de Pierre BORDAGE
Extraits
1. Le Préambule du roman est constitué
par des Extraits du journal du moncle Artien,
acteur et témoin privilégié de l'odyssée de l'Estérion.
Je me suis
longtemps interrogé sur l'opportunité de relater l'histoire des maudits
d'Ester. Je me propose en l'occurrence de tenir le rôle de chroniqueur,
ou d'historien, et la mémoire est un matériau malléable, volatil, dangereux,
dont se servent trop souvent les conquérants et les fanatiques pour enfermer
les populations dans des prisons ou dans des dogmes - je suis des mieux
placés pour en parler, étant moi-même issu de l'Église monclale, l'une
des religions les plus manipulatrices et meurtrières qu'aient connues
Ester et ses deux satellites. Aujourd'hui je franchis le pas, estimant
que les chances sont minces, pour ne pas dire inexistantes, que mes écrits
soient un jour portés à la connaissance d'éventuels lecteurs. Au cours
de ces dernières années, tant de sensations, tant d'émotions se sont accumulées
dans mon cerveau et mon corps que je ressens le besoin pressant de me
purger et que, comme je n'ai plus de larmes ni de sang à verser, l'encre
est le seul liquide qui puisse encore s'écouler de mes plaies. Le mode
écrit, tombé en désuétude depuis bien longtemps mais cultivé avec ferveur
par l'Église monclale, ne me servira pas seulement d'exutoire. Il offre
un double avantage sur les modes parlé et pensé en vogue sur Ester : il
permet d'une part d'avoir des événements une vision pénétrante, ralentie
par le geste, filtrée par ces tamis très fins que sont la mémoire cellulaire
et le subconscient, il établit d'autre part une relation directe de soi
à soi sans interférences parasites, en autoréférence, dans un état silencieux
qui n'est pas sans évoquer la description des extases mystiques des Kroptes.
En bons moncles, mon coreligionnaire et moi-même ne nous sommes pas embarqués
pour ce long périple sans de solides réserves de plumes, de papier et
d'encre. L'Église n'a jamais eu confiance dans les systèmes usuels de
transmissions télémentale ou téléorale mis au point par les techniciens
estériens. La voix ou les pensées, même protégées par des codes de reconnaissance
complexes, n'offrent aucune garantie d'inviolabilité. La preuve en est
que le gouvernement d'Ester a gagné la bataille décisive contre les insurgés
de Xion, le plus petit des deux satellites de la planète, grâce à l'interception
d'une communication télémentale entre deux généraux des armées rebelles.
Certes, un texte couché sur le papier peut être également dérobé, déchiffré,
interprété, mais il n'en reste pas moins vrai qu'au moment de sa rédaction
l'auteur garde la maîtrise totale de ses actes et de ses pensées. À lui
ensuite de prendre ses précautions, de faire en sorte que ses mots, comme
des flèches, atteignent le coeur de sa cible. Ainsi, pendant des siècles,
le réseau des messagers monclal a transporté des millions et des millions
de missives dont pas une ne fut interceptée, hormis, bien entendu, celles
qui relevaient de la sécurité de l'Église. Les interminables exercices
d'écriture dans les salles glaciales des temples s'apparentaient à des
séances de torture, mais je reconnais aujourd'hui qu'ils m'ont appris
à dépouiller mon esprit, qu'ils m'ont permis de garder avec les événements
cette distance qui m'a évité à maintes reprises de sombrer dans la folie. Je me suis installé à la table minuscule de ma cabine, j'ai ouvert mon nécessaire d'écriture avec une solennité enfantine, les odeurs d'encre et de papier ont ravivé une foule de souvenirs, mais, bien que séparé de mon monde natal par des milliards de kilomètres, je ne me suis pas attendri pour autant sur un passé que j'ai un temps rejeté avec une violence effrayante. Je n'ai pas la nostalgie des jours malheureux. J'ai renoncé depuis peu à boire l'eau de l'immortalité, une eau de source aux vertus miraculeuses réservée au seul usage du clergé monclal et qui prolonge l'espérance de vie de deux ou trois cents ans. Je sens à présent la mort rôder autour de moi, s'immiscer dans les menues douleurs de mes os, dans mes insomnies, dans mes troubles digestifs, dans mes arythmies cardiaques, dans mon amaigrissement, dans mes dents déchaussées. Ni le moncle Gardy, mort depuis maintenant une décennie à l'âge très vénérable de deux cent soixante-seize ans, ni moi-même n'accomplirons la mission secrète que nous avait confiée l'Église. Le moncle Gardy aurait certainement vécu cet échec comme un drame : jusqu'à la fin, il a fait preuve d'une détermination sans faille, d'une fidélité et d'un sens du devoir qui auraient forcé l'admiration de tout le clergé monclal, de l'Un jusqu'aux plus humbles novices. Dans le silence de la cabine, la course de ma plume prend une résonance inhabituelle, tragique, comme si les mots souffraient d'être débusqués et piégés dans la matière. Ma main n'a plus la fermeté ni la souplesse d'autrefois, les lettres n'ont ni l'élégance ni l'amplitude dont je m'enorgueillissais devant mes professeurs et condisciples, mais les lignes défilent à une vitesse qui me donne le vertige. Le temps m'est compté, je le sais, l'encre jaillit à flots d'une blessure qui ne se refermera pas, la vie me déserte pour habiter le texte, une translation qui n'est pas un sacrifice mais une offrande, un acte de grâce. Si je parviens à fixer sur le papier un dixième, un centième de ce que j'ai vécu avec les maudits d'Ester, alors je me serai réconcilié avec mon passé et je me dissoudrai dans le vide avec une telle joie que mon rire retentira d'un bout à l'autre de l'univers. Mais, puisqu'il faut un point de départ à toute histoire, revenons sur Ester, septième planète du système d'Aloboam, une petite étoile jaune dont les astrophysiciens ont annoncé les premières manifestations d'instabilité dans une vingtaine de milliers d'années, prémices d'une agonie très proche sur l'échelle du temps cosmique. Les origines de la population estérienne - des populations estériennes, devrais-je dire - font l'objet de controverses qui n'en finissent pas d'agiter les ethnologues, les historiens et les religieux. J'ai moi-même étudié les mythes dans l'espoir de trouver une réponse qui me conforterait dans ma foi, mais je n'ai réussi qu'à m'égarer dans des labyrinthes symboliques qui affaiblissaient ma pensée et, par extension, mon ministère. J'en ai retenu que les mythologies et les religions principales se divisent en deux grandes tendances, les unes privilégiant la thèse d'une lente évolution de l'humanité estérienne vers une ère technologique avancée, les autres, dont l'Église monclale, affirmant que des êtres venus d'une lointaine planète ont immigré sur Ester et se sont enfoncés dans une décadence technologique dont leurs descendants commencent tout juste à se relever. Les deux thèses, diamétralement opposées comme on peut le constater à la fois dans leur logique et leur trajectoire, présentent toutes les deux des avantages et des inconvénients, des zones de clarté et des zones d'ombre. La polémique a provoqué de nombreux ravages au cours du dernier millénaire, des millions d'hommes, de femmes et d'enfants ont été massacrés au nom d'idéaux qui reposaient sur les bases fragiles des seules convictions. La querelle a épargné le peuple kropte, pourtant réputé pour son extrême rigueur morale, pour son intransigeance, pour son fanatisme (l'aventure avec les maudits d'Ester m'a permis de constater que le fanatisme n'était pas toujours du côté où on le pensait). Les deux thèses cohabitent en effet dans la cosmogonie kropte, sinon en toute harmonie du moins en toute insouciance. Dans les hymnes de l'Amvâya, par exemple, les héros incarnent de manière explicite la théorie évolutionniste : Aloboam souffle sur la matière inerte, transforme les hommes de pierre en hommes de chair, les soutient dans leur combat titanesque contre les Qvals, apparaît à Eulan Kropt pour lui remettre les rouleaux de la Loi, lui conseille de traverser l'océan bouillant avant que les catastrophes ne s'abattent sur le continent Nord. La légende d'Ellula (Ellula, Eulan, les deux noms semblent avoir la même étymologie : l'héroïne ne serait-elle que la variante archétypique féminine du prophète ?) raconte quant à elle l'histoire d'une nef céleste qui transporte la jeune Ellula et Xion, un prince endormi. Guidée par le souffle divin d'Aloboam, la nef atterrit sur Ester au coeur des monts Qvals. Pendant sept ans, sept mois et sept jours, Ellula tente en vain de réveiller le prince Xion. Désespérée, elle supplie Aloboam de lui venir en aide : le dieu se fait alors rayon d'étoile, vient se nicher dans le creux de sa main et lui conseille d'explorer les montagnes environnantes. Je renonce à narrer par le détail les nombreux exploits d'Ellula, il nous suffira de savoir qu'après avoir triomphé des terribles Qvals elle découvre la source du renouveau (l'eau d'immortalité de l'Église monclale ne proviendrait-elle pas de la source décrite dans la légende kropte?), en recueille quelques gouttes dans un gobelet d'argile qu'elle verse dans la bouche de Xion. Le prince se réveille, l'épouse, sept enfants naissent de leur union, un garçon et six filles qui fondent la cité de Kropt. Après une série de catastrophes provoquées par le maître déchu des Qvals, ils traversent l'océan bouillant sur de simples radeaux pour s'installer sur les terres plus fécondes du Sud. Je pourrais multiplier les exemples mais ces deux-là, puisés au sein d'une communauté cohérente, solidaire, illustrent mieux que tout discours les incertitudes qui pèsent sur l'apparition de la vie humaine sur Ester et je souhaite bien du plaisir à l'historien qui s'acharnerait à rassembler les pièces du puzzle. Pour ma part, je commence à me faire une opinion sur la question et je me hasarderai à présenter ma version des faits si le temps me laisse un peu de répit. En aucun cas je ne prétends à la vérité, car j'en suis arrivé à conclure que la vérité n'existe pas, ou plus exactement qu'elle n'a pas de centre localisable, fiable, qu'elle est le produit, toujours mobile, toujours fuyant, d'un simple faisceau de convergences, qu'elle se déplace au gré des regards que lui accordent les chercheurs, mais j'éprouve le besoin de recréer, à ma manière, la genèse de ma planète natale, conscient qu'une grande part d'orgueil et de puérilité sous-tend ce projet. Ce sera, je l'espère, le dernier coup porté à mon passé, la mise à mort d'une mémoire qui a grevé mon existence. Le sang sur mes mains ne séchera pas, les injustices perpétrées au nom de l'Un et de l'Église monclale ne seront pas réparées, mais mes victimes me pardonneront puisque j'aurai extirpé tout jugement de mon coeur puisque j'aurai réintégré le cercle... [Suivent dix lignes indéchiffrables.] ... civilisation
dominante d'Ester, indubitablement technologique, industrielle, laborieuse,
matérialiste. Maintenant que je la contemple depuis un lointain observatoire,
je m'aperçois qu'il ne fait pas bon vivre sur cette petite planète perdue
dans l'un des bras spiraux de la galaxie Endrome - mais peut-être cette
situation s'est-elle modifiée? Si je ne me trompe pas dans mes calculs,
trois siècles se sont écoulés sur Ester depuis notre départ. D'abord
il y règne une chaleur accablante tout au long de l'année, hormis pendant
les deux derniers cycles de Vox où les températures atteignent moins
trente degrés. Ensuite l'océan qui sépare les deux continents et ceinture
de part en part la planète sur une largeur de douze mille kilomètres
entre régulièrement en ébullition, réchauffé par des éruptions volcaniques
sous-marines qui rendent la navigation quasiment impossible et entraînent
la formation de brumes perpétuelles. Son véritable nom est Osqval mais
il a bien mérité le surnom usuel de « bouillant » et les divers sobriquets
dont l'affublent les gens du peuple, la marmite, le chaudron, la chaude-pisse
qval ou encore l'ébouillanteur. Enfin, l'activité humaine a achevé de
déséquilibrer une nature déjà ingrate, hostile. Les villes, les mines,
les industries ont proliféré au point qu'on ne trouve plus une seule
bande de terre vierge sur le continent Nord, que les réserves de minerais
et les énergies fossiles sont pratiquement épuisées. La population s'est
accrue dans des proportions inquiétantes ces deux derniers siècles -
les deux derniers siècles avant notre départ. Les Qvals, ces créatures
non humaines chez qui l'Église monclale a fini par reconnaître une forme
d'intelligence à défaut d'une âme, ont été chassés de leur territoire
et repoussés vers les déserts arides du pôle, mais le gain de place
n'a pas suffi et, les satellites étant eux-mêmes saturés, le gouvernement
estérien n'avait pas d'autre choix que de se tourner vers le continent
Sud, vers la terre des Kroptes, pourtant protégée par le Traité fondamental
des littoraux. Je me demande ce que sont devenues ces immenses étendues
presque vierges sous l'égide des administrateurs du Nord, des agents
gouvernementaux dont le seul but est d'épuiser systématiquement les
ressources d'Ester, comme des voleurs saccageant une maison avant de
s'enfuir ne voulant pas laisser à d'autres, encore moins à leurs descendants,
les trésors qu'ils ne peuvent emporter. La manière dont les Estériens
exploitent - exploitaient ? - leur monde a - avait ? - quelque chose
d'un suicide collectif. Il leur restait deux cents siècles avant la
dilatation d'Aloboam, soit largement le temps de se préparer au départ,
ou à cette autre forme de départ qu'est la mort, mais l'agonie annoncée
de leur monde les emplissait d'une rage destructrice qui se traduisait
par une quête forcenée des plaisirs et une criminalité galopante. |
2.
Cet extrait, situé au milieu du chapître I (Doeq), nous présente Abzalon,
héros fort peu engageant...
« J'crois
qu'on est suivis... » murmura Loello. Abzalon lança un regard par-dessus son épaule mais ne distingua aucune silhouette dans la pénombre de la courette. Bien qu'Aloboam, ou l'A, se fût couché depuis plus d'une heure, la chaleur n'avait pas diminué d'un degré. Entre les lignes entrecroisées et scintillantes de la grille magnétic, les crêtes des monts Qvals dominaient le faîte du quatrième mur du pénitencier, baignées d'une lumière crépusculaire qui les métamorphosaient en pics sanglants, les " crocs du sacrifice " selon l'expression d'un ami de Loello, un ancien mentaliste qui prétendait avoir vécu pendant plus de vingt ans au milieu des Qvals. Abzalon entrevit, au sommet des tours de surveillance, les formes minuscules et figées des robots sentinelles, les RS, munis de détecteurs thermiques et de foudroyeurs. Bien que Doeq fût devenu un champ de bataille d'où était exclue toute notion de règlement, cela faisait maintenant plus de deux ans qu'ils n'avaient pas craché leurs ondes foudroyantes. Personne ne savait pourquoi Erman Flom, l'ancien assassin sorti de la fosse, le salopard, avait ainsi neutralisé ses redoutables gardiens mais chacun présumait qu'il poursuivait un de ces plans foireux dont il avait le secret. « J'vois personne », chuchota Abzalon. Prêt à en découdre avec d'éventuels adversaires, il avait déjà serré ses énormes poings, deux fois plus gros que sa tête, une sphère glabre, luisante et grêlée, perchée au milieu de ses épaules comme un oiseau étourdi. Il n'utilisait jamais d'arme, contrairement à Loello qui compensait sa taille moyenne par une façon très personnelle et très efficace de manier les étoiles à six branches. «J'les vois pas non plus, mais je sens leur présence, insista Loello à voix basse. Cinq ou six. » Abzalon écrasa d'un large mouvement du bras les rigoles de sueur qui couraient sur son torse nu, aussi large et crevassé qu'un tronc d'arbre. Il ne portait rien d'autre qu'un caleçon court dont ses cuisses tendaient le tissu et martyrisaient les coutures. Pas de rupture entre ses mollets et ses chevilles, sim- plement de la chair épaisse qui tombait en colonnes sur ses pieds déformés. Un front bas, des arcades saillantes, des yeux globuleux, des pommettes effacées, écrasées, une bouche qui ressemblait à une blessure ancienne aux bords mal cicatrisés et un menton fuyant l'apparentaient à un monstre des légendes astafériennes. Comme il ne s'était pas lavé depuis deux ans, il répandait à la ronde une odeur pestilentielle, et le malheureux qui recevait en pleine face son haleine, gâtée par une alimentation déséquilibrée et une dentition pourrie, trouvait tout à coup supportable la puanteur de Doeq. Les plus compatissants parlaient à son propos d'un physique disgracieux, les plus méchants d'une regrettable erreur de la nature, les plus malins ne se moquaient jamais devant lui, car il était d'une redoutable vivacité en dépit de sa corpulence, et il avait tôt fait de saisir la tête de l'impudent entre ses deux battoirs pour l'écraser comme une vulgaire noix de chap-chap. Les autres, y compris Loello, le prenaient pour un demeuré, mais c'était un choix délibéré de sa part, une stratégie qu'il avait adoptée dès son plus jeune âge. La jeune mentaliste qui l'avait interrogé après son arrestation avait parlé à son propos d'intelligence supérieure et de comportement dissimulateur. Elle avait refusé la présence des gardiens lorsqu'elle avait sollicité cet entretien, persuadée qu'elle réussirait à l'apprivoiser avec sa voix musicale et ses paroles mielleuses. Elle représentait tout ce qu'il détestait, la cruauté sous la beauté, la compassion et la douceur apparentes. Il avait eu tellement peur qu'elle ne répande la rumeur de sa duplicité parmi ses codétenus qu'il lui avait fracassé le crâne d'un coup de poing et lui avait arraché la langue, les yeux et le cerveau. Il avait ressenti un immense plaisir à détruire cette femme, plus encore que les cent autres qu'il avait massacrées avant elle. Il avait pris son air le plus stupide lorsque les gardiens, alertés par le bruit, avaient ouvert la porte et l'avaient découvert au milieu de la pièce, les mains, les bras et la poitrine couverts du sang et des débris de cervelle de sa victime. Horrifiés, ils avaient mis plus de deux minutes avant de réagir, puis l'un d'eux, tremblant de rage, avait levé son fouclroyeur pour lui brûler le coeur mais l'autre s'était interposé. Abzalon ayant été déjà condamné à la peine de mort, on l'avait maintenu, jusqu'à la date fixée pour l'exécution de la sentence, dans une minuscule cavité recouverte d'une grille métallique et exposée toute la journée aux implacables rayons de l'A. Un matin, Erman Rom et une dizaine de gardiens étaient venus le chercher et, alors qu'il croyait se diriger d'un pas chancelant vers la salle des puits d'eau bouillante, il avait été réintégré parmi les autres détenus sans aucune explication. Il n'avait pas cherché à savoir d'où tombait cette grâce inespérée - il n'avait ni famille ni ami, et les rares personnes qu'il avait fréquentées du temps de sa liberté n'étaient certainement pas de celles qui pouvaient intervenir auprès des instances judiciaires d'Ester -, il s'était appliqué à survivre dans une arène où le danger guettait à chaque pas, où satisfaire des besoins aussi fondamentaux que manger, dormir, marcher, uriner, déféquer pouvait à tout moment se transformer en épreuve mortelle. Après avoir participé à des règlements de comptes entre bandes rivales avec, pour tout salaire, quelques rations supplémentaires de soupe claire et de la viande crue de rondat, un petit rongeur qui proliférait dans les soubassements du pénitencier et dont la chasse était devenue l'activité principale des deks, il avait été agressé par Loello, un garçon famélique de dix-sept ans qu'il avait assommé d'une simple chiquenaude mais qu'il n'avait pas tué, contrairement à ses autres adversaires, peut-être parce qu'il avait été ému par la douceur enfantine de son visage. Les deux hommes étaient devenus inséparables. Ils ne formaient pas un véritable couple mais ils le laissaient croire, pour éviter à Loello d'être importuné par les détenus attirés par la finesse de ses traits et la douceur de sa peau. Abzalon, lui, ne s'était jamais éveillé au désir sexuel, ni à l'extérieur ni à l'intérieur de Doeq. Un jour, il était allé voir une prostituée de Vrana pour essayer de comprendre les raisons qui poussaient les êtres humains à rechercher avec une telle ardeur l'union répugnante des corps. La fille avait fait la grimace lorsqu'il s'était approché d'elle, mais, en professionnelle consciencieuse, elle avait empoché les vingt estes requis et surmonté son dégoût pour le conduire dans une chambre et s'occuper de lui. Ses caresses manuelles et buccales ne lui avaient provoqué qu'une douleur sourde au bas-ventre, à laquelle il avait mis fin en la soulevant à bout de bras et en la défenestrant. Elle avait traversé le toit d'une maison une cinquantaine de mètres plus bas. Les femmes lui apparaissaient comme des êtres vénéneux dont il fallait débarrasser la surface de la planète, et les hommes comme des ennemis ou des alliés, en aucun cas des objets de plaisir. De temps à autre, un détenu venait lui proposer d'échanger quelque chose, un repas du soir, une arme, un rondat, contre quelques minutes en tête à tête avec Loello. Il ne discutait pas, il brisait les vertèbres cervicales du solliciteur d'un coup de patte aussi puissant que précis. Loello, qui avait servi de giton à plusieurs chefs de bandes et avait été violé à maintes reprises, appréciait d'être ainsi placé sous la protection d'un homme qui ne quémandait en échange qu'un peu d'amitié. « Ils sont sept. . . » |