Toujours, j'avais marché sur la corde raide. Funambule de la vie, je n'avais cessé de vaciller entre sol et abîme, entre lumière et ténèbres, entre raison et folie.
Six mois plus tôt, la folie l'avait emporté.
Cet après-midi-là, Jack avait frappé à ma porte. Excité, essoufflé, il m'avait saisi par l'épaule et jeté :
— Viens, Roland. Je t'emmène. J'ai besoin de toi.
Je m'en souvenais aujourd'hui : j'avais hésité. J'aurais pu lui répliquer : Laisse-moi, fiche-moi la paix.
J'aurais pu. J'aurais dû.
Je ne l'ai pas fait.
Depuis que j'avais été licencié, j'étais mou, sombre, déprimé. En ce méchant après-midi d'automne, je somnolais devant une mauvaise émission de télé. Je me suis levé sans un mot et je l'ai suivi. Sans même lui poser de questions. Parce que je me doutais qu'il m'entraînait dans un mauvais coup.
Jack, j'avais fait sa connaissance peu auparavant, dans une boîte un peu louche où je ruminais mon ennui. J'avais bien deviné que ce type vivait de combines et de petits trafics. Mais il m'avait offert à boire, réconforté. Il m'avait séduit par sa fausse bonne humeur, sa gouaille et l'assurance avec laquelle il dépensait sans compter.
Ce fameux et désastreux après-midi, il m'avait fait monter dans sa nouvelle voiture — il avait dû la voler le matin même — et s'était garé en double file à l'angle d'une avenue.
Il y avait foule dans cette banlieue voisine de la mienne.
— Attends-moi ! m'avait-il simplement jeté. Surtout, n'éteins pas le moteur. Même si je ne reviens pas avant une demi-heure !
En effet, une demi-heure avait coulé. Je commençais à m'impatienter. Quand j'ai entendu les sirènes de police, j'ai d'abord stupidement pensé : je gène le passage, les flics vont me demander de circuler, je vais partir... mais où ? Et comment Jack va-t-il me retrouver ?
Tout s'est alors passé très vite, en dix secondes, peut-être moins : un film d'épouvante qui depuis hante mes nuits, peuple mes cauchemars et tourne en boucle dans ma mémoire...
Jack surgit. Il court. Il est poursuivi. Un bas de soie recouvre son visage, noie et aplatit ses traits. Il s'engouffre dans la voiture du mauvais côté, celui du passager — le mien. Haletant, il me pousse vers le volant, hurle :
— File ! Vite ! Qu'est-ce que tu attends ?
A cet instant, un coup de feu claque, la vitre arrière vole en éclats. Et moi, je reste là, pétrifié, incapable du moindre geste. Jack, lui, fouille dans la boîte à gants, en sort une arme qu'il brandit en se retournant. Une nouvelle fois, il braille :
— Démarre, Roland ! Bon sang, foutons le camp !
Une détonation retentit. Puis une autre. Du sang gicle soudain sur les vitres. Un corps s'affale contre moi, me coince contre la portière. Je me dégage et repousse du bras la main de Jack qui lâche son arme sur mes genoux. C'est au moment où je la saisis pour la repousser que la porte de la voiture s'ouvre.
— Pas un geste ! hurle une énorme voix.
Je me souviens du froid glacial d'un canon pointé sur ma tempe. Et de cette absolue certitude : si je lâche le revolver que je tiens, si je fais mine de me lever, de bouger, ou de respirer un peu fort, je suis un homme mort.
Le reste se déroula dans un cérémonial identique à celui des pires films d'action de série B : ma capture et une interminable série d'interrogatoires.
Durant ma détention préventive, je reconstituai aisément ce qui s'était passé : les amis de Jack avaient programmé un hold-up. Au dernier moment, leur chauffeur s'était défilé. Jack m'avait embauché à l'improviste, sans me préciser notre destination ni mon rôle. Il avait laissé le véhicule en stationnement à l'angle de la banque. Jusqu'au bout, j'aurais pu tout ignorer. Mais rien ne s'était passé comme prévu : l'alarme avait été donnée, la police était arrivée, les malfrats avaient répliqué et tous été abattus.
Seul Jack avait pu fuir. Pas assez vite.
En dix secondes, j'étais devenu l'unique survivant d'un casse qui avait mal tourné et auquel j'avais été malgré moi mêlé... mais comment le prouver ?
Pendant le procès, mon avocat plaida les circonstances atténuantes : mal élevé par une mère seule et tôt disparue, le jeune Roland Salvant avait fait des études médiocres avant de vivre de petits boulots. Dépressif, il s'était laissé entraîner par de mauvaises fréquentations. Dans ce hold-up bâclé au cours duquel quatre jeunes gens et un policier avaient trouvé la mort, il était le plus insignifiant et récent complice. Oh, il n'avait pas voulu tuer le gardien de la paix qui avait abattu Jack juste après qu'il était monté dans la voiture ! C'était là un geste stupide de défense.
Car bien entendu, nul ne crut ma version des faits. Jugé coupable, je fus condamné à vingt ans de prison ferme.
Vingt ans...
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