Christian Grenier, auteur jeunesse
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Grenier, au tableau !

 
Ce texte est paru dans le N°62 de la revue "Trousses Livres" en Septembre 1985

»Grenier, au tableau !»

J'ai le coup de poing au cœur caractéristique qui suit toujours l'appel officiel de mon nom, le vertige innommable, la nausée, la panique... Eh bien ça y est ! Cette phrase attendue et redoutée, elle est enfin venue.

Je me lève, jambes flageolantes, la tête vide et sonore, l'impression que tous les regards sont rivés sur moi (ils le sont), la certitude qu'une catastrophe est imminente, quelque chose de plus terrible que la guerre, que la mort, que la visite hebdomadaire chez le dentiste... J'avance jusqu'à l'estrade dans un silence presque respectueux.

Nous sommes en 1958, au lycée Chaptal, en classe de quatrième, cours de mathématiques... Depuis trois ans, mes notes en cette matière ont suivi une courbe régulière, et descendante. Moi, les maths, j'aurais bien voulu les comprendre, les aimer — comme ces forts en équations qui, au premier rang, semblent se régaler de chiffres et jonglent avec les décimales et les bissectrices — . Mais dès le mois d'octobre, M. Hoslin m'a fait comprendre que ma nullité en cette matière était grasse, scandaleuse, irréversible...

J'avoue que je me suis aisément laissé convaincre. D'autant que depuis le début de l'année scolaire, M. Hoslin me fiche la paix. Il m'a relégué d'office au dernier rang où, après quelques semaines d'ennui face à ses explications magistrales incompréhensibles, je me suis mis à écrire. Pas le cours, non, mais des poèmes, des nouvelles, des romans, des pièces de théâtre. En classe, j'ai toujours écrit pendant les cours qui ne m'intéressaient pas. Très vite, à l'école comme au lycée m'ont sauté aux yeux deux évidences : la première, c'est que la personnalité du maître rend l'année douce, passionnante, ou insipide et morne, la première, c'est que je ne déteste pas les maths, mais que ceux qui me les enseignent me les font détester. La seconde, c'est que, si m'ennuyant pendant un cours, j'écris eh bien on me laisse tranquille : oui, les profs sont laxistes ou naïfs au point de croire qu'un élève qui écrit travaille... Alors, en maths, comme je n'y comprends rien, j'écris.

Hélas, M. Hoslin vient de rompre le pacte. Pour la première fois, il me met à l'épreuve en public.

Souvent, il m'a ridiculisé en classe, m'interpellant pour commenter un résultat : « Est-ce que Grenier est d'accord ?Et si on demandait la solution à Grenier ? » Et mes camarades de rire, hypocrites et polis.

Mais là, ils ne rient plus. Curieusement, la future démonstration de ma nullité déjà connue s'annonce un rien tendue. II est vrai que le dénouement s'annonce sans surprise  : depuis trois ans, je montre autant de facilité à conserver ma place de premier en français que ma place de dernier en maths. Hoslin doit pressentir que son spectacle va manquer d'imprévu, qu'il s'acharne sur un cadavre. Alors, comme je monte sur l'échafaud (je veux dire : sur l'estrade) il me gracie d'un geste magnanime : « Oh, et puis non, retournez à votre place, ce n'est pas la peine de perdre son temps... »

Mes camarades semblent aussi soulagés que moi.

Je retourne sur les gradins, je rejoins le dernier rang, 1e poulailler de ce grand théâtre qu'est la classe et dans lequel j'aimerais bien, un jour, troquer ma place de spectateur contre celle de metteur en scène... Et je me remets à écrire.

Un jour, je me vengerai. Un jour, je serai prof, moi aussi, mais je me choisirai un autre rôle. Ou bien alors, j'écrirai un roman. Un roman dans lequel le méchant s'appellera Hoslin.

A quoi tiennent donc les vocations ? Je suis en train de mûrir une lente, une patiente machination...



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