Sur Levendy, où les Raisonnables ne doivent jamais se toucher et ne peuvent survivre qu'avec un masque, le jeune Prieur Graam vient en aide à son enseignant Rossen, qui a été dénudé et banni pour avoir hébergé une Vildienne. Il le retrouve, moribond, au bord de l'océan.
— Graam ? C'est toi, Graam ? râle Rossen dans un souffle. Le son est si rauque, si faible, que le Prieur monte le niveau d'écoute de ses coquilles auditives au maximum. C'est là une voix presque inconnue pour lui qui a toujours entendu Rossen par l'intermédiaire d'un porte-voix. — Rossen, vous me voyez donc ? — Bien sûr. Je suis... si heureux que tu sois venu. Neï'Mab, Graam, Neï'Mab... Le proscrit se soulève légèrement, il tend son avant-bras dans un geste que Graam interprète comme une détresse, un appel. C'en est trop pour le Prieur. En lui, quelque chose éclate, se déchire. L'émotion, la douleur, la peine et les remords accumulés se libèrent enfin. Il avance vers Rossen, il saisit sans répulsion cette main tendue. Et il pleure, sanglote, s'accuse, balbutie des mots sans suite dans lesquels « Legdung » revient souvent. Le proscrit ne paraît guère choqué par ce geste. Son sourire tremblant ne s'est pas éteint sur ses lèvres. Il murmure : — Tu me procures une grande joie, Graam... Le Prieur relâche un peu son étreinte. Sous le caoutchouc souple de ses gants, la peau nue de Rossen est poisseuse et mouillée. Le sel de l'océan a agglutiné ses cheveux en mèches sales et collantes. Il émane de ce corps pâle et osseux une odeur d'Algra et de poisson mort. Graam ne s'en soucie guère. Il a violé tous les interdits. Il donnerait sa vie, à présent, pour que Rossen reprenne sa place parmi les Raisonnables, pour que rien de tout cela ne soit jamais arrivé. — Je vais vous ramener à Massel, vous cacher, vous guérir. — Ne sois pas ridicule, Graam. Viens. Approche-toi, que je voie une dernière fois mon élève. Le Prieur s'agenouille, et cale contre sa jambe le dos de Rossen. Celui-ci grimace de douleur, émet d'une voix éteinte : — J'ai soif... Graam jette un coup d'œil autour de lui. Il n'a aucune provision dans son rapelek, et tout ce qui pousse ou vit sur Levendy est suspect. — L'eau de la mer... ? — Non... Elle est salée, elle redoublerait ma soif. Un fruit d'arbre-à-fasch, Graam, apporte-moi un fruit d'arbre-à-fasch. Il y en a sur les dunes. — Mais le liquide qu'ils contiennent est imbuvable ! — Non. Tout dépend... de l'état d'esprit de celui qui le boit. Le Prieur comprend mal ces paroles, mais il devine qu'il a peu de temps devant lui. Il remonte la dune, arrache le premier fruit qui est à sa portée, en déchire la coque, et tend au proscrit l'écuelle végétale. — C'est bon... dit Rossen en esquissant un pauvre sourire. Quelques gouttes lui ont suffi pour étancher sa soif. Il respire à petits coups précipités, mais il paraît serein. — Vois-tu, commence-t-il d'une voix hachée, je vais mourir. Un proscrit ne doit pas survivre. Ainsi en ont décidé les Maîtres... — « Sans masque, nulle survie... » — Quelle erreur, Graam, quelle erreur ! Ainsi, tu as cru à cette mise en scène ? — Que voulez-vous dire ? — Lorsqu'on m'a dévêtu, démasqué... et que sont apparus les signes, tu as cru que Levendy en était responsable, toi aussi ? Machinalement, Graam approuve. Derrière ses bourrelets oculaires, il distingue les yeux clairs, délavés du proscrit qui, sous leurs paupières tuméfiées, papillotent, comme si la lumière était trop forte pour eux. Sans masque, de quelle façon Rossen peut-il appréhender l'univers ? — Non, Graam. On peut vivre sur Levendy sans masque. J'en ai fait bien des fois l'expérience. Avec mon rapelek, lorsque je me rendais chez les Vildiens... — Ainsi donc, c'était vrai ? — Oui. Il vient de renaître dans les prunelles de Rossen une lueur de lucidité, d'intelligence. Comme si le proscrit retrouvait un ultime regain de vigueur pour ses dernières minutes d'enseignement. — Les Vildiens ne sont pas les barbares que te dépeignent les Maîtres. Lorsque je me rendais chez eux, j'étais toujours sans masque. Cela ne procure nulle douleur, au contraire. Un jour, tu essaieras... Graam secoue la tête. — Tu ne me crois pas ? Tu penses que la souffrance et la folie m'ont dérangé l'esprit ? C'est faux. Les soleils, il est vrai, brûlent la peau si l'on ne prend pas certaines précautions au début... — LES soleils ? — Oui. Je ne délire pas. Autour de Levendy tournent plusieurs soleils. Les Vildiens ont sur leur monde des connaissances beaucoup plus poussées que nous. — Leur monde... Mais Rossen, vous parlez comme si Levendy leur appartenait ! — Il faudra bien que nous finissions par l'admettre, Graam ! — Mais le Santliv... — Il prétend le contraire ? Eh bien le Prêtre qui sera chargé de rédiger les versets de l'Ère Cinquième devra revenir sur ce que le Santliv a frauduleusement affirmé. Les Vildiens sont chez eux, Graam. Au lieu de s'intégrer à ce monde lorsqu'ils y sont arrivés, les Raisonnables s'y sont violemment opposés. Les Vildiens n'ont pas eu à lutter : ils ont toujours vécu en parfaite harmonie avec Levendy. — Mais... les intempéries, les cataclysmes, les changements de temps imprévisibles et meurtriers ? — Ils les évitent, les prévoient, les contrôlent. Alors que nous nous contentons de nous en préserver, tout en contribuant à les déchaîner... Pour que tu puisses comprendre, il faudrait que tu vives parmi les Vildiens. — Sans masque ? — Sans masque, en prise directe sur le monde. Tu verras comme Levendy se livre alors tout entière à ton esprit. Tu communiques avec elle mieux qu'avec les pauvres mots de notre langue. Tu ES, tu VIS Levendy.
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