Ce voyage à Arc-et-Senans lui livrerait-il la clé d'Ecoland ? Il l'espérait tout en doutant (...) Aussi, il effectuait ce périple à tout hasard, comme ceux qui vont à Lisieux ou à Lourdes, espérant un miracle sans trop y croire.
A la gare, il descendit à pied vers le centre ville, où il emprunta un car pour la Saline.
Le véhicule se remplissait lentement de voyageurs ; Vitalin songea soudain à Yolande, dont le visage s'estompait de sa mémoire. Il prit conscience qu'elle devenait, au bout d'un fil qu'il suivait avec entêtement, un objectif de plus en plus mince, un but qui se déformait en s'éloignant. Il s'aperçut qu'elle comptait moins que le chemin qui menait à elle, moins qu'Ecoland qui, devant lui, reculait.
— Face à nous, vous apercevez la Saline Royale, dit le chauffeur.
La route, droite, y aboutissait, balisée par des arbres rigides. Alentour, la nature semblait avoir fui cette structure immense ; son relief et son équilibre possédaient l'évidence des chefs-d'oeuvre, celle des cathédrales, des temples, des pyramides.
Le chauffeur, au micro, récitait un texte appris par coeur :
— A l'origine, Claude-Nicolas Ledoux avait conçu un projet grandiose et une ville idéale entièrement circulaire. Il souhaitait que les hommes puissent y travailler, dormir, se distraire... Cette cité n'a été édifiée qu'en partie. L'architecte visionnaire n'a pu achever son utopie
Vitalin n'en était pas étonné : il appartient toujours aux générations futures de boucler le cercle amorcé.
La ville idéale paraissait immuable, destinée à subsister ici après les civilisations éphémères. Vitalin se sentait à la fois attiré par cette forteresse, et découragé face à sa sévérité. Comme si, captivant l'attention des hommes grâce à sa perfection démesurée, elle repoussait aussitôt leur volonté.
Il franchit l'entrée, aperçut les bâtiments juxtaposés, fermés sur ce parc austère, et il comprit.
Il comprit que la Saline était une roue immobile, incomplète, dont le vitalisme latent lançait aux hommes un défi : je suis là pour être connue, aimée, pénétrée — et de cette union doivent naître votre devenir et mon achèvement.
Une fois encore, Vitalin repensa à Yolande. Ce n'était plus elle qu'il poursuivait, il en fut désormais certain. En entrant dans le demi-cercle, il venait de se faire happer par la mâchoire ouverte d'une monstrueuse mécanique, celle du destin.
Il entra dans le bâtiment des tonneliers ; il était nu, dallé, surmonté d'une charpente de bois colossale. Nouveau Jonas, il était devenu le voyageur imprudent pris sous la coque inversée d'un navire.
Des touristes le rejoignirent ; il lui sembla qu'ils chuchotaient à voix basse : Yolande est passée par ici. La Saline est le seuil d'Ecoland, son tremplin, l'ultime étape !
Il sursauta en apercevant le panneau : Centre International de Réflexion sur le Futur. Bâtiment C. 1er étage.
Il suivit la flèche et entra dans le bâtiment des maréchaux, une salle identique à celle qu'il venait de quitter ; elle abritait une exposition sur l'architecture utopique. Des panneaux de bois affichaient les plans de nombreux visionnaires : théâtres, forts, cénotaphes, habitations troglodytiques, villes flottantes dans la baie de Tokyo ou cités de métal en orbite résultant des travaux d'O'Neil.
Vitalin se fraya un chemin dans le labyrinthe des panneaux pour accéder à l'escalier. Quelques badauds s'écartèrent.
Et soudain, il se retrouva face à la jeune femme de la veille.
Il s'arrêta puisqu'elle lui barrait le chemin : la surprise semblait la clouer sur place.
Il connaissait cette inconnue. D'ailleurs elle lui sourit.
— Bonjour, dit-il encore.
— Bonjour, répondit-elle pour la deuxième fois.
Alors, le fil se déroula jusqu'au bout : il avait croisé cette jeune femme dans le parc du château de Courbouzon. Hier, il l'avait saluée. Car il l'avait identifiée comme l'une des spectatrices qui, à Hyères, assistait à la pièce...
Ecoland, Ecoland, Ecoland !
Les trois coups viennent d'être frappés.
La porte s'ouvre, le rideau se lève.
Elle dit :
— Je m'appelle Clovisse.
Il dit :
— Je m'appelle Vitalin.
Ils effectuent un pas chacun. Simplement, ils se serrent la main — parce que le public les entoure, qu'ils sont spectateurs l'un de l'autre et qu'il est encore trop tôt pour improviser.
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