Helaïnn
l'ancienne retroussa sa robe, s'agenouilla au bord de la cuve, trempa
l'index dans l'eau pendant quelques instants puis, avec d'infinies
précautions, l'approcha de ses lèvres rainurées. Comme tous les
sourciers, elle ne pouvait se fier qu'à son goût pour détecter la
présence éventuelle d'ultra-cyanure.
Solman
le boiteux, qui se tenait en arrière avec les apprentis, la vit
effleurer de la pointe de la langue la pulpe de son doigt. Le poison
foudroyant des anguilles GM aurait pu la tuer en une poignée de
secondes. Enfouie une cinquantaine de mètres sous terre, l'eau répandait
une odeur tenace de chlore - plutôt bon signe ... - et de rouille.
D'imperceptibles secousses telluriques hérissaient sa surface noire
balayée par les faisceaux des torches. Les quinze membres de la
troupe s'étaient glissés l'un après l'autre dans un anneau de béton
étroit, raide, fissuré, puis, bloqués par un éboulement trente mètres
plus bas, ils avaient dégagé le passage à l'aide de pioches, de
pelles, et remonté les gravats, la terre et les pierres dans les
sacs en toile. Le déblaiement des boyaux d'accès aux nappes phréatiques
ou aux cuves artificielles était l'aspect le moins plaisant du travail
de sourcier : tant qu'ils ne l'avaient pas goûtée, ils ne pouvaient
pas savoir si l'eau détectée par les baguettes était potable, et
il leur arrivait souvent de tomber sur une nappe ou une cuve contaminée
après avoir passé trois ou quatre jours entiers à nettoyer une galerie.
C'était
la première fois que Solman participait à une rhabde, une quête
d'eau. Et la dernière, sans doute, car son infirmité avait retardé
à plusieurs reprises le groupe d'Helaïnn l'ancienne, et même
s'ils ne lui avaient adressé aucun reproche, il avait lu dans leurs
yeux que sa place n'était pas parmi eux. Sa place était avec les
enfants, avec les vieillards, avec ceux que la maladie ou l'impotence
condamnait à demeurer dans le camp sous la garde des chauffeurs.
Les autres le vénéraient, raison pour laquelle ils n'avaient pas
osé lui refuser cette faveur, mais leur respect était également
une façon de le confiner dans son rôle de clairvoyant, de le tenir
à l'écart des activités quotidiennes du peuple aquariote. Pourtant
il avait aimé sortir de l'enceinte étouffante des tentes dressées
à l'intérieur du cercle des camions-citernes, marcher à travers
la plaine jonchée de rochers gris et arrondis, partager leurs repas,
leurs rituels, leurs rires, il avait frémi avec eux lorsque le vent
avait colporté les aboiements d'une meute de chiens sauvages ou
le bourdonnement d'une nuée de hannetons-GM venimeux, il s'était
réjoui avec eux lorsque les baguettes avaient vibré dans
la même harmonique et que les apprentis avaient coupé les ronces
pour découvrir le tampon de la gaine d'accès à la cuve.
Helaïnn
se redressa et réprima une grimace avant de rabattre sa robe
sur ses jambes. Agée de soixante-douze ans, la doyenne des
sourciers poussait son corps usé dans ses derniers retranchements.
Ignorant la douleur aigüe qui montait de ses os et de ses articulations,
elle retardait jusqu'à l'inéluctable le moment de
passer la main. Jamais personne ne l'avait entendu se plaindre,
jamais personne n'avait eu l'occasion de se repaître de sa
faiblesse, si bien que les pères et les mères du peuple
ne l'avaient pas encore relevée de sa charge bien qu'elle
eût depuis longtemps passé la limite d'âge. Seul
Solman savait quel calvaire elle endurait chaque minute, chaque
seconde de son existence. Il enviait presque cette souffrance, cette
rançon d'une vie de labeur et de mouvement que lui interdisaient
sa jambe tordue et sa condition de donneur.
Un
sourire se creusa comme une ride supplémentaire sur la face
de la vieille femme sculptée par les rayons convergents des
torches. Elle prononça les paroles d'usage :
"Que deux d'entre vous courent annoncer aux pères et
aux mères du peuple que l'eau nous est donnée."
Les
parois et le plafond métallique réverbérèrent
sa voix et, pendant quelques secondes, entretinrent l'illusion qu'un
bataillon de femmes se chamaillaient dans le ventre de la terre.
Des cris de joie éclatèrent comme des déflagrations
dans la pénombre de la cuve. Au bout de cinq semaines de
recherches infructueuses, ils avaient enfin trouvé de l'eau
potable, le plus précieux des trésors, le fondement
de toute vie. Le peuple aquariote pourrait lever le camp avant l'arrivée
de l'hiver, traverser les terres désertiques de l'Europe
centrale en direction du soleil couchant, gagner les régions
plus clémentes de la côte atlantique, se rendre au
grand rassemblement où il distribuerait une partie de son
eau aux autres peuples nomades en échange de nourriture et
de produits de première nécessité.
Appuyé
contre la paroi de la cuve, la jambe douloureuse, Solman regrettait
à présent d'avoir accompagné les sourciers
dans leur rhabde : cette expédition avait eu pour seul résultat
d'accentuer son sentiment d'être exclu du monde réel,
de passer au large de la vraie vie. Son don le condamnait à
la solitude davantage que son infirmité. On ne recherche
pas la complicité, et encore moins l'amour, d'un être
qui lit dans l'esprit humain comme dans un livre ouvert. Seule Raïma
la guérisseuse acceptait de partager son intimité
parce que, comme lui, elle était née avec un don et
une malédiction physique et que, contrairement aux autres,
elle se fichait totalement de ce qu'on pensait d'elle.
Deux
apprentis, un garçon et une fille se faufilèrent en
souplesse dans la bouche de la gaine d'accès qui vomissait
une colonne inclinée de lumière sale.
"Elle a un fichu goût de rouille mais elle est saine",
reprit Helaïnn.
Les
mebres du groupe s'accroupirent à leur tour au bord de la
cuve et goûtèrent l'eau avec circonspection, non qu'ils
doutassent du jugement de l'ancienne, mais la hantise de l'empoisonnement
avait développé en eux une prudence, une méfiance
de tous les instants. Selon les anciens, qui eux-mêmes tenaient
l'histoire de leurs propres anciens, les anguilles génétiquement
modifiées avaient été introduites par les biologistes
de la coalition IAA (indo-arabo-américaine) au cours de la
troisième guerre mondiale. Déversant leur poison dans
les fleuves, dans les rivières, dans les lacs, dans les étangs,
dans les ruisseaux, dans les marais, elles avaient infecté
la plupart des nappes phréatiques, des réserves artificielles,
et avaient entraîné l'extinction de milliers d'espèces
animales et végétales. La pollution n'avait épargné
que les cuves étanches enterrées par les soldats de
la ligne PMP (Paris-Moscou-Pékin) et disséminées
sur un territoire qui s'étendait de la côte atlantique
jusqu'à la mer de Chine. Les sourciers dénichaient
de temps à autre une retenue naturelle d'une pureté
inégalable, mais c'étaient ces citernes, initialement
prévues pour le ravitaillement des armées pendant
le conflit, qui couvraient l'essentiel des besoins du peuple aquariote
et des autres peuples nomades.
"Bois."
La
voix d'Helaïnn tira Solman de ses pensées. Elle s'était
approchée en silence, les lèvres étirées
en un sourire qui dévoilait ses dents supérieures,
des stalactites jaunes, poreuses et tremblantes dans une cavité
aux bords noirs et crevassés. Sous la broussaille grise de
ses cheveux et sourcils, ses yeux ternes bâillaient comme
des puits asséchés. Il prit le gobelet d'argent qu'elle
lui tendait et but une gorgée d'eau dont la saveur à
la fois acide et amère lui donna un début de nausée.
Cependant, conscient que l'offrande de la première eau était
une forme d'hommage - et une manière détournée
de lui signifier que l'expérience ne se renouvellerait pas
-, il s'astreignit à vider le gobelet jusqu'à la dernière
goutte.