1.
Au loin, du côté de la forêt, il y eut un bref éclair puis le grondement d'un orage.
— Je te l'avais bien dit, que la météo avait promis de la pluie ! s'écria Sylvain. C'est malin : nous sommes partis du village il y a une demi-heure et maintenant, nous allons prendre la sauce... allez, on revient !
Il saisit Sophie par la main, l'obligea à faire demi-tour et l'entraîna en courant sur le sentier caillouteux. Bientôt essoufflée, elle l'obligea à ralentir et lui désigna le soleil de juillet, qui tapait dur.
— Pas si vite ! Tu ne trouves pas ça bizarre, un orage sans nuages ? Regarde, le ciel est bleu et complètement dégagé.
Ils ralentirent l'allure. De chaque côté du chemin, les grillons s'étaient remis à crier à tue-tête. Un peu avant le bois, un troupeau de vaches continuait de paître comme si rien ne s'était passé.
Sylvain bougonna :
— Pourtant, je n'ai pas rêvé ! Tu as vu cet éclair aussi bien que moi, non ? Et il a tonné aussitôt après ! A Paris, c'est un signe d'orage. Mais c'est peut-être différent, dans le Périgord ?
Ce trait d'humour vexa Sophie, qui haussa les épaules. Elle était née ici et ses parents étaient cultivateurs. Ils redoutaient les orages qui, à la saison des moissons, gâchaient la récolte ; mais elle n'avait jamais vu la pluie tomber quand le ciel était si bleu ! L'après-midi s'annonçait splendide. D'ailleurs, la météo avait prévu que le temps ne se gâterait que le soir. Indécis, Sylvain risqua :
— Tu crois que nous pourrions reprendre la promenade et rejoindre Monfaucon ?
Monfaucon était le village voisin, ils pourraient y trouver un abri s'ils étaient surpris par une averse. Sophie fut étonnée que Sylvain lui demande son avis. Le plus souvent, il décidait de tout, sous prétexte qu'il était d'un an plus âgé qu'elle. Parfois pourtant, elle lui rabattait son caquet : ce Parisien ne savait pas reconnaître un pommier d'un chêne, ni un mouton d'une brebis !
Soudain, il plongea la main dans les poches de son bermuda. Non, les sandwiches du goûter étaient toujours là. Un instant, il avait craint les avoir perdus en courant.
Sophie ralentit l'allure et soudain, s'arrêta net.
— Sylvain, regarde : un oeuf !
Ca, c'était une sacrée découverte : un oeuf tout neuf au beau milieu du chemin ! Sylvain se pencha et saisit délicatement l'oeuf dans sa main droite.
— On peut l'emporter, pas vrai ? De toute façon, jamais les fermiers ne viendront le chercher ici !
Sophie acquiesça en souriant avec indulgence : son copain était aussi fier que s'il avait découvert un trèfle à quatre feuilles ! Mais bientôt, il pâlit, fronça les sourcils, demanda :
— Tu crois qu'il est frais, cet oeuf ?
— Evidemment ! Il n'était pas là quand nous sommes passés ici, il y a moins d'un quart d'heure ! C'est une poule égarée qui est venue le pondre sur le sentier.
Ce que Sylvain n'osait pas avouer, c'est que cet oeuf était curieusement froid pour avoir été pondu récemment. Il était d'ailleurs resté au soleil... Froid ? Non : il était glacé !
A présent, il marchait sans oser ouvrir la main. Quelque chose de bizarre était en train de se produire : son bras droit s'engourdissait, se paralysait lentement. Il aurait juré que l'oeuf pompait toute l'énergie de son corps !
Il voulut alors parler... crier ! Impossible : tous ses membres étaient insensibles ; mais il continuait d'avancer, mécaniquement. Il avait l'impression de devenir impalpable, transparent.
Soudain, il se rendit compte que ses pieds battaient dans le vide ! Il ne sentait plus le contact rugueux et rassurant des cailloux sous ses pas. Devant ses yeux, le paysage se noyait peu à peu dans un brouillard inconnu. Il se sentit d'un coup aspiré par une force mystérieuse !
L'éclat d'un soleil inconnu l'éblouit.
Sophie, elle poussa un cri : son camarade perdait toute consistance, il était devenu un fantôme qui s'effilochait comme un reflet dans l'eau au fur et à mesure qu'il s'éloignait.
Sur le chemin, sa forme s'était estompée... puis elle disparut tout à fait !
2.
Sylvain, qui continuait de marcher, comprit que le soleil, face à lui, n'était que l'éclat banal et artificiel d'une grosse lampe de bureau.
— Eh bien, XP 637, quelles nouvelles ?
Les paroles qu'il venait d'entendre n'avaient pas été prononcées à voix haute... elles avaient surgi dans son cerveau ! Il en avait compris le sens aussitôt. Soudain, il buta dans un meuble métallique et s'arrêta.
— Mais... qui êtes-vous ?
C'est drôle, pensa Sylvain qui flottait dans une sorte de rêve éveillé, on dirait qu'on me chatouille le cerveau !
— Personne ne vous chatouille ! Répondez : qui êtes-vous ?
Cette fois, la réalité s'imposa à lui, absurde, folle : il se trouvait dans une pièce sphérique, caparaçonnée de métal brillant. Devant lui, une sorte de bureau. Et derrière ce bureau... un homme. Euh, non, ce n'était pas vraiment un homme.
Sylvain recula, épouvanté. Quelle était cette créature qui, en quelques instants, avait surgi devant lui ? Et comment pouvait-il, lui, Sylvain, se trouver ici alors qu'une minute auparavant, il marchait en direction du village ?
— Que faites-vous ici ?
L'inconnu se leva. Il possédait bien deux bras et deux jambes, mais son visage ressemblait à celui d'un extraterrestre de bande dessinée : c'était un globe pâle avec deux perles ovales à la place des yeux. Cette barre horizontale rosâtre était sûrement une bouche !
— Hum ! Je... eh bien... bredouilla Sylvain.
— Ne parlez pas ! ordonna la créature sans que ses lèvres bougent. Je ne comprends pas votre langage. Pensez ! Que faites-vous ici ?
— Je voudrais bien le savoir ! pensa fortement Sylvain à l'adresse de son interlocuteur. Je revenais d'une promenade avec Sophie, ma copine, lorsque j'ai découvert, au milieu du chemin, un oeuf. Dès que je l'ai eu en main...
— Ah, je comprends !
L'inconnu s'assit sur une sorte de tabouret pneumatique. Il invita Sylvain à l'imiter.
— Vous pouvez poser l'oeuf. Oui, ici, s'il vous plaît.
Sylvain déposa l'objet — à y bien réfléchir, ce n'était sans doute pas un oeuf ! — au centre d'un réceptacle hérissé de fils.
— Vous avez ramassé le transmetteur individuel qui permettait à XP 637 de rester en contact avec nous. C'est une erreur regrettable.
Suivit une série de jurons incompréhensibles — mais sûrement épouvantables. Puis une liste de sanctions destinées à punir XP 637 de sa négligence.
— Parce que ce, euh... cet oeuf ?commença Sylvain.
— En fait, il s'agit d'un dématérialisateur-transporteur. Un appareil qui permet à nos envoyés de revenir instantanément sur leur monde d'origine pour y rapporter des échantillons.
— Leur... leur monde d'origine ? bredouilla Sylvain qui avait du mal à classer ses pensées. Parce que je ne suis plus sur Terre ?
— Non. Nous nous trouvons sur une planète située à plusieurs années-lumière de votre système solaire.
L'extraterrestre s'était radouci, le ton de ses pensées semblait moins abrupt. Sylvain, lui, sentait sa raison défaillir. Il déglutit et reprit, en hochant la tête :
— Incroyable ! Mais ce, euh... cet œuf égaré par... XP 637, comment peut-il transporter quelqu'un ?
L'inconnu lui transmit alors l'essentiel d'un processus complexe, qui pouvait se résumer à... oeuf / contact avec la peau / liaison avec le cerveau / informations aux cellules / cellules décomposées par l'énergie de l'oeuf / cellules reconstituées sur la planète d'origine...
Dans l'esprit de Sylvain, les images que lui transmettait l'extraterrestre défilaient en accéléré. Il commençait à entrevoir la vérité et interrogea :
— Dans quel but votre... XP 637 est-il venu sur Terre ?
La bouche de l'extraterrestre grimaça un sourire amer.
— Voyez-vous, à la suite de cataclysmes et d'imprudences, notre sol s'est appauvri. Aujourd'hui, notre milieu naturel est détruit. Nos végétaux ont disparu et la famine menace notre planète ! Nous cherchons des produits nouveaux pour nourrir notre population, notamment des plantes qui pourraient s'acclimater sur notre monde. Voilà pourquoi nous envoyons dans des engins spatiaux des astronautes chargés de rapporter ici des spécimens de végétaux !
— Ah ! s'exclama intérieurement Sylvain, je comprends à présent !
L'éclair... le tonnerre ! Ainsi s'était manifestée sur Terre l'arrivée de l'engin spatial !
— Mais pourquoi utilisez-vous des vaisseaux puisque vous disposez d'un... oeuf bien moins encombrant et plus pratique ?
— Réfléchis : il faut bien que l'oeuf soit lui-même arrivé sur la planète en question !
L'extraterrestre se leva, esquissa un geste poli qui ressemblait à un adieu. Puis il émit, en vrac et avec humilité :
— Excuses du délégué planétaire / Espoir que le jeune Terrien ne tiendra pas rigueur à ses hôtes de cet incident / Discrétion absolue sollicitée / Sanctions sévères envers ce stupide XP 637 / Obligation de rapatrier dès maintenant Sylvain sur son monde d'origine...
— Attendez ! interrompit Sylvain en fouillant ses poches. Je peux peut-être vous aider...
Il posa sur le bureau deux sandwiches un peu écrasés. C'était stupide et dérisoire. Comment une demi-baguette aurait-elle pu venir au secours de plusieurs millions, plusieurs milliards d'extraterrestres ? A son grand étonnement, le délégué planétaire s'exclama :
— Ah ! Très intéressant, merci.
D'une main tentaculaire, il s'empara des sandwiches et les glissa dans un orifice du mur, une sorte de four encastré. Un clapet se referma. Et sur l'écran qui surmontait l'appareil se mirent à défiler des signes, sans doute des symboles chimiques !
— Voyons... les formules atomiques : sel, levure, protides, lipides...
— Euh... je crois que c'était du pain, du beurre et du chocolat !
Les trois éléments furent sélectionnés par l'ordinateur. Et Sylvain, stupéfait, vit se dessiner l'image d'un grain de blé. Puis d'un épi. Et aussi celle d'un cacaoyer. Enfin, celle d'une vache, assez maladroitement reconstituée, il fallait bien l'avouer !
Visiblement satisfait, l'extraterrestre se tourna vers son hôte :
— Ces produits semblent parfaitement adaptables à notre monde ! Nous allons procéder immédiatement à leur reconstitution. Au nom de toute la population de notre planète, je te remercie pour ton aide, Sylvain. Tu es nettement plus efficace que ce maladroit de XP 637 ! Pourrais-tu nous confier ces produits alimentaires ?
— Oh, je vous en fais volontiers cadeau !
D'ailleurs, Sylvain n'aurait pas été rassuré de manger les sandwiches après leur passage dans cet étrange four micro-ondes !
— A présent, tu vas repartir. Ah... si tu retrouves XP 637, dis-lui... Non. Tu ne pourras rien lui dire. Attends : pour le retour, tu dois prendre l'oeuf dans la main gauche.
Sylvain obéit. Il voulut adresser à son hôte un signe amical de sa main libre. Mais déjà, son bras devenait lourd ; son corps se glaçait. Les parois métalliques de la pièce se mirent à luire d'un éclat insoutenable.
Puis ce fut le néant... et cette fabuleuse sensation de flottement !
3.
— Sylvain ! Mais que s'est-il passé ?
Sophie accourut vers son compagnon dont la silhouette se reconstituait au milieu du chemin.
— J'ai eu si peur ! dit-elle en le serrant contre elle. Que t'est-il arrivé ? Tu n'as rien ?
— Non. Attends. Je vais t'expliquer. Dis-moi, tu n'as vu personne ?
Ragaillardi, Sylvain constata que le sol était redevenu ferme sous ses pieds. Il respira avec soulagement une bonne odeur de foin coupé.
— Si, répondit Sophie. J'ai aperçu un motocycliste. Pourquoi ?
Sylvain repéra alors, à l'orée de la forêt, un individu en combinaison bleue, penché... comme s'il cherchait un objet dans l'herbe ! Son casque luisant brillait au soleil.
—Un motocycliste ? dit Sylvain en souriant. Attends-moi une seconde, j'ai quelque chose à lui rendre.
— Quoi ?
— Sa motocyclette !
Il courut jusqu'à l'orée du bois. La silhouette fit mine de fuir mais Sylvain tendit l'œuf à bout de bras. Il reconnut le faciès globuleux, les yeux ovales et noirs, le trait rose de la bouche.
— Je crois que ça t'appartient ? dit-il en tendant l'oeuf.
Le voyageur eut un moment d'hésitation ; puis il saisit l'objet en hochant vigoureusement la tête.
— Oh, ne me remercie pas ! Je suis ravi de t'avoir rendu service ! Mais tu sais, on va te passer un sacré savon à ton retour ! Ah : et puis vérifie tes poches, il y en a sûrement une de trouée.
Sans attendre de réponse, Sylvain dévala la prairie sous le regard placide des vaches ; il leur en aurait fallu bien davantage pour qu'elles interrompent leur repas.
— Et maintenant repartons, dit-il tout joyeux en rejoignant Sophie.
— Vas-tu enfin m'expliquer ? Et puis... où allons-nous ? Crois-tu que nous pouvons rejoindre Monfaucon ?
Sylvain leva la tête, huma le vent en connaisseur et affirma :
— Oui. L'orage est passé ! On continue la promenade.
Mais en portant la main à sa poche, il s'aperçut que les sandwiches n'étaient plus là.
— Et puis non, reprit-il dépité. Rentrons goûter à la maison !
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