Mic se précipita vers l'infirmerie du bord : il venait de se couper très profondément à l'avant-bras droit. En courant, il laissait de longues traces de sang sur la moquette de la salle des commandes et du couloir.
— Quel maladroit je fais ! Vite, l'aseptiseur, c'est le plus simple.
Il ouvrit l'orifice circulaire de l'armoire chirurgicale cicatrisante et il y plongea son bras douloureux. Une lampe témoin et une horloge s'allumèrent aussitôt, confirmant que la blessure pouvait être soignée et que le processus de guérison était entamé.
— Je l'ai échappé belle, murmura-t-il dans un souffle.
Il avait commis là une impardonnable imprudence.
Deux heures auparavant, son ordinateur principal était tombé en panne. Encastré dans la paroi, cet appareil lui permettait de se documenter et de s'instruire durant les longues années de son voyage solitaire. Il lui fallait absolument le remettre en état. Mic s'était aussitôt attelé à la tâche. Il s'était énervé en fouillant à l'intérieur de cette bécane au fonctionnement aussi délicat que complexe. A la suite d'un geste trop brutal, une pièce métallique acérée lui avait déchiqueté l'avant-bras droit, sectionnant peut-être une artère.
Pendant que l'aseptiseur ronronnait doucement, noyant son avant-bras dans un bain de radiations calmantes, Mic ne put s'empêcher de frémir en songeant à ce qui aurait pu arriver s'il s'était, par exemple, évanoui. Alors son vaisseau spatial, devenu cercueil volant, aurait poursuivi sa course aveugle vers l'étoile 61 du Cygne.
Car Michel Mance était seul. Irrémédiablement seul dans son astronef. Pas question de compter sur l'aide d'un coéquipier, et encore moins sur l'assistance de la Terre : durant vingt-cinq ans, il n'aurait pour tout interlocuteur que lui-même, lancé dans l'espace à deux cent quatre vingt dix mille kilomètres à la seconde, une vitesse proche de celle de la lumière.
— Vingt-cinq ans de voyage ! s'exclama-t-il tandis que l'horloge de l'aseptiseur égrenait les dernières minutes. Et je ne suis parti que depuis cinq ans ! Ce n'est pas le moment de risquer une imprudence.
Mic se souvint des circonstances dans lesquelles il avait entrepris ce voyage et il se surprit à sourire en repensant à son angoisse, à l'époque. Eh bien non, aujourd'hui, il ne regrettait pas de s'être porté volontaire.
Lorsqu'il avait quitté la Terre, en l'an 2020, il avait tout juste vingt ans. Sa candidature pour les premiers essais de la conquête stellaire avait été retenue. La découverte, en 2016, d'un moteur révolutionnaire avait permis à l'Homme de réaliser son vieux rêve : gagner d'autres étoiles, d'autres systèmes solaires, et découvrir peut-être d'autres civilisations intelligentes.
Certes, la vitesse de la lumière restait infranchissable. Mais son vaisseau la frôlait. Et dans ces conditions, il ne lui faudrait qu'un peu plus de douze ans pour atteindre le système double de l'étoile 61 du Cygne, située à onze années lumière de la Terre. Depuis 1944, les astronomes y avaient détecté la présence d'une planète huit fois plus massive que Jupiter. De là à penser que 61 du Cygne en possédait d'autres constituait un pari raisonnable. Un pari que Michel Mance avait relevé en acceptant cette odyssée d'un quart de siècle.
« N'oubliez pas, l'avaient averti les scientifiques du C.C.S., le Centre de Coopération Spatiale, que vous aurez quarante-cinq ans à votre retour, mais que vous ne reviendrez pas en 2045. Le temps s'écoulera plus vite sur la Terre que dans votre vaisseau. Vous serez l'un des premiers à pouvoir vérifier par l'expérience la théorie de la relativité d'Einstein. Vous serez le Voyageur de Langevin et vous reviendrez en réalité en... 2300, deux siècles et demi plus tard. »
Il serait aussi le premier à explorer un système solaire différent et, qui sait, un système habité ? Certes, une étoile double semblait exclure cette possibilité. Mais qu'importe ! 61 du Cygne possédait une planète, les astronomes en étaient sûrs. Même si elle était unique, inhabitée, même s'il s'agissait d'un astre mort, le voyage valait la peine ; et la moisson scientifique serait énorme, tant sur le plan technologique qu'humain.
Oui, Mic connaissait tous les risques. Et il les avait pris. La perspective de passer vingt-cinq ans dans l'espace, de devenir une poussière de conscience se déplaçant à une vitesse ridicule dans l'intervalle géant situé entre deux étoiles, non, cette perspective ne l'avait pas effrayé. Il avait plutôt été grisé par cet abîme de solitude et de temps multiplié. Il ne laissait sur Terre ni parents, ni amis ; et cette mission avait au contraire redonné un sens à une vie sans perspective.
Ici, il ne manquait de rien. Le système de régénération de l'eau fonctionnait parfaitement ; la plus grande partie de ses provisions se renouvelait grâce à une mini serre qui lui fournissait des légumes et quelques céréales. Sans contact possible avec la Terre, il lisait, s'instruisait chaque jour davantage, en particulier grâce à cet ordinateur qui possédait en mémoire la somme de plusieurs bibliothèques, de milliers de documentaires et de films.
Ah, pourquoi l'appareil était-il tombé en panne ? Allait-il devoir passer les vingt-cinq dernières années de son voyage avec un écran muet et des DVD indéchiffrables ?
La lampe témoin s'éteignit et Mic retira son bras de l'aseptiseur. Sa blessure était parfaitement cicatrisée, mais une estafilade rosâtre courait maintenant sur la moitié de son avant-bras.
— Bah, on peut vivre toute une existence avec une cicatrice. Cela me servira de leçon.
Au moment où il rejoignait la salle des commandes au centre de laquelle gisaient encore plusieurs pièces de l'ordinateur éventré, une sonnerie stridente se mit à retentir.
Mic sentit ses jambes flageoler. C'était la première fois que ce signal retentissait, mais il savait trop bien ce qu'il signifiait :
— Une météorite ! C'est complètement fou...
Entre le Soleil et 61 du Cygne, l'espace était un gouffre de néant, un vide presque parfait, seulement parsemé çà et là de particules microscopiques qu'un dispositif ingénieux du vaisseau repoussait loin de sa trajectoire. Fallait-il qu'un hasard fabuleux mette sur sa route un bloc de matière suffisamment important pour que l'alarme se déclenche ?
Malgré l'incident récent de sa blessure, Mic fit aussitôt face à ce nouveau problème. Il s'installa aux commandes du vaisseau.
— Eh bien, cette journée aura été la plus fertile en événements depuis mon départ de la Terre ! Voyons, que dit le radar ?
Distance de l'objet : 800 millions de kilomètres.
Masse de l'objet : approximativement semblable à celle de l'astronef.
Provenance probable : 61 du Cygne.
Direction apparente : le système solaire.
Vitesse : uniformément décroissante.
— Impossible ! s'exclama Mic.
Le radar restait formel : la vitesse de l'objet inconnu avait décru jusqu'à devenir nulle. Pire : peu à peu, il se mit à reculer, exactement comme s'il désirait effectuer...
— Un rendez-vous spatial !
Mais oui, sa manœuvre était évidente, il ne s'agissait pas là d'une météorite qui se serait évidemment déplacée à une vitesse régulière. Mic avait, face à lui un autre vaisseau spatial !
Son cœur se mit à battre à coups précipités. Dans quelques instants, il serait le premier humain à entrer en contact avec un extraterrestre !
**
Un quart d'heure plus tard, les deux astronefs voyageaient de conserve, à vingt mètres l'un de l'autre, parfaitement stabilisés. Lorsqu'une silhouette en scaphandre s'extirpa du vaisseau cosmique étranger, Mic, déconcerté, essaya de comprendre.
Comprendre pourquoi ce vaisseau spatial, à quelques détails près, ressemblait comme un frère à son propre navire. Comprendre pourquoi cet homme avait une apparence aussi humaine. Pourquoi le modèle de son scaphandre avait été de toute évidence copié sur ceux du C.C.S. de la Terre.
Et soudain, la lumière se fit dans son esprit.
— J'ai compris ! Depuis mon départ il y a cinq ans, plus de quarante ans se sont écoulés sur la Terre. Et entre-temps, les savants ont trouvé le moyen de vaincre l'obstacle que constituait la vitesse de la lumière ! Et ils ont sûrement résolu les problèmes de distorsion du temps. J'ai face à moi un astronef terrien qui a accompli plus vite que moi le voyage vers 61 du Cygne !
Son enthousiasme se mua en déception — mais aussitôt après en soulagement : voir un compatriote ! Jamais il aurait osé espérer...
A l'extérieur, l'inconnu, qui se déplaçait en apesanteur et se rapprochait du hublot de Michel, lui fit une série de gestes.
— Il me demande d'ouvrir le sas ! Evidemment, où avais-je la tête ?
Une minute plus tard, Mic, la gorge serrée, regardait s'ouvrir de l'extérieur la porte du sas de décompression. Enfin, l'inconnu ôta le casque qui avait jusque là dissimulé les traits de son visage. Il s'approcha de Mic et lui tendit la main en souriant.
— Michel Mance ? Je suis très content de faire ta connaissance. Voilà si longtemps que j'attendais ce moment !
Mic réprima un cri de surprise — mais après tout, il n'y avait rien d'étonnant à ce que cet astronaute le connaisse : il n'existait sûrement qu'un vaisseau spatial naviguant entre 61 du Cygne et la Terre. Et si cet homme avait quitté le système solaire quelques mois auparavant, il s'était renseigné sur l'exacte position de Mic dans l'espace.
— Je suis ravi moi aussi, répondit-il en forçant un peu son sourire. Songez que je n'ai adressé la parole à personne depuis cinq ans ! Mais dites-moi, pouvez-vous m'expliquer votre présence dans cette zone ? Aussi, mettez-vous à ma place : je pars explorer 61 du Cygne et sept ans avant mon arrivée, j'aperçois un Terrien qui en revient !
— Tu as des ennuis, à ce que je vois ? dit l'inconnu sans répondre à la question.
Nullement étonné par l'ordinateur démonté, par les traces de sang encore frais maculant la moquette, l'homme ôta son scaphandre, s'accroupit auprès des pièces de l'ordinateur et commença à les remettre en place. Il agissait avec une adresse, une précision étonnantes, comme si ce modèle sophistiqué n'avait aucun secret pour lui.
Ebahi, Mic n'osait esquisser le moindre geste ; cette scène lui paraissait complètement invraisemblable, digne d'un rêve... ou d'un cauchemar.
Il observa l'inconnu qui approchait de la quarantaine. Comme Mic, il était brun, avait le nez un peu busqué et une pomme d'Adam proéminente. Et tout à coup, Mic s'aperçut que ce visage ne lui était pas inconnu. Oui, maintenant, l'évidence éclatait : cet astronaute et lui possédaient un incontestable air de famille.
Après tout, cet individu aurait très bien pu être son cousin. Seulement voilà, Mic n'avait laissé aucun frère sur la Terre...
Le silence s'épaississait. Mic comprit qu'il lui appartenait d'éclaircir la situation. Mais un vertige le saisit lorsqu'il demanda :
— Quand avez-vous quitté la Terre ?
— En 2020.
Mic fronça les sourcils : la même année que lui !
— Cependant, votre vaisseau dépasse la vitesse de la lumière, n'est-ce pas ? Et vous venez bien de 61 du Cygne ?
— En effet, dit l'inconnu. Je reviens d'un très long voyage. Et dans quelques jours, je serai de retour sur la Terre.
Quelques jours ! Alors que lui-même avait mis cinq ans pour arriver à peine à mi-chemin !
— Je rapporte une somme considérable de renseignements, révéla l'homme en désignant le hublot derrière lequel se profilait son vaisseau. Mais je peux t'en révéler l'essentiel : la fameuse planète géante qui gravite autour de 61 du Cygne est un astre inhabité. Mais elle possède une vingtaine de satellites, et deux d'entre eux abritent une civilisation intelligente, attachante, développée. Ces extraterrestres m'ont chargé de livrer à la Terre un message de paix et de coopération.
Mic buvait les paroles de l'astronaute. Et il songeait aussi que sa mission, à présent, avait perdu son sens puisqu'un autre l'avait accomplie à sa place.
— Vois-tu Mic, lorsque je suis arrivé dans le système de 61 du Cygne, mon vaisseau n'atteignait pas la vitesse de la lumière. Ce sont les Cygniens qui ont adapté à mon astronef un dispositif astucieux : non seulement il multiplie des dizaines de fois la vitesse des vaisseaux, mais il modifie aussi le continuum en faisant reculer les passagers dans le temps.
— Un retour en arrière ?
— Oui. Un retour qui permet de corriger la distorsion temporelle inhérente à la Relativité, confirma l'inconnu.
Il sortit alors de sa poche un objet qu'il encastra soigneusement à l'intérieur de l'ordinateur.
— Vous... que faites-vous ?
— Tu le vois bien : je répare la panne de ta bécane.
— Mais... comment saviez-vous que c'était cette pièce qui était défectueuse ?
— Vois-tu Mic, soupira l'homme, initialement, mon voyage devait durer vingt-cinq ans. Mais à mon retour, j'aurais retrouvé la Terre plus vieille de deux siècles et demi ; et j'aurais eu sans doute beaucoup de difficultés à m'adapter à cette civilisation avancée. Alors, puisque les Cygniens en ont la possibilité, ils me renvoient sur ma planète natale de façon à ce que j'y parvienne en 2024, soit quatre années seulement après mon départ. Je retrouverai ainsi un monde familier.
Les chiffres se mirent à tourbillonner dans l'esprit de Mic. Comment cet homme pourrait-il revenir sur la Terre en 2024 alors qu'en ce moment même, ils vivaient tous deux après 2025 ?
— Voilà, conclut l'étranger en remettant en place.... Ma mission est achevée. Oui, je voulais que ton voyage se poursuive plus agréablement. Il aurait été inhumain de te laisser continuer ta route sans que tu puisses utiliser cet appareil.
— Comment ? bégaya Mic. Mais vous... tu ne me ramènes pas sur la Terre ?
— C'est impossible, dit l'homme en souriant.
— Cependant, ma mission est complètement inutile puisqu'un autre...
Un autre.
Un autre parti en l'an 2020, parvenu sur 61 du Cygne et reparti vers la Terre en reculant dans le Temps.
L'inconnu continuait de sourire, certain de ce qui allait se passer. Exactement comme s'il revivait une vieille, une très vieille scène.
Mic approcha son visage de ce cosmonaute qui lui ressemblait et qui était de quinze ans son aîné. Il était de la même taille que lui. Il avait les mêmes traits. Seules, trois rides profondes barraient son front fatigué. Quelles épreuves cet homme avait-il derrière lui ?
Derrière lui ?
Enfin, Mic saisit le bras droit de celui qui lui faisait face ; il releva le tissu de la combinaison spatiale jusqu'à ce qu'il découvre une vieille cicatrice qui lui barrait l'avant-bras.
Il recula, effaré.
— Eh oui, avoua l'inconnu. Je suis toi-même. Je suis aussi Michel Mance. Un Mic plus vieux de quinze ans, et qui recule dans le Temps pour revenir sur sa Terre.
— Tu es... tu es moi-même !
— Je savais que pendant ce voyage, je croiserais à un certain moment mon propre vaisseau sur le chemin de l'aller. Je savais que je viendrais y réparer l'ordinateur sans lequel mon voyage n'aurait été qu'une corvée monotone.
Mic avalait sa salive avec difficulté.
— Mais pourquoi savais-tu que tu t'arrêterais ? Qu'est-ce qui t'empêchait de poursuivre ta route ?
— Ma propre histoire, Mic. Car cette scène, je l'ai déjà vécue.
— Quelle scène ?
— Celle que nous vivons en ce moment même. Je l'ai déjà vécue, à ta place, il y a quinze ans.
— Et... je suis en train de la vivre ? dit Mic qui sentait sa raison défaillir.
— Oui, je puis aussi te rassurer sur les années qui t'attendent : tout se passera bien... jusqu'à ce que tu te retrouves ici, et maintenant. Car à partir de cet instant, du moins pour moi, l'avenir s'ouvre vers l'inconnu.
Il tendit la main au jeune astronaute, puis lui adressa un dernier signe et lui jeta :
— Adieu. Et à bientôt.
Quelques minutes plus tard, l'autre Mic reprenait sa course vers la Terre.
Bientôt, l'image de son vaisseau s'effaça du radar. Michel Mance, englouti par l'espace-temps qu'il venait de franchir à reculons, poursuivait son retour, laissant son jeune sosie en proie à une confusion extrême.
***
Mic se remit de l'étrange événement. Il lui arriva même de l'oublier, pendant les sept années que dura la suite de son voyage.
Parvenu sur 61 du Cygne, il lui fallut peu de temps pour découvrir les deux satellites habités de la planète géante.
Huit ans plus tard, il quittait ses hôtes et reprenait le chemin du système solaire, son vaisseau muni du dispositif spatiotemporel qui lui permettrait de revenir sur la Terre quatre ans seulement après son départ.
Le voyage de retour se déroula sans anicroche, jusqu'au jour où, sur son écran radar, l'image d'un vaisseau spatial en route vers 61 du Cygne l'avertit que le moment était arrivé.
Fallait-il ou non intercepter son propre vaisseau, faire connaissance avec son double plus jeune de quinze ans, réparer l'ordinateur ? Il ne se posa même pas la question : l'événement avait déjà eu lieu. C'est donc qu'il existait. Il aurait pu modifier son avenir, mais comment aurait-il pu modifier son passé ?
Mic, dont les cheveux commençaient à grisonner sur les tempes, s'apprêta à effectuer le rendez-vous spatial. Il ôta soigneusement du vieil ordinateur réparé quinze ans plus tôt la pièce qu'il savait être défectueuse dans l'appareil du premier vaisseau ; il n'en aurait plus besoin, puisqu'il ne mettrait que quelques jours pour rejoindre la Terre.
Il ouvrit le sas et il eut un choc en apercevant ce jeune homme à l'expression stupéfaite. Au milieu de la salle des commandes gisaient les pièces de l'ordinateur à moitié démonté. Des taches de sang encore frais maculaient la moquette du vaisseau.
— Michel Mance ? demanda-t-il en souriant. Je suis très content de faire ta connaissance.
Moment attendu ! Il se retrouvait enfin avec lui-même, pour cette conversation seul à seul.
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