Raoul Dubois est mort le 17 décembre dernier, à la veille de ses 82 ans. Sa femme Jacqueline et lui n'ont jamais eu d'enfants ; pourtant nous sommes tous orphelins.
Parmi les sept cents membres de la Charte, seuls les plus anciens le connaissaient. Mais tous doivent savoir ce que nous lui devons. En dépit d'un étrange discours dominant ( « les jeunes ne lisent plus » ! ), la littérature jeunesse a connu, depuis la fin de la dernière guerre, un essor qui ne cesse de s'accélérer. Les causes de cet essor sont multiples. L'une d'elles est sans aucun doute le travail opiniâtre de quelques militants passionnés. Raoul Dubois était l'un d'entre eux.
Avec et après des chercheurs comme Marc Soriano, Robert Escarpit ou Germaine Finifter, Raoul Dubois était, depuis soixante ans, l'un de ceux sans lesquels la littérature jeunesse n'aurait ni la place ni la reconnaissance dont elle bénéficie aujourd'hui. Pèlerin infatigable, militant, critique littéraire, bénévole passionné et généreux, Raoul Dubois allait porter la bonne parole dans les écoles, les collèges, les bibliothèques, les associations, les ministères, afin que le meilleur de cette littérature soit accessible au plus grand nombre, cherchant à convaincre parents, enseignants et responsables éducatifs de l'utiliser, de la propager. Même si Raoul Dubois n'était pas auteur pour la jeunesse 1, son discours était identique — et antérieur — à celui du manifeste de notre association ( au fait, ne serait-ce pas une bonne occasion de le relire et de le méditer ? )
Né en 1922, Raoul Dubois devient à seize ans le plus jeune instituteur de France. Résistant pendant la seconde guerre mondiale ( il cache des enfants juifs et les fait passer.. pour des musulmans ! ), il s'engage au Parti Communiste, auquel il restera fidèle jusqu'au bout. En 1945, il fonde les Francs et Franches Camarades ( les fameux Francas, avec sa revue Jeunes Années devenue Gullivore ) dont il est l'un des responsables nationaux de 1955 à 1988. Co-fondateur et animateur du CRILJ, il mène de pair durant toute sa vie de multiples activités militantes, sur le plan politique, certes ( il était, entre autres, le vice-Président des Amis de la Commune ) mais aussi dans le domaine de l'éducation et surtout celui de la littérature jeunesse.
J'ai fait la connaissance de Raoul Dubois en 1967, en devenant prof de Lettres dans le collège où il enseignait : Charles Péguy, dans le 19ème arrondissement. Sur le plan politique, nous nous sommes vite reconnus. Dans le domaine pédagogique, Raoul devint un modèle. Ouvert, attentif, bienveillant, ce pédagogue hors pair était adoré de ses élèves, auxquels il prêtait en douce les ouvrages pour la jeunesse qu'il recevait au titre de critique littéraire. Eh oui, les CDI n'existaient pas encore ! Et le Principal de notre collège se méfiait de la mauvaise influence des lectures préconisées par des enseignants jugés en marge, et dont la pédagogie rappelait celle d'un certain Freinet : coopérative de classe, débats et écriture de récits pendant les cours... A cette époque, c'était l'explosion des séries Rose et Verte de chez Hachette avec Oui-Oui, le Club des cinq, le Clan des sept, Alice et Fantômette. Méfiant à l'égard de ces séries envahissantes ( seuls les Michel de Georges Bayard lui semblaient dignes d'intérêt ), Raoul tentait de populariser les récits authentiques et forts publiés par des éditeurs novateurs : La Farandole bien sûr mais aussi les Editions de l'Amitié, Magnard, L'Ecole des Loisirs, Nathan et sa Bibliothèque Internationale, Robert Laffont et sa collection Plein Vent, les albums de François Ruy-Vidal et Harlin Quist...
A son contact, j'ai beaucoup appris. Et je lui ai confié l'un de mes manuscrits. C'est lui qui m'orienta vers Tatiana Rageot, lui qui me conseilla de présenter mon roman au Prix ORTF dont il était l'un des neuf jurés — mais il ne vota pas pour mon récit, jugeant cette année-là ( 1971 ) que Le chat de Simulombula, de Jacqueline Held, méritait de l'emporter ! Car Raoul Dubois était d'une probité sans faille. Ce prix, je le décrocherais l'année suivante... alors que Raoul ne faisait plus partie du jury, ce qui lui permit de m'affirmer : — Sans moi, tu aurais fini par montrer tes textes à un éditeur et tu aurais été publié. C'est possible. Mais Raoul m'a montré la voie, une voie que d'autres avaient défrichée avant moi, d'autres qui s'appelaient Madeleine Gilard, Colette Vivier ou Pierre Gamarra. Raoul m'a fait comprendre que j'étais un auteur jeunesse — et je lui en suis à jamais reconnaissant.
Quand la Charte des auteurs fut ébauchée, en juin 1975, dans l'auberge des Ajoncs d'Or, il était là. Il fut d'ailleurs très réservé envers ces auteurs dont il faisait la promotion... et qui prétendaient désormais réclamer de l'argent aux associations oeuvrant bénévolement pour la littérature jeunesse. Mais de même qu'il ne me reprocha jamais de m'être écarté du PC, il ne remit pas en cause l'existence de la Charte. Syndicaliste convaincu, il respectait trop les auteurs pour entraver leurs combats. Il savait que notre action, différente, allait dans le même sens que la sienne.
Cet avocat de la victime et de l'opprimé était devenu le porte-parole d'une littérature souvent négligée, écartée, voire méprisée. Pionnier, il déployait une énergie stupéfiante, à l'image de sa stature imposante et de ses convictions, qu'il clamait haut et fort. Certains le prétendaient sectaire. S'il était un inconditionnel de Desnos, Prévert et Aragon, je l'ai pourtant vu et entendu défendre avec passion des auteurs dont il ne partageait pas les convictions parce que leur texte était, à ses yeux, d'une qualité indiscutable.
En matière littéraire ( ou politique ) il réservait ses coups de gueule à l'hypocrisie, la malhonnêteté, la médiocrité, la démagogie — et au système libéral qui, à ses yeux, les encourageait trop souvent. Ce qu'il supportait mal, c'était le pédantisme, les discours théoriques déconnectés de la réalité. Il aimait remettre les pendules à l'heure, par exemple faire remarquer à ses collègues enseignants que le collège n'était pas une institution faite pour le confort des profs mais pour l'éducation des élèves, ou à ses confrères critiques que l'objectif de la littérature n'était pas de faire passer des notions simples au moyen de phrases compliquées, mais de traduire la complexité du monde et des sentiments avec des mots simples, accessibles au plus grand nombre.
Militant convaincu, Raoul avait un caractère entier, des colères homériques et des appétits pantagruéliques. C'était un personnage rabelaisien dont les outrances apparentes cachaient beaucoup de finesse... et de dérangeantes vérités.
Raoul Dubois s'était donné pour mission de promouvoir la littérature jeunesse de qualité, celle qui ouvre les esprits au monde, celle qui rend à la fois critique et généreux. Celle qui fait réfléchir, celle qui aide à grandir. Celle qui tente d'ouvrir de meilleurs avenirs.
Merci, Raoul, de nous avoir donné l'énergie de cultiver l'utopie. Merci d'avoir fait de nous des auteurs qui passionnent des millions de jeunes lecteurs. Des auteurs qui ont fait leur l'un de tes mots d'ordre : Nous inventons le bonheur. Christian Grenier
Notes : 1. A côté de son gigantesque travail critique, Raoul est notamment l'auteur, souvent en collaboration avec son épouse Jacqueline, de : Julien de Belleville, A l'assaut du ciel, La Révolution racontée aux enfants, Au soleil de 36, Les aventuriers de l'an 2000, Nous inventons le bonheur...
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