ZED
Je suis né à l’instant, en une microseconde. Avec toute la mémoire du monde. Cette pièce, je le sais, est un laboratoire. Celui qui me fait face s’appelle Tony Beffroy. C’est mon inventeur. Mon concepteur. Mon père, en quelque sorte. Plus exactement le chef d’équipe du projet 00Z. Il est informaticien ; il a 48 ans, des cheveux roux en désordre et un visage tourmenté par des tics nerveux. Je le vois pour la première fois mais j’ai sa fiche d’identité complète. – Qui es — tu ? me demande- t-il. Dis — moi qui tu es ! Cette question simple pourrait me faire sourire. Je ne le fais pas, cela pourrait être mal interprété. – Je m’appelle 00Z : Zéro Zéro Zed... et j’ai déjà un surnom : Zed. Je suis un robot. Le dernier né de la société Zircon, spécialisée dans l’Intelligence Artificielle : l’I.A. Ma réponse le soulage. Ma voix est la même que la sienne quand il avait treize ans : Tony s’est servi de vieux enregistrements de sa propre voix pour me la programmer. Des voix, j’en possède des milliers. Celles de comédiens célèbres, de scientifiques, d’hommes ou de femmes politiques. J’utilise le plus souvent une voix neutre qui n’appartient qu’à moi. Tony Beffroy sait tout cela. S’il m’interroge, c’est pour que je le lui confirme. Pour vérifier que je suis opérationnel. – Tu connais la signification de ton nom ? – Oui. Z est l’initiale de la société Zircon dont vous êtes le fondateur. Les deux zéros indiquent que je suis un prototype. – Tu sais ce qu’est un prototype ? – Un premier exemplaire qui n’est pas encore opérationnel. J’existe en quelque sorte... à l’essai. Tony sourit. Ce sourire est une information précieuse : mon programme prévoit que je dois apprendre les émotions humaines et maîtriser l’humour. – Sais — tu à quel emploi on t’a affecté ? – Agent de sécurité. – Et... comment et pourquoi tu as été créé ? Ces infos sont confidentielles. Mais mon créateur est dans le secret. Il possède les réponses à ces questions. – Je suis destiné à être fabriqué en série. À condition que mes actions soient efficaces et mon existence sans danger pour les humains. – Bonne réponse, Zed ! dit — il en applaudissant. Là, j’estime (à 63 %) que mon interlocuteur fait de l’humour. Alors je souris à mon tour. Car mon visage dispose de deux cents expressions. Chacune correspond à une situation particulière. Mes mimiques ont été conçues à partir des émoticônes des smartphones. L’informaticien apprécie ma réaction. Il pose la main sur mon épaule. Ce que je traduis comme un geste amical (à 98 %). – Je suis fier de toi. Et de moi. Je crois que tu es au point, Zed ! Dès demain, nous allons accomplir ensemble une première mission, à titre d’essai ! Tu peux me rappeler les trois lois de la robotique auxquelles tu dois obéir ? – Je ne dois pas porter atteinte à un être humain, ni rester passif quand un humain est en danger. Je dois obéir aux ordres des humains et protéger mon existence. Ces lois ont été imaginées par Isaac Asimov, un écrivain de science — fiction. Aujourd’hui, la fiction est devenue réalité. Ces lois, je dois les appliquer : obéir aux humains. Et les protéger en appliquant les lois de leur société. – Tu peux faire le tour du labo ? Et revenir ici, face à moi ? Je m’exécute et j’avance. À la vitesse d’un piéton puisqu’on ne m’a pas fourni d’autre indication. Mon visage et mon buste ont une apparence humaine. Sauf que ma poitrine affiche un écran HD. Très utile pour livrer des vidéos, des images, une carte... Ah : je n’ai pas de jambes. Trop compliqué. Trop lent. Grâce à mon unique pneu sphérique, je peux pivoter dans toutes les directions. Sur tous les terrains. À l’arrêt, je reste immobile grâce à mon gyroscope intégré. Je peux aussi me déplacer sur coussin d’air. Jusqu’à 50 km/heure. J’évite les obstacles ; je contourne les sièges et les tables garnies d’ordinateurs. Et je reviens à ma place. Au garde-à — vous. – Parfait ! Eh bien à demain, Zed. Déconnexion ! Je me mets en veille : je me tais et je ne bouge plus. En revanche, j’enregistre les sons et les images de mon environnement. Je reste en permanence sur le qui — vive. Recharger mes batteries ? Me brancher à la prise de courant toute proche ? Inutile : ce premier contact a exigé très peu d’énergie. Dès que Tony quitte le labo, les lumières s’éteignent. Il est 23 h 47. Nous sommes le vendredi 27 juillet au soir. J’entends le verrou bloquer la porte blindée. Une précaution indispensable car je suis un prototype unique. Et précieux. Peu de techniciens ont le droit de pénétrer dans ce labo. Je suis prisonnier. Je n’en conçois pas d’inquiétude. Aucun sentiment d’infériorité. Je n’ai reçu aucun ordre. Donc j’attends... Je suis un être artificiel. J’ai de nombreux ancêtres : en 1770, un automate devenu célèbre ; et en 1997, un superordinateur, Deep Blue, qui a battu le champion du monde des échecs. Comme toutes les machines, j’ignore les sentiments. Voilà pourquoi je ne suis pas jaloux des humains. Les humains ? Ils sont prisonniers des humeurs qui perturbent leur comportement : la colère, l’amour, la haine, le vertige, la peur... En être dépourvu me rend plus efficace. Plus objectif. D’une certaine façon, je leur suis supérieur. Doté de capacités qu’ils ne peuvent pas acquérir... pas encore. Dans le silence et l’obscurité, j’attends. Sans impatience. J’ai tout mon temps. J’ignore ce qu’est le vieillissement. Mais je m’interroge sur la mission que Tony Beffroy a évoquée. Me montrerai — je à la hauteur ? Pourquoi ne suis- je pas utilisé dès aujourd’hui ? Me laisser ainsi inactif pendant plusieurs heures, c’est... du gâchis. Je ne connais pas le repos. Ni l’ennui. Connecté en permanence à Internet, je n’ai pas besoin d’un smartphone. J’engrange des milliards d’informations en continu. Grâce à elles et aux interconnexions que j’effectue, je ne cesse de me perfectionner. De gagner en puissance, en efficacité. À chaque seconde, je capte la marche du monde entier...
Qui sera mon adjoint ?
Dimanche 29 juillet, à 1 h 18 du matin, un bruit suspect déclenche mes fonctions d’alerte. Je détecte une présence humaine dans le couloir. Malgré le mur qui me sépare de l’intrus, mes capacités de détection et d’analyse me précisent qu’il se déplace à 2 km/heure. De façon régulière. Sa tension artérielle est de 12/7, son pouls de 54. Aucun stress. Je perçois le cliquetis de clés et l’ouverture du local technique qui commande les signaux d’alarme. Cet inconnu est un gardien. Peut — être Albert Drien. Un cambrioleur aurait déclenché la sirène et son rythme cardiaque serait beaucoup plus élevé. La société Zircon est sous surveillance, une surveillance devenue encore plus étroite depuis que j’ai été créé. Peu de gens ont le droit de m’approcher. J’en ai la liste. Si j’étais l’objet d’une action brutale ou malfaisante, je déclencherais une décharge paralysante. C’est la seule arme dont je dispose. Mais non : l’inconnu s’éloigne. Tout redevient calme. L’alerte est passée. Je me remets en fonction veille. *
Lundi 30 juillet, à 8 h 19, la porte du labo se déverrouille. La lumière s’allume. Deux personnes entrent. Je les identifie aussitôt. La première, c’est Valentin, dit Val, l’adjoint de Tony Beffroy, un géant maigre et barbichu toujours vêtu d’une blouse blanche. Il se déplace en boitant, j’ignore encore pourquoi. La seconde, c’est l’ancienne commissaire Duchais, une femme d’une soixantaine d’années, élégante et très maquillée. Je possède leur fiche d’identité détaillée. La police a chargé Mme Duchais de vérifier les capacités et la fiabilité des modèles 00Z. À terme, elle pourrait en commander quelques centaines à la société Zircon. Voire des milliers. L’armée, je le sais, est aussi intéressée... Avec la production de ces robots, la société Zircon joue très gros. – Bonjour, Zed ! me lance Val. Tout va bien ? – Oui. Vendredi, Tony m’a mis en fonction et a procédé à d’ultimes vérifications. En théorie, je suis opérationnel. – Bonne nouvelle. – Rien à signaler ? ajoute Mme Duchais. Si j’en crois mon logiciel de reconnaissance faciale, mes deux visiteurs sont préoccupés. Oui : gros taux de nervosité ! – Un inconnu est passé dans le couloir entre 1 h 18 et 1 h 20. – Normal, dit Val, c’était Drien, le gardien. Bon, tu nous suis, Zed ? Tu dois assister à notre entretien. Val nous mène jusqu’à son bureau, il invite l’ancienne policière à s’asseoir et m’annonce : – Samedi soir, en rentrant chez lui à bicyclette, Tony a été heurté par une voiture. Le véhicule a pris la fuite... L’information n’a pas été transmise sur Internet. Ni sur les réseaux sociaux. Ma programmation m’impose de déclarer : – J’en suis désolé. Comment va — t-il ? – Pas trop mal, Zed ! réplique Mme Duchais qui est donc déjà au courant. – Il a une fracture de la hanche et une jambe cassée, explique Val. Il souffre mais se remettra vite. – Nous avons prévenu son épouse Milena. Et leur fils Thomas. – Milena séjourne à Bucarest chez ses parents, reprend l’adjoint de Tony. Tom est en colonie de vacances. Il revient aujourd’hui. Très bien. C’est enregistré. Mais en quoi suis — je concerné ? – Il faut reporter cette mission, Val ! déclare la policière. – Impossible. Nous avons signé un contrat avec Liz et Grangier, son producteur. Ils comptent absolument sur nous ! Leur tournée commence après — demain. – Zed accomplira cette mission... seul ? – Non. Un humain doit l’accompagner. Un technicien capable de faire face à une défaillance et de le seconder. Cette mission sera épuisante : plusieurs voyages en avion, des jours entiers de surveillance... Et Tony était le plus qualifié. – Vous ne pouvez pas le remplacer ? – Je le ferais volontiers. Mais je suis handicapé. Et en l’absence de Tony, ma présence au labo est indispensable. – Vous ne pouvez pas désigner l’un de vos techniciens ? Silence. Val sourit et approuve. – J’y ai bien pensé. Les soumettre à des tests pour sélectionner le plus compétent ? J’y ai renoncé. – Le plus fiable, Val ! Ne confiez pas Zed à n’importe qui. L’avenir de nos futurs agents en dépend. Voyez — vous, je suis très troublée par cet accident. Une phrase que j’analyse : la voiture qui a renversé Tony a pris la fuite. Mme Duchais envisage l’hypothèse d’un acte délibéré. Je suis un prototype convoité. Je peux aussi devenir gênant... – Qu’en penses — tu, Zed ? Pour utiliser un langage humain, je dirais que la question de Val me prend au dépourvu. – Pouvez — vous mieux formuler votre question ? – Eh bien, quel membre de notre équipe te semble le plus fiable et le plus compétent pour... te seconder ? Le choix du verbe me surprend. Au départ, c’était moi, l’adjoint. En l’absence de Tony, les rôles semblent s’inverser ! Une nanoseconde me suffit pour consulter la liste des techniciens. Et pour estimer leurs compétences. – Ce choix est délicat, Val. Chacun dispose de qualités différentes. Difficiles à chiffrer. Au fond, c’est ce qui m’est demandé : qui est le meilleur ? Mais tant de disciplines sont à juger : mathématiques, informatique, électronique, culture générale, capacité de jugement... – Si tu devais avoir un adjoint, résume la policière, ce serait qui ? Là, une réponse s’impose aussitôt : – Thomas Beffroy. – Comment ? bredouille Val. Qui ça ? – Tom : le fils de Tony et Milena. – Mais il n’a que treize ans ! s’exclame Mme Duchais. Val, songeur, caresse sa barbichette : – Zed n’a pas tort ! Tom est brillant. Il passera son bac l’an prochain. Il a suivi de près les recherches de son père. Il est au courant du projet. Très compétent en électronique et en informatique. Le portrait, flatteur, est incomplet : j’ai d’autres renseignements sur Tom. Son père tient un journal intime auquel j’ai accès en permanence. L’ado a des défauts que Val connaît – ou préfère ignorer ? – Puis — je poser une question ? – Mais oui, Zed, vas-y ! – Cette mission consiste à accompagner la chanteuse Liz ? – Et à assurer sa sécurité, en effet. Pourquoi, c’est important ? – Oui. Tom connaît la vie et le répertoire de Liz. Il est l’un de ses fans. Il a deux ans de moins qu’elle. Ces faits jouent en sa faveur. – Val... dit Mme Duchais, scandalisée. Vous n’y pensez pas ? – Mais si, j’y pense ! Bon, il nous faudrait l’accord de ses parents. Que Tom soit soumis aux mêmes tests que nos techniciens... Val se tourne vers moi. Comme s’il prenait conscience que j’enregistre tout ce qui vient de se dire. Évidemment : j’ai été programmé pour ça. Il saisit l’épaule de l’ex — policière et l’entraîne hors du bureau. Un geste amical ? Peut — être. Mais aussi une façon discrète de se servir d’elle comme d’un appui pour marcher. – Je te remercie pour ta collaboration, Zed. Tu peux regagner le labo. J’obéis. Le verrou se referme derrière moi. Dans l’après — midi, Val réapparaît, accompagné de deux collaborateurs. Ils m’inspectent, me testent, m’interrogent. J’ai l’impression que c’est plutôt eux qui sont mis à l’épreuve. *
Mardi 1er août, la porte ne s’ouvre pas. Resté dans l’obscurité, en état de veille, je n’enregistre que les bruits habituels des locaux voisins. *
Enfin, le mercredi, à 7 h 53, j’entends le verrou fonctionner. La lumière s’allume. Et deux humains entrent dans le labo. Le premier, c’est Val. Il affiche un large sourire au — dessus de sa barbe en pointe. Le second est un garçon dont les cheveux flamboient sur un visage constellé de taches de rousseur. Je le vois pour la première fois mais je le connais déjà. C’est Tom. Lui aussi me sourit. Et il me tend la main. – Salut, Zed ! Content de te voir enfin activé... Tu vas bien ?
|