La bibliothèque Elsa Triolet de Bobigny ? Nos routes se sont croisées une seule fois. En 1995. Un après-midi. Ce fut une rencontre unique. A tous les sens du terme. Et pourtant, depuis cet instant, Bobigny, j'y pense chaque jour.
Allons, vous plaisantez ? allez-vous dire. Non, pas du tout. Je suis vraiment sincère, Et c'est la stricte vérité. Une vérité et une histoire Que je veux ici relater...
Jusqu'ici — 1995 — j'avais, en tant qu'écrivain Reçu pas mal, disons même Beaucoup de Prix. Tous, du Grand Prix de l'ORTF A celui de la Science-Fiction française, En passant par Le Prix du Salon de l'Enfance, Ou le Grand Prix de L'Imaginaire, Tous donc, Sans exception, concernaient des ouvrages... De science-fiction ! Il m'était pourtant arrivé de toucher A l'humour, A l'album, Au roman social, Voire à la bande dessinée Ou au scénario de dessin animé ! Non : mon talent, A supposer que j'en aie un peu, N'avait été jusque là reconnu Que dans le domaine de la SF.
Or, en 1994 paraissait Mon premier roman policier : Coups de théâtre. Un ouvrage ambigu, Pas vraiment pour la jeunesse Mais que les adultes liraient peu. Pas vraiment une pièce de théâtre, Pas vraiment un roman non plus. Bref, un récit hybride, étrange... Bâtard. Publiable — et publié, Mais sans doute pas très vendable. Seulement voilà, j'ai toujours aimé Ce qui bouscule les frontières, Ce qui flirte avec les mauvais genres, Voire qui n'a pas de genre du tout, Ce qui se veut un peu en marge, Hors de la littérature majuscule,
Or, quelques mois plus tard Est arrivée la surprise : Une lettre. Un Prix. Celui de la ville de Bobigny : Les Bobigneries ! J'en ai été stupéfait et ému Car Bobigny, longtemps, longtemps, Avait été ma préfecture. Moi, l'exilé du Périgord Qui, à l'image de l'héroïne de mon roman, ( elle vit dans un studio à Saint Ouen Et travaille à la brigade de Saint-Denis ! ) Avait quinze ans durant vécu Dans ce qu'on appelait alors Le quatre-vingt treize.
A l'occasion d'un de nos rares séjours à Paris, Chez notre fille — celle-là même Qui avait servi de modèle à mon enquêtrice Logicielle Une responsable de la Bibliothèque Elsa Triolet Dominique Taba ( ou Bénédicte Lorenzo ) Est venue me rencontrer Et me dire : Le Prix des Bobigneries C'est une œuvre d'art qu'on offre à l'auteur : Un tableau, une sculpture, un objet Réalisé par un artiste vivant. Mais peut-être, avant qu'on l'achète, Pourriez-vous nous indiquer un ou deux artistes, L'un de vos amis, qui sait ? Dont vous aimeriez posséder une oeuvre.
Etonnante proposition ! Je ne réfléchis guère. Car depuis quinze ou vingt ans, Je rêvais d'avoir chez moi une œuvre D'un camarade, un ami, un complice : Wojtek Siudmak, Peintre dont les visions surréalistes Dignes de Salvador Dali Ont longtemps orné les affiches Du Festival de Cannes, Artiste dont chacun connaît les couvertures De la collection Pocket SF
Wojtek Siudmak ? Me dit Bénédicte ( ou Dominique ) Qui ne devait pas connaître ce nom Et craignait que je ne lui suggère Paul Rebeyrolle, Pierre Soulages ou Buren. Attention, l'ai-je avertie. Je sais que ses œuvres sont chères Et qu'il ne s'en sépare pas facilement. Nous verrons bien, me répondit-elle. Je ne vous promets rien !
Le jour de la remise du Prix, Je suis arrivé en train à Paris Avec mon épouse Annette Qui partageait alors déjà Depuis trente ans avec moi Le meilleur et parfois le pire. Ce serait, ce jour-là, L'heure du meilleur. La salle, appelée Pablo Néruda, Je m'en souviens, était pleine. Pleine de centaines d'adolescents : Ceux qui avaient élu mon roman !
Les officiels étaient présents : L'équipe des bibliothécaires Et monsieur Chapin, le représentant Du Maire. Face à un public conquis, Je reçus enfin mon cadeau : Un paquet de la taille d'un tableau... Que j'ouvris. C'était bien une œuvre de mon ami Wojtek. Un dessin au crayon, taille 21/29,7. Un tableau fort bien encadré Et signé : W. Siudmak.
Il représentait, il représente toujours Une mer devenue un désert Une barque devenue une épave Une tour de Babel devenue un arbre...
Une évocation morbide ? Pas le moins du monde. Mais Une fenêtre ouverte vers la réflexion, L'imaginaire, le temps, La vie, la mort, le devenir La transformation... Un tremplin suggérant à la fois La beauté et la vanité de la création. Un tableau-miroir, Une main tendue, Un signe.
Je me souviens : J'ai remercié, improvisé un discours Et je suis reparti avec le tableau ( et avec ma femme aussi ). Revenu dans le Périgord, J'ai accroché cet original Devant le fauteuil Où je me tiens quand je n'écris pas.
Bien sûr, quelques mois plus tard, Wojtek et moi avons fini Par nous croiser à nouveau. C'était Je m'en souviens, à Nantes, Au congrès des Utopiales, Une manifestation internationale Dont j'ai l'honneur d'être le parrain. — Sais-tu que j'ai un tableau de toi ? Dis-je à Wojtek après un discours d'accueil. — Oui, m'a-t-il répondu. Je le sais. Je me souviens fort bien du dessin. Il te plaît ? — Beaucoup. Mais j'ai été surpris Que la ville de Bobigny me fasse Un cadeau aussi somptueux. — Pour le prix, ils ont fait un effort, M'a confié Wojtek en souriant. Du coup, m'a-t-il confié J'en ai fait un moi aussi. Pour toi.
Voilà. L'histoire est simple, n'est ce pas ? Mais revenons en Périgord, Dans ma maison, dans mon séjour. Car, faut-il le préciser ? Le fauteuil face auquel Ce tableau est accroché, J'y suis assis très souvent : Chaque soir, une, deux ou trois heures. Car quand je n'écris pas, Je lis ! ( Les écrivains sont insupportables ) Mais bien sûr, de temps à autre, Il m'arrive de relever les yeux, Pour faire le point, réfléchir, penser. Et surtout rêver un peu. Chaque fois, en levant la tête, Mon regard tombe sur ce tableau. Dans ma mémoire, malgré moi, Se déroule alors à l'envers Toujours le même scénario... Oui, je reviens en arrière : Aujourd'hui, je vis de ma plume Ou plutôt de mon ordinateur Et j'en vis beaucoup mieux qu'avant, Beaucoup mieux qu'il y a dix ans. Et tout ça, grâce à Logicielle, Mon héroïne fétiche Qui a déjà vécu une dizaine d'enquêtes, Et touché plusieurs centaines De milliers de lecteurs. Or, Logicielle est née avec Coups de théâtre, Un roman qui, De façon très inattendue, A bénéficié d'un Coup de pouce De Bobigny. Dans ma vie d'écrivain, Je me dis, Que d'une certaine façon, Tout est parti De Bobigny.
Une ville dont le nom et l'adresse Sont pour moi tout un programme, Une adresse pleine de promesses : Ah, Elsa Triolet ! Et le square Dashiell Hammet, Un mariage audacieux et bâtard Qui me convient tout à fait !
Aujourd'hui, Bobigny est loin. Je n'y suis jamais revenu. Mais grâce aux Bobigneries Et à son inoubliable Prix, Le souvenir est là, Tenace, opiniâtre, fidèle. Oui, à mes yeux, dans mon cœur, Bobigny rime avec Merci.
Christian Grenier
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