Jeunes Ecrits. Le concours était réservé aux moins de dix-huit ans ! S'intéressait-il aux auteurs en herbe ? Etait-il journaliste ? A y bien réfléchir, ce visage, je l'avais déjà vu... mais où ? Je l'ai imaginé sans barbe et sans lunettes, et son nom a jailli dans mon esprit : Nelson Rapur* !
* Cet écrivain renommé, condamné par une fatwa, est la cible de l'attentat dont le TGV va être la victime...
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