Christian Grenier, auteur jeunesse
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Le petit Pioui
(Article)

 
Ce texte est paru dans le N°100 de la revue "Nous Voulons Lire" en Octobre 1993

     J'avais quatre ou cinq ans quand mes parents m'achetèrent mon premier livre. C'était le Petit Pioui. chien de cirque, quatrième titre de la collection « Les petits livres d'or », albums le plus souvent traduits ou adaptés de l'américain et distribués par Flammarion. C'était en 1950 et je ne savais pas encore lire, je me revois, regardant les images du Petit Pioui que me lisait la fille de la concierge. Mes souvenirs sont précis parce que résonne encore en moi l'écho d'une émotion souvent multipliée : combien de fois ai-je feuilleté, lu, relu cet album ?

     Le Petit Piou est-il un bon ou un mauvais livre ? De quelles traces (éphémères ? durables ? indélébiles ?) marqua-t-il mon enfance, ma vie d'adulte, mes comportements futurs, et mon imaginaire d'écrivain ? Je laisse aux critiques, aux psychologues et aux pédagogues le soin d'en débattre, me contentant de livrer ici la trame de ce récit et quelques réflexions personnelles...
     Le petit Pioui est un chien minuscule ; il tient dans la main de son maître, « l'Homme du cirque », qui l'exhibe quotidiennement à un public admirateur et ravi. De la femme cent kilos au clown à deux têtes, tout te monde aime le petit Pioui. Mais un jour, quelque chose de terrible arrive : le petit Pioui se met à grandir, à grandir... jusqu'à atteindre la même taille que tous les chiens qu'on voit partout (...) Alors tout le cirque magnifique se mit à pleurer et tout le cirque dit Adieu cher petit Pioui. Exilé, Pioui continue de grandir, de grandir... Devenu un chien géant, il revient dans le cirque, où son maître l'accueille, puisqu'il peut désormais montrer au public le plus énorme chien de la terre entière.

     Pour les besoins de cet article, j'ai exhumé ce petit livre d'or et j'ai retrouvé, intacts, les deux moments qui provoquaient en moi l'émoi le plus vif : les adieux du petit Pioui au cirque et la poursuite fantastique de sa croissance. Aujourd'hui, je reste confondu devant la brièveté de ces lignes et la simplicité de ces dessins : comment un album aussi modeste (qui sait, aussi « médiocre » ? a-t-il pu me marquer ainsi ? Aujourd'hui, je m'étonne d'avoir, enfant, accepté le départ si injuste du petit Pioui-devenu-un-chien-ordinaire. Certes, il ne sait faire aucun tour pas un seul pas même une cabriole et pas même tendre la patte. Mais est-ce une raison pour le chasser du cirque ? A moins que cette injustice ne soit précisément à l'origine de cette émotion que je ne pouvais à l'époque définir ni analyser ?

     J'aimerais voir dans Le petit Pioui l'origine de mon intérêt pour la science-fiction — mais je sais qu'il n'en est rien. Au mieux, je devine que ce texte me toucha plus particulièrement parce son action se déroulait dans un univers qui m'était familier : le monde du spectacle. Le petit Pioui me livrait l'image d'un « cabotin » surprotégé, adulé de ses proches comme du public, et soudain rejeté dans le dur monde réel parce qu'il devenait comme les autres. Le retour de Pioui, magnifié, dans son monde originel, n'était possible qu'au moyen d'une métamorphose qui avait fait de lui un géant.

     Je suis troublé en constatant que le monde du théâtre est celui de mon enfance. Qui sait si mes « pulsions théâtrales » ne témoignent pas de mon envie de ne pas grandir ? Qui sait si ma fonction d'écrivain ne m'a pas permis de détourner cette pulsion pour revenir, modifié, dans mon univers d'origine ?

     Mais ma plus grande surprise, lorsque j'ai relu ce texte il y a quelques jours, concerne le style : car si j'ai retrouvé la trame et les images du récit, j'ai bel et bien découvert la façon audacieuse (ou volontairement maladroite et fautive ?) dont il fut rédigé — ou traduit. En effet, l'auteur, Dorothy Kunhardt, relie les propositions sans se soucier de les séparer. Une seule virgule marque une respiration dans la première « phrase » :

     Il y avait une fois un homme de cirque avec un haut chapeau tout rouge sur sa tête et il avait un cirque à lui tout seul et c'est pourquoi on l'appelait l'homme du cirque, et c'était un cirque magnifique magnifique magnifique.

     Ce procédé m'intrigue doublement : d'abord parce qu'il me semble une audace pour un texte dont le copyright est de 1934, la traduction de 1949, et qui est destiné aux enfants ; ensuite parce que j'ai utilisé, dans l'un de mes derniers textes — Auteur auteur imposteur, chez Denoël — , une technique semblable, qui veille en outre à intégrer les dialogues au récit, ce dont l'auteur du petit Pioui ne se prive pas :

     Alors l'homme du cirque disait Ah je savais bien que tout le monde aimerait mon petit Pioui c'est dommage qu'il ne sache faire aucun tour pas un seul pas même une cabriole et pas même tendre la patte mais ça ne fait rien c'est un si joli petit que tout le monde l'aime. (sic)

     D'autres lectures me marqueront encore.

     Mais quarante ans et quelques milliers de livres plus tard, une certitude s'impose. Ni Madame Bovary, ni Le Rouge et le Noir, ni A la recherche du temps perdu, n'auront aussi profondément ni durablement façonné ma vie, mon écriture, mon imaginaire. Et désormais, quand mes interlocuteurs murmureront, avec un sourire indulgent : « Ah, vous écrivez pour les enfants ? », je ne chercherai ni à me justifier ni à convaincre.
     Mais je penserai au Petit Pioui



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Dernière mise à jour du site le 12 octobre 2021
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