Christian Grenier, auteur jeunesse
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L'autre moitié de l'éternité

( Fascicule F.O.L. de Tarbes )


  (1984)
 
 
LE TEXTE COMPLET  ( L'autre moitié de l'éternité )
 
     Ce récit de SF inédit a été écrit en 1984 et tiré à mille exemplaires par la F.O.L. de Hautes Pyrénées.
     Sa structure a été utilisée pour écrire le roman Un amour d'éternité sorti chez Hachette au Livre de Poche Jeunesse en octobre 2003.

          Les U-Men étaient immortels et cependant insatisfaits.
          L'immortalité, ils l'avaient découverte longtemps auparavant, à l'époque révolue où les souvenirs s'accrochaient encore à des repères. En ce temps-là, les U-Men avaient suspecté la vieillesse d'être une maladie ; comme aucun obstacle ne résistait à leur volonté et au temps, ils l'avaient vaincue ( on racontait encore que l'un d'eux avait tout simplement mis au point une pilule d'éternité, mais personne n'en était plus très sûr aujourd'hui ). Ce qui était certain, c'est que tous avaient d'un coup gagné l'immortalité.
          L'immortalité, ils l'avaient d'abord jugée amusante et utile, au même titre que l'automobile et l'électricité, sans soupçonner qu'une invention, quelle qu'elle soit, peut bouleverser les générations à venir au point que rien ne peut plus être comme avant. Or, il les U-Men devaient se rendre à l'évidence : ils s'étaient bâti un bonheur dont ils resteraient prisonniers.
          Alin était l'un de ces U-Men auquel l'immortalité pesait. Il avait un ami, Gil, qui était un peu plus vieux que lui. Un peu plus vieux, quelle importance allez-vous dire, quand on a l'éternité devant soi ! Là justement est tout le problème : on l'a devant soi mais pas derrière. Et comme Gil devait être né trois ou quatre ans avant Alin, il était donc théoriquement plus âgé. Mais dix mille ans plus tard, allez-vous encore rétorquer, cette différence d'âge s'était sûrement estompée ? Eh bien non, au contraire, elle s'accentuait, comme si les U-Men n'avaient plus, pour se distinguer, que ces infimes particularités qu'ils regardaient à la loupe.
          Voilà ce qui explique que Gil paternalisait un peu Alin, à cause de ces trois ou quatre années de plus, qu'il conservait au-delà du temps.

          Donc un jour, Gil rendit visite à Alin.
           Bontoujours ! lui dit-il, ( c'est ce que les U-Men se disaient quand ils se voyaient le matin ). Que fabriques-tu ?
           Une machine, dit Alin. Pour voyager dans le temps.
           Drôle d'idée, dit Gil. Une idée de l'ancien temps.
          Il expliqua à Alin que leurs ancêtres avaient souvent rêvé de construire une telle machine, ajouta :
           Forcément, comme ils n'étaient pas éternels, ils avaient terriblement envie de faire un saut dans le futur pour voir ce que deviendrait le monde quand ils n'y seraient plus. Mais nous, nous le saurons forcément, il nous suffit d'attendre.
           Ce n'est pas dans le futur que je veux aller, dit Alin, mais dans le passé.
           C'est une drôle d'idée, répéta Gil. Une idée dangereuse.
           Dangereuse ? Pourquoi ? ( Alin était un peu imprévoyant, comme on l'est forcément quand on sait qu'il y a derrière soi quelqu'un pour vous remettre les idées en place. )
           Pardi ! Tu sais que devant toi la route est libre. Mais si tu reviens en arrière avant même d'être parti et que tu fais un faux pas, tu risques de ne jamais arriver au moment où tu t'es mis à exister !
           Justement, s'entêta Alin, c'est cela qui m'intéresse. Ma vie, je la connais par cœur et le futur ne m'offrira plus de surprise. Ce que je souhaite découvrir, c'est ce que je n'ai pas vécu : l'autre moitié de l'éternité.
          Embarrassé autant que sceptique, Gil considéra l'objet qu'Alin achevait de mettre au point. Oh, ce n'était pas une mécanique compliquée faite de rouages et de fils. Non, c'était une sorte de chapeau élastique qui aurait pu couvrir n'importe quel crâne, celui d'un insecte ou d'un diplodocus.
           C'est simple, expliqua Alin qui manipulait l'objet. Il s'agit d'un réseau atomique homogène qui déstructure et recompose à l'infini les chaînes génétiques A.D.N. des individus porteurs.
           En effet, approuva Gil, c'est simple. ( A cette époque, ça l'était. )
           J'appelle cela un cascatan. Celui qui le porte peut donc à volonté reculer dans l'échelle des âges. Il se retrouve dans la peau d'un de ses ancêtres tout en conservant la mémoire et le libre-arbitre de l'utilisateur. Veux-tu l'essayer ?
           Surtout pas ! fit Gil en repoussant la fine membrane élastique. J'aurais trop peur de ne pas revenir.
           Je crois qu'il est au point. Je vais l'essayer.
           Décidément, soupira Gil, tu n'en feras jamais qu'à ta tête.
          Sa tête, Alin l'avait justement recouverte du fin réseau transparent. Le cascatan lui procurait chaleur et ivresse. A ses tempes, le sang battait plus vite et plus fort.
           C'est drôle, murmura-t-il. Je ressens... le vertige !
          Le vertige était une notion oubliée car les u-Men avaient, depuis belle lurette, tout appris et tout apprivoisé. La vie, l'amour, la peur et le temps avaient si bien perdu leur mystère que rien ne pouvait plus les émouvoir. Aussi, le vieux mot frappa Gil comme on se souvient d'un ancien jouet aimé.
           Le vertige ? Prends garde, je crois que c'est dangereux. Quand on est immortel, on n'a plus le vertige. Peut-être n'es-tu déjà plus tout à fait immortel ?
           Il y a sûrement un risque, admit Alin.
           Eh oui, entre l'immortalité et le vertige, il faut choisir.
           J'ai choisi. Allez, Gil, à l'infini ! ( C'est ce que se disaient les U-Men chaque fois qu'ils se quittaient. )

          Alin ne croyait pas si bien dire en lançant : à l'infini ! Eh oui, comme il pensait toujours ce qu'il disait et qu'il avait le cascatan sur la tête, il recula, recula... recula jusqu'à l'infini. Ah, pour ça, il eut le vertige, il tomba dans un gouffre sans fond.
          Combien de temps dura sa chute ? Une seconde ? Des milliards d'années ? Ou bien dix milliards d'années contenus dans une seule seconde ?
          Quand il pensa à freiner sa mémoire qui reculait, reculait sans fin, il se retrouva, poussière, perdu dans le magma brûlant d'un univers sans couleur. Qui était-il ? Ou plutôt qu'était-il ? Un simple paquet d'atomes, de l'hydrogène ou de l'hélium... quelque chose de brûlant et d'aveugle qui créait lumière et chaleur.
           Bon sang, se prit-il à penser, me voilà à présent une étoile !
          Cette perspective, qui en eût enthousiasmé d'autres, le fit frémir. Il voyait mais n'avait plus d'yeux ; il sentait autour de lui l'espace mais il n'avait plus de corps ; il entendait le silence glacé mais il n'avait plus d'oreilles. Il se demanda dans quel état était son cascatan : il ne pouvait plus le palper sur sa tête, puisqu'il n'avait plus de tête...
          Il se mit alors à remonter prudemment le temps, comme on accélère sans à-coup au volant d'un véhicule inconnu dont on redoute les réactions brutales. Le temps se mit à glisser, de plus en plus vite.
          En fait, il ne se passait rien : autour de ce qu'était devenu Alin, des milliards de galaxies le regardaient comme autant d'yeux immobiles.
           L'univers prend son temps, songea Alin qui devait avancer à deux ou trois millions d'années à la seconde.
          Au moment où il s'y attendait le moins, tout se mit en mouvement : les galaxies qui tournaient à peine enfantèrent soudain des étoiles qui enfantèrent des planètes et des satellites, dans un affolant et tourbillonnant et fascinant manège qui accélérait en s'organisant sans cesse...
          Quand Alin songea à stopper sa course, il se retrouva, minéral, sur un monde étrange et brumeux. Il émergea de sa torpeur. Il était prisonnier du silence et de la chaleur. Grâce à ce qui lui servait à la fois de nez, de bouche, d'oreilles, de peau et d'yeux, il se sut entouré de montagnes déchiquetées qui déchiraient des nuages gris.
          Fasciné, Alin attendit. Des années, des siècles, des millénaires.
          Le temps semblait ne pas avoir de fin. Et il ne se passait rien.
          Les montagnes s'usaient lentement mais elles faisaient, en s'arrondissant, place à d'autres montagnes neuves, si bien que rien ne semblait changer.

          Déçu, Alin reprit sa course. Quand il s'arrêta, il était une chose au fond de l'océan. Cellule ? Virus ? Microbe ? Qu'importe : un être vivant. En apercevant face à lui un minuscule être hideux pourvu d'antennes et de pattes velues, il comprit que c'était là son semblable. Des informations défilèrent : brachiopodes, ganoïdes, trilobites... Oui, c'était cela : il était un trilobite du cambrien inférieur, un être vieux de quatre cents millions d'années.
          Terrifié de se retrouver dans cette peau chitineuse et cornée, il repartit, impatient de trouver une époque où existait l'humanité. Mais si le temps jusque là lui avait paru s'étirer dans une lente guimauve, il lui sembla qu'à présent il précipitait sa course, tel un train qui a besoin d'un élan et qui, une fois lancé, devient un tel bolide que rien, plus rien ne peut le ralentir et l'arrêter.
          Pourtant, Alin freina et stoppa.

          Cette fois, il se trouvait au bord d'une plage molle. Il voyait ! Ses yeux à facettes lui révélaient un paysage exotique. Au loin, des conifères géants se balançaient au rythme d'une brise étouffante. L'air était épais, opiacé, muqueux, encombré d'oiseaux maladroits sans plumes aux ailes membraneuses et aux cous démesurés. Un animal mi lézard, mi varan rampa vers lui en se dandinant... une caricature de crocodile.
           Il va me dévorer, songea-t-il avant de réaliser qu'il était lui-même l'un de ces monstres.

          Il quitta le mézozoïque et remonta encore dans le temps, empruntant l'interminable tunnel qui le mènerait dans son ancien présent.
           Après tout, se rassurait-il, c'est bon signe. Signe que mon cascatan fonctionne et ne m'a pas quitté.
          A présent tout semblait se précipiter : Alin se retrouva momentanément dans la peau d'un lémurien, peut-être ce fameux Purgatorius... un rat !
          Quand il freina et émergea à nouveau, il lui sembla être parvenu presque au bout de sa course. Il était devenu un hominien velu, râblé, puant le suint et la fumée, accroupi avec plusieurs de ses semblables autour d'un feu. Au loin hurlaient les loups et, plus près, un bébé. Un bébé qui était l'un de ses aïeux.
          Alin resta un moment dans ce corps primitif qui commençait à lui ressembler. En repartant, il se dit que les distances à parcourir étaient désormais minuscules.

          Il s'arrêta, au hasard. Un hasard qui fit bien les choses puisqu'il se retrouva debout, en jean, tee-shirt et baskets, au bord d'une route déserte, le cascatan sur la tête.
          C'était un matin de printemps. Le vent avait la fraîcheur piquante de ces pâturages herbus qui sentent encore la neige. Au loin, dans la vallée, un village riait de toutes ses maisons entassées. Plus loin, fermant l'horizon, une ligne imprécise et brisée jouait avec les nuages.
           On voit les Pyrénées aujourd'hui, murmura une jeune fille près de son oreille.
          Le cœur d'Alin s'arrêta de battre, et avec lui ce fut comme si le temps s'arrêtait de couler. Il se retourna vers l'inconnue. Il aurait voulu, d'un coup, tout dire et tout savoir : qu'il venait de l'autre bout du temps, où il avait abouti...
          Mais il se tut.
           Annie ! appela une voix sur le seuil d'une maison proche.
          Annie avait des joues roses semées de taches de rousseur et de longs cheveux blonds qui flottaient comme un châle. Depuis quand se connaissaient-ils ? Trois secondes ou toujours ? Alin ne pouvait pas savoir quel corps il avait emprunté.
           Il faut que je m'en aille, dit Annie à Alin en lui donnant la main. Est-ce que nous nous reverrons ?
           Annie ! insista la voix au loin.
           C'est Gilles qui m'appelle, dit-elle en grimaçant. Je dois rentrer, à présent. Quand je suis avec toi, le temps passe si vite...
          C'était vrai, le temps coulait et Alin aurait voulu le retenir. C'était bien la première fois.
           Je reviendrai, bredouilla-t-il.
          Elle s'enfuit et il ressentit un méchant pincement intérieur. Une autre forme de vertige. Plus du tout agréable. Mais après tout, c'était là aussi un vertige.
           Je reviendrai ! promit-il encore comme Annie arrivait près de Gilles.
          La silhouette de ce garçon lui parut familière.
          Alin resta longtemps immobile, assis dans l'herbe du pré. Parfois, une voiture passait sur la route.
           Je suis arrivé quand ? se demanda-t-il.
          Ce lieu, il lui semblait le reconnaître. Qui sait s'il avait changé de place ? N'avait-il pas voyagé dans le temps sans vraiment bouger dans l'espace ?
          Alin s'imprégna l'esprit du paysage et le visage de Gil effleura sa mémoire.
          Du coup, le cascatan le fit revenir d'un coup à l'époque qu'il avait quittée.

           Bontoujours ! fit près de lui la voix familière de Gil. Alors, raconte-moi, qu'as-tu fait, qu'as-tu vu ?
           Je reviens de loin, répondit-il. De très loin.
          Il évoqua aussitôt Annie, ses taches de rousseur, la gravité de son regard et ses cheveux qui volait dans le vent de la montagne proche.
           Mais encore ? fit Gil un peu déçu. N'as-tu pas été plus loin dans le passé ?
          Alin résumé son périple, sa transformation en étoile, en roc, en trilobite, en reptile, lémurien puis en hominien. Il revint à Annie et à la vallée où elle avait surgi.
           Je ne te comprends pas, grommela Gil. Tu franchis des milliards d'années et tu ne parles que de cette jeune fille et de ce matin de printemps !
           C'est que le temps n'a pas la même valeur à tout moment. Il y a des temps morts, des intervalles inutiles, des périodes remplies de vide, des millénaires sans valeur. Et soudain surgit un moment superbe, une heure ou une seconde qui vaut l'éternité. Ces moments sont comme des fleurs. Attendrais-tu, l'œil rivé au sol, la germination d'une tige ? Non, l'essentiel est d'être là quand la fleur s'ouvre et te livre tout son éclat. Eh bien j'ai vécu l'un de ces moments-là. Et je suis impatient d'en revivre d'autres.
           A ta place, grommela Gil, je ne prendrais plus de risques et je resterais ici. Songe à l'éternité qui t'attend !
           J'y songe et elle m'effraie. L'éternité, soit... mais pour quoi faire ?
           Allons donc, tu peux la remplir.
           Je ne peux plus aimer ni espérer, dit Alin. La certitude, c'est la mort. Et être sûr de ne pas mourir, c'est la pire des certitudes. Non, je repartirai.
          Comment Gil aurait-il pu décourager Alin ? Lui non plus n'était pas heureux. En vérité, aucun U-Men ne connaissait de vrai bonheur.
           Tu confonds l'ivresse avec le danger, dit Gil à bout d'arguments. Réfléchis avant d'agir. Allez, à l'infini !
           A l'infini, répéta Alin.
          Pour la première fois, ce mot lui fit peur.

          Dans sa mémoire persistait Annie. On embellit ce qu'on connaît peu, on le conjugue jusqu'à l'obsession. En bon aîné, Gil rappelait cette évidence à son ami.
           Ne rêve pas, elle est mortelle. Elle changera, elle vieillira. Veux-tu connaître la même existence qu'elle ? Une vie courte tissée d'aléas, un petit avenir rétréci...
           Et s'il valait mieux bâtir en vivant peu et intensément plutôt qu'attendre, sans rien faire, qu'arrive le bout du temps ?
          Pourtant, Alin attendit. Longtemps.
          Souvent, Gil lui rendait visite, tentait de le raisonner, de le distraire.
          Un jour, n'y tenant plus Alin ajusta son cascatan.
           Je vais revoir Annie.
           Ne fais pas de bêtises. Ne fais qu'un aller-retour. Reviens !
           A l'infini ! dit Alin.

          Il sombra dans l'infini du temps et songea à ce petit centimètre où il voulait tomber. Le visage d'Annie surgit dans son esprit en même temps que, dans la réalité, la route... un camion passa près de lui en trombe, manquant le renverser.
          Il s'aperçut qu'il était revenu dans ce passé désiré. Un passé où nul ne connaissait encore l'immortalité.
          La nuit tombait lentement. Au loin, dans cette vallée bercée de brumes, le village allumait ses lumières. Alin reconnut la maison. Il descendit le chemin et alla frapper à la porte, au rythme où battait son cœur. Et son cœur battait vite et fort.
           Alin ! Je ne t'espérais plus !
          Annie était là. Elle le serra contre elle, l'embrassa.
           Viens, que je te présente Gilles. Gilles, voici Alain.

          Ainsi, l'ancêtre dans la peau duquel il se trouvait s'appelait Alin, lui aussi. Quant à ce Gilles, il affichait trois ou quatre ans de plus que lui et une assurance qui lui parut familière. Les deux garçons discutèrent comme s'ils se connaissaient depuis longtemps.
          Dans l'âtre, un feu brûlait, près d'un tas de bûches sèches sur lequel un gros chat gris ronronnait comme pour dévider le temps.
          Gilles était ingénieur chimiste. Mais sa passion, c'était la biologie. Il avait entrepris depuis peu de longues études sur la cellule. Annie, elle, se consacrait à la maison, elle s'intéressait à la nature et aux saisons, elle gérait la ferme qui vivait de quelques animaux, des cultures et de la vigne... Puisqu'elle s'était assoupie sur l'épaule d'Alin, que le feu s'éteignait et que le chat semblait dormir lui aussi, les garçons en vinrent à parler sur le ton de la confidence.
           Vois-tu, murmura Gilles au moment où l'aube pointait, je crois que la mort n'est qu'un accident. Une maladie qu'on peut éviter. Mes études sur les cellules attestent qu'elles peuvent se régénérer à l'infini. Comme ces plantes qui portent la vie en elles et renaissent.
          Alin songeait que dans le futur d'où il venait, rien ne pouvait renaître. Parce qu'on ne peut renaître qu'à condition d'accepter de mourir. Dans ce futur, Gil serait toujours Gil sans espoir de devenir quelqu'un d'autre, à la fois identique et différent.
           Hélas je manque de temps pour mener à bien mes recherches. Le temps file, Alain, si tu savais... Quand j'étais enfant, les vacances me semblaient interminables. En vieillissant, j'ai peu à peu compris que la vie n'était qu'une vaste et terrible accélération.
           C'est normal, expliqua Alin. On n'a pour comparaison que la durée de sa propre vie.
          Gilles s'entêtait à prophétiser un avenir fantastique.
           Tant de progrès nous attendent ! Ce futur, n'as-tu pas envie de le connaître ?
           Je crois que je le connais déjà un peu.
          Son regard revint vers Annie assoupie ; il imagina qu'elle appuie sa tête sur une autre épaule et qu'une autre joue que la sienne effleure ses cheveux. Cela lui faisait mal.
           Je pense, ajouta-t-il pourtant, que le présent me convient. Parce qu'on peut le changer.
           Ah ! fit Gilles avec amertume. Annie ne me comprend pas, elle prétend qu'à force de regarder en avant, on perd le plaisir du présent. C'est un peu ce que tu veux dire ?
          Gilles proposa à Alin de rester.

          Bien sûr, Alin resta. Il resta à cause d'Annie, mais aussi pour le parfum de la vallée, pour le chat près de l'âtre et la couleur des saisons.
          Pendant que Gilles travaillait dans son laboratoire, Alin et Annie apprirent à mieux se connaître. Elle lui enseigna comment choisir les bons cépages, tailler les arbres fruitiers, nourrir les volailles et soigner la vigne — mille détails de la vie d'une ferme qui bout à bout fournissait de la vie et du fruit, et du grain et du vin.
          Des jours, des semaines coulèrent.
          Le vertige d'Alin persistait. L'éternité désormais lui semblait inaccessible. Pire encore : inutile. C'était ici qu'il avait envie de vivre, avec cette terre qui pliait sous le poids de ses pas, avec ses forêts qui changeaient au fil des saisons. C'était là que d'autres naîtraient, prolongeraient ses besoins, ses désirs, ses regards. C'était là qu'il voulait achever son existence, avec le décor fermé des montagnes, un avenir que d'autres que lui franchiraient en se donnant la vie et la main, par-dessus les hommes et le temps.

          Tout cela, il le dit à Annie.
          C'était un matin d'avril ; au-dessus d'eux, des alouettes virevoltaient en piaillant dans l'air fou. Alin et Annie se firent un serment éternel. Un serment qui aurait leur vie pour limite, mais cette vie, comme ils allaient la remplir !
          Le soir même, Alin confia à Gilles dont les recherches piétinaient :
           Tu avais raison, la mort est une maladie. Mais il existe un vaccin, et je le connais.
          En quelques mots, il lui confia la formule de la pilule d'éternité. Mais il l'avertit :
           Attention, il n'y a pas de retour possible. L'éternité, c'est définitif.
           Bien sûr. Mais qu'importe ? Il faudrait être fou pour vouloir revenir en arrière !
           La folie, ce n'est pas si grave, c'est avoir des désirs ou des comportements différents. Ah, précisa-t-il, j'aimerais que tu attendes un peu avant d'annoncer ta découverte.
           Dis-moi Alain, pourquoi me confies-tu cette formule ? D'où la tiens-tu ?
           Ce cadeau est empoisonné. Je le rapporte d'un futur d'où je viens et que tu vas connaître. Un futur que je rejette, que je fuis. Bonne chance, Gilles. A l'infini !
           A l'infini ?
           C'est ainsi que les hommes se diront au revoir. Mais nous, nous ne nous reverrons pas. Tu as la formule, c'est ce que tu désirais. Que vas-tu faire, à présent ?
           Partir. Vous laisser, Annie et toi. L'avenir est maintenant devant moi !

          Gilles partit. Ce soir-là, Annie et Alin restèrent longtemps au coin du feu.
           Regarde ! dit-il soudain en ôtant le fin cascatan de sa tête.
          Il le jeta dans les braises.
          Et l'objet, qui avait résisté à tous les soleils, brûla d'un coup.

          Alors, à l'autre bout du temps, quelque chose changea... Un petit morceau du futur se modifia — oh, à peine. L'un des U-Men de cette époque lointaine dans laquelle l'immortalité ne se discutait même plus, l'un de ces U-Men nommé Gil eut, en un éclair, la vision d'un passé improbable. Un souvenir incertain émergea...
          Il y avait longtemps, très longtemps de cela, un certain Alin avait donné aux U-Men la possibilité d'un choix : l'immortalité ou le vertige.
          Gil et des milliards d'autres avaient choisi l'immortalité. Alin avait été l'un des seuls à préférer le vertige. Le vertige ! On ne savait même plus ce que le mot signifiait.

          Aujourd'hui, des milliers ou des millions d'années après, Gil se prenait à le regretter. Car Alin était resté dans ce passé inaccessible. Et pourtant, il lui semblait que cet Alin était ici hier encore. Mais non, c'était impossible, Alin était mort depuis très longtemps, avait-il seulement existé ?
          La mémoire de Gil était désespérément floue.
          Mais Gil ne se trompait pas. Dans le futur, dans son futur — dans cette autre moitié de l'éternité, il y avait désormais un U-Men de moins.

          Inexplicablement, Gil se sentit très seul.

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Dernière mise à jour du site le 12 octobre 2021
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