Résumé
Il s'agit d'un conte poétique, proche de la fable. Un troubadour nous raconte une histoire dont il est le protagoniste. Un tyran, terrorisant les habitants d'une cité, avait demandé qu'on lui invente une manière de contrôler ses sujets, en échange de quoi, il offrait sa fille en mariage. Un artiste, un astrologue et un alchimiste présentent leurs idées machiavéliques mais le tyran, à chaque fois plus rusé, les contraint à périr par leur machination. Un luthier se présente alors et annonce détenir la solution. Celle-ci plaît au Tyran qui ne voit pas le piège. Il meurt en jouant avec le Temps. Les habitants sont libérés de leur bourreau.
Extrait sélectionné :
Le début du livre page 1 à 6, jusqu'à « maladivement curieux ».
« C'était un Troubadour étrange aux habits couleur de poussière. Il avait le visage du Temps.
A peine arrivé sur la place, il affûta son instrument et sur les cordes de sa viole son archet fit apparaître un décor, des couleurs, des sons, des odeurs, du vent.
« Bonnes gens, oyez le récit d'un Tyran qui voulait connaître les pensées de tous ses sujets afin d'en rester le maître ! ».
Au milieu de forêts, de collines, d'étangs, se nichait une petite ville. Et dans cette cité vivait un Luthier habile.
Les instruments qu'il fabriquait ne se contentaient pas de jouer la musique Celui qui les manipulait Devenait détenteur d'un pouvoir diabolique : Dans ses mains, sous ses doigts, mots et sons Prenaient corps : D'un accord, L'instrumentiste Au gré de pensées fantaisistes En interprétant ses morceaux Façonnait des mondes nouveaux !
Au cœur de ce pays, dominant la cité Surplombant les prairies, les forêts Etait un grand château Entouré de pierres Et de créneaux Perché haut Très haut Fier !
Dans ce château fort imposant Plein d'oubliettes oubliées Rempli d'escaliers dérobés De ponts-levis toujours levés Et de cruelles meurtrières Vivait, au milieu de ses gens Un Tyran.
Il était laid, il était vieux, Autoritaire, hautain, odieux, Cruel, moqueur, pervers, envieux, Et maladivement curieux.
« Je veux être le ciel, je veux être la mer, Je veux être le vent, le feu, la pluie, la terre, Je veux savoir ce que ressent Le plus petit être vivant. Je veux tout voir en même temps, Comprendre tout et tout connaître Et devenir de l'univers Le maître. »
1. Intérêts littéraires
Lorsque l'album Le Tyran, le Luthier et le Temps sort en 2003, il se démarque de l'œuvre de Christian Grenier par son esthétique et son écriture poétique. Il s'inscrit néanmoins dans un répertoire de livres pour la jeunesse aux genres variés (policier, fantastique, intimiste). L'auteur est né en 1945 et écrit depuis plus de trente ans. Il a porté pendant longtemps le projet du Tyran, le Luthier et le Temps avant de trouver en 2001 le bon illustrateur en la personne de François Schmidt. C'est dire combien le projet était précis et Christian Grenier soucieux de la place de l'image.
L'album a un format original, un titre énigmatique (où le Temps tiendrait la place d'un personnage) et une illustration minutieuse, qui nous invitent à entrer dans l'univers fantastique et poétique du conte. Le texte en partie versifiée nous fait réfléchir sur la question du Temps qui passe. Sa portée politique et philosophique porte sur le thème de la tyrannie, celle d'un homme qui domine les habitants d'une cité et celle du temps qui l'emporte. C'est un album écrit pour être oralisé : « Bonnes gens, oyez le récit » ; « Bonnes gens, c'était le récit ». Il rappelle les veillées populaires où l'on racontait des histoires pour tout public. Le récit se fait selon un rythme quinaire : Etat initial : un Tyran règne sur un village Un élément déclencheur : Le Tyran veut devenir omniscient Une série d'actions : les savants et artisans du Tyran proposent des solutions Un élément de résolution : le Luthier propose le métronome Etat terminal : le village est libéré du Tyran
Les deux personnages principaux sont le Luthier et le Tyran. Leur description fait appel à des champs lexicaux et une construction esthétique, le Luthier est décrit comme un musicien sans âge et manipulateur et le Tyran est un personnage effrayant. Le binôme constitué évoque la composition traditionnelle des contes : un héros et un méchant. Cependant, le Luthier a la caractéristique d'être aussi le narrateur de l'histoire, mais ça, le lecteur ne le découvre qu'à la fin.
La construction du récit nous conduit sur le terrain de la poésie. Les rythmes variés créent un univers étrange. Par exemple, la description du château donne le vertige, à mesure que les mots se raréfient : on a comme le souffle coupé. (p.5). Les jeux de langues sont nombreux, telle cette allitération qui tombe comme une réplique de théâtre : p.24 : « — Je sais, Luthier, que tu mens ! / J'essaie, Tyran, l'instrument. ». De même, la répétition des artisans, leur même destinée, comme s'il y avait un rouage mal réglé, en bégaiement qui trouve issue dans l'exécution du personnage, et alors, enfin, le Temps repart. C'est comme si l'auteur jouait avec le Temps, il le manipule, le maîtrise, et le laisse filer dans des descriptions sans fin. Quand la Tyran arrête le temps, l'écriture est en prose. La langue des Troubadours et l'univers de la musique créent un décor fantastique où se succèdent dans des métaphores et des rimes, des personnages fugaces : aussitôt apparus ils s'évaporent. Jusqu'à l'apothéose : il ne reste que le troubadour, lui aussi aux prises du temps, en quête de l'amour. Le ton poétique nous a conduits dans un monde irréel, où nous réfléchissons aux conditions de la vie humaine : qu'est-ce que la tyrannie, pourquoi vouloir être omniscient, et si nous maîtrisions le temps ? Cette méditation nous permet de faire un rapprochement avec la morale des fables. Le Tyran finit par périr et il nous rappelle le Rat de Jean de la Fontaine dans Le Rat et l'Huître : « Tel est pris qui croyait prendre ». L'auteur a choisi un ton satirique pour dérouler son récit et caractériser le Tyran. Il fait tuer les savants malchanceux avec un cynisme effroyable « le tyran fit choir/ l'agronome dans son hachoir./ Puis il donna, broyé menu/ son corps aux chiens comme menu. »
Enfin, le rapport entre le récit et l'image est indéniable. L'illustration de l'album Le tyran, le luthier et le temps est un ensemble de gravures coloriées parcimonieusement, elles fourmillent de détail, elles accompagnent le texte ou l'enrichissent avec humour et cynisme. Les images donnent des indices de compréhension de la lecture. Les colombages, les costumes nous indiquent que le récit se déroule au Moyen Age, malgré certains anachronismes (une lampe de chevet, une ampoule, une tapette à souris, un fauteuil roulant) Un dessin de marge revient comme un leitmotiv (p.3, 4-5, 15, 21, 24-25). C'est une nature morte comprenant des végétaux, un nichoir et un oiseau. Un fruit est placé au centre, en forme de poivron. Il est rehaussé de rouge pourpre, couleur sang. Evoquant un cœur : son battement rappelle le temps qui passe. Les autres illustrations nous montrent la cité où se déroule l'action. Accroché à une colline escarpée, dominé par une église, le village est constitué de maisons pittoresques à colombages. On voit apparaître, au gré des pages des visages, des yeux qui regardent, observent, épient... (p.7) Les représentations des groupes de gens sont traitées avec le même égard : précision, détail, quelques couleurs (bleu, jaune, vert, rouge, marron) en touches isolées.
François Schmidt emploie enfin le style du cadavre exquis, qui nous rappelle Pieter Bruegel. Sur un objet il va représenter des parties de corps d'animaux nous faisant perdre nos repères. Ex : la guitare du Luthier en forme de canard. Les images nous ouvrent de nouvelles pistes de réflexion sur le thème de la tyrannie et du temps qui passe. Cet œil qui nous observe est déstabilisant, qui sont alors les véritables tyrans, sont-ils relégués au temps des seigneurs ou existent-ils toujours ?
2. Transpositions didactiques
Ce récit fait partie de la liste proposée dans le document d'accompagnement « Liste de référence des ouvrages de littérature de jeunesse pour la Cycle 3 (Révision 2007) » où il est catalogué au niveau 3, c'est-à-dire en CM2 du fait de sa longueur, de sa complexité langagière et de sa résistance. Dans l'hypothèse d'une lecture de l'œuvre intégrale, ce récit est l'occasion de travailler sur le genre du conte.
Parler, lire et écrire, telles sont les activités mises en place à l'école pour permettre l'acquisition de compétences langagières. Le travail sur ce livre se met au service de cet approfondissement des apprentissages. Il peut s'étaler sur plusieurs semaines tant que les projets pédagogiques articulés autour du livre sont riches et se nourrissent de sa lecture. Il peut s'organiser autour d'une lecture feuilleton où chaque séquence pourra fournir des thèmes dans l'étude littéraire mais aussi bien dans les disciplines transversales. L'enseignant assure la lecture à haute voix avec les rythmes de lecture nécessaires et les jeux d'intonation.
Je vois le travail sur cet album comme un projet de travail en différents ateliers, projet d'écriture, de dessin, atelier de poésie.
Ainsi, après avoir discuté du titre et de la première de couverture, l'enseignant commence la lecture. Elle doit être assez rapide car le texte est énigmatique, résistant pour des élèves de CM2, ils vont avoir besoin de soulager leur mémoire du fait de l'abondance d'informations. Il peut proposer une pause d'anticipation orale à la page 9. Comment peut-on épier les gens ? Comment pouvait-on faire au Moyen Age ? Une nouvelle pause à la page 20 permettra de faire le point sur les savants et leurs inventions. Qui n'est pas encore intervenu ? Le Luthier. Que pourrait-il proposer ? La poursuite de la lecture se fait jusqu'à ce que le Tyran ait le métronome entre les mains, et se montre séduit par l'objet. Avec les élèves, l'enseignant peut susciter une discussion sur la maîtrise du temps. Que signifie « Celui qui risque ce geste / Stoppe le cours du Temps / Mais il en reste / Maître. » ?
Lors de la deuxième séquence de lecture, l'enseignant fait un rappel des idées énoncées au fur et à mesure de la lecture. Il s'agit maintenant de se demander pourquoi le Luthier a raison ? La lecture reprend d'abord en autonomie pour les élèves jusqu'à la page 26, quand le Tyran utilise le métronome. Que va-t-il se passer une fois que le Temps est remis en marche ?
L'enseignant achève la lecture de l'album, et oriente un débat sur la finalité de la maîtrise du temps. La vieillesse, l'inéluctabilité, est-ce vraiment ce que le Tyran voulait, est-il devenu omniscient grâce à ce stratagème ? Et le Luthier, est-ce qu'il ne maîtrise pas le temps lui non plus ? Ne veut-il pas gagner du temps pour recherche l'Amour ?
Une troisième séance est possible pour revenir sur l'écriture et l'illustration. Les particularités du texte (descriptions, rythmes, organisation) et le tracé des images peuvent élargir l'horizon sur le récit. Il y a des anachronismes, des jeux de rythmes avec les mots et les rimes, qui montrent que l'auteur joue lui aussi avec le temps en écrivant.
Après le temps d'explication du livre on peut envisager des ateliers de production, afin, de réaliser un livre sur le modèle de l'album. Une première idée est d'utiliser le jeu de cartes « Il était une fois » pour inventer des suites en s'inspirant du livre de Christian Grenier. Ils pourraient inventer d'autres fins comme par exemple si la fille du Tyran avait bel et bien existé.
Une seconde idée, à mettre en œuvre avec une recherche scientifique, serait de trouver d'autres savants, avec leur univers, et de créer des rimes autour d'idées pour arrêter le temps. Par exemple, un horloger et une montre, un batelier sur l'eau qui fait un barrage... Le travail de poésie développera les champs sémantiques, les images, les jeux de langage, la construction des vers, les rimes à l'intérieur et en fin de vers, la réalisation de calligrammes (on pourra alors faire référence à Guillaume Apollinaire).
L'étude de ce conte peut aussi inspirer des sujets dans d'autres disciplines, en Mathématiques, Sciences et Technologie, en Histoire et en Instruction civique et morale. On pourrait retenir l'idée de travailler sur le temps et la course en Education physique et sportive. Les élèves seront amenés à observer le chronomètre et les secondes / minutes qui défilent. Enfin, dans le domaine des Arts,différents projets peuvent se présenter, qui peuvent enrichir le projet de travail initial en fournissant des illustrations. L'étude des illustrations nous amène à s'intéresser à la technique de la gravure, à la comparaison avec d'autres artistes. Le travail de François Schmidt n'est pas sans rappeler l'œuvre de Jérôme Bosch (1453 — 1516), d'Albrecht Dürer (1471 — 1528) (Vue du Val d'Arco, 1495, Louvres), Pieter Bruegel (1525 — 1569) (les sept péchés capitaux, 1557) ou enfin, Rembrandt (1606 — 1669). Les élèves pourraient être amenés à visiter un musée ou faire des recherches dans des livres d'art. Dans un deuxième temps, les élèves pourront s'exercer au dessin au trait, en effectuant par exemple des images d'animaux hybrides, des cadavres exquis.
Les programmes insistent sur l'intérêt des lectures en réseau autour d'une œuvre : la comparaison de plusieurs textes permet à l'élève de construire ses connaissances littéraires et une culture commune.
Autour de la figure du méchant, on peut faire un rapprochement avec les contes mythologiques (Le Roi Midas), traditionnels (Perrault Peau d'âne, Barbe-Bleue, Grimm Raiponce, Le Diable et ses trois cheveux d'or). La figure du Tyran est construite sur le stéréotype du personnage méchant, un despote, laid et cruel. Le personnage du Luthier peut être comparé quant à lui avec Le Joueur de Flûte de Hamelin, autre musicien venu de nul part, indéfinissable et au tempérament machiavélique. Sur le thème du temps on peut citer La Mort Marraine de Grimm, L'horloger de l'aube de Yves Heurté, Syros 1997, Le Maître des Horloges de Anne Jonas et Arnaud Hug.
Le genre du conte remonte à la nuit des temps et persiste aujourd'hui après avoir été revisité par les « Modernes ». Sa portée morale est recherchée car elle permet de construire l'identité du jeune lecteur : il intègre des stéréotypes puis s'en démarque. Le Tyran, le Luthier et le Temps est un bel exemple de cette survivance du conte et permet avec ses résistances de créer de nombreuses séquences de travail transversales avec les élèves. J'aurais pu parler des niveaux de langues, langue des troubadours et langage courtois, de la dimension historique de l'ouvrage évoquant le système des sociétés féodales.
|