de Pierre BORDAGE
Extraits
Un trait
lumineux jaillit des hauteurs du REM et percuta le sol gelé à quatre
mètres du pare-choc. Le tir, le troisième en une poignée de secondes,
s'était dangereusement rapproché de sa
cible. "Il faut abandonner le camion !" cria Lhassa. Wang hocha la tête et freina tout en donnant un coup de volant sur sa gauche pour éviter le cratère noir et fumant foré par le rayon. Il comprenait maintenant pourquoi les néo-triades n'avaient pas lancé les autres camions du barrage à ses trousses : elles avaient probablement été échaudées par la destruction de véhicules qui s'étaient aventurés trop près du rideau. Wang coupa le moteur, récupéra le PM, se rendit à l'arrière du camion, expliqua aux émigrants qu'ils devraient parcourir les derniers mètres par leurs propres moyens. Ils ne protestèrent pas, conscients d'avoir été favorisés par rapport à ceux qui avaient effectué tout le trajet à pied. Ils descendirent, jetèrent au passage un regard inquiet sur l'arme de leur jeune chauffeur à l'air farouche, se fondirent dans la multitude qui se resserrait de nouveau au fur et à mesure qu'elle se rapprochait de la porte. Malgré les nuages bas, malgré la neige qui tombait désormais en abondance, le REM se dressait devant eux dans toute sa majesté. Du ciel il n'avait pas seulement la couleur mais, bien qu'il fût vertical, bien qu'il fût délimité en bas par le tapis neigeux et en haut par le manteau nuageux, il donnait la même impression d'infini, d'insondable. Ses émulsions ressemblaient à des insectes photogènes et fourmillants, et son grésillement se transformait en un bourdonnement grave qui évoquait la rumeur d'un gigantesque essaim. D'une cinquantaine de mètres de hauteur - pourquoi si haute ? se demanda Wang, une ouverture de trois mètres aurait largement suffi...-, la porte ne s'embarrassait d'aucun chambranle, d'aucun fronton, d'aucune fioriture. C'était une sorte de tunnel de vide qui s'ouvrait dans l'activité électromagnétique comme les eaux de la mer Rouge s'étaient écartées devant Moïse et le peuple d'Israël (grand-maman Li avait lu les passages les plus spectaculaires de la Bible à son petit-fils dans le but de le familiariser avec la notion de miracle et de lui fournir une explication tout à fait personnelle sur la supériorité technologique de l'Occident). Ses perspectives fuyantes se perdaient dans une pénombre lointaine, un détail qui surprit Wang car il s'était toujours figuré que le REM n'était guère plus épais qu'une vulgaire muraille en pierre. Lhassa marchait à ses côtés, les yeux craintivement levés sur cette immense bouche d'où semblait s'exhaler le grondement qui s'amplifiait maintenant de manière inquiétante. La plaie de son front avait cessé de saigner, mais le sang séché avait collé quelques-unes de ses mèches sur ses tempes et ses joues. Elle essuyait d'un revers de manche distrait les flocons qui se déposaient furtivement sur ses cils ou ses lèvres. De temps à autre, elle se tournait vers Wang et lui souriait, mais ses traits restaient imprégnés de tristesse. De même, lorsqu'il la regardait, il se sentit envahi d'une étrange nostalgie et des larmes lui venaient aux yeux. La certitude s'enracinait en lui qu'il serait bientôt séparé d'elle, que l'occasion ne se représenterait pas de sitôt de poser la tête sur sa poitrine, de s'abreuver à la source de sa bouche, de se blottir dans la tiédeur de son ventre. Tout autour d'eux, les visages étaient graves et les échanges se limitaient au strict nécessaire. Les femmes ne prenaient plus le temps de donner le sein aux nourrissons affamés dont les hurlements leur déchiraient les tympans. Les semelles crissaient sur la neige fraîche. L'espoir d'une vie meilleure - ou moins mauvaise - les avait poussés à quitter leur taudis mais l'angoisse leur labourait le ventre au moment de franchir le seuil du paradis promis. Les rumeurs alarmantes, qu'ils avaient oubliées pour braver les mille périls de leur voyage, leur revenaient soudain en mémoire : l'esclavage, les jeux du cirque, les chambres à gaz, les prélèvements biologiques, les zoos humains... Il était certes trop tard pour faire marche arrière mais la peur entravait chacun de leurs mouvements, rendait leurs gestes fébriles, abandonnait dans leur bouche un goût de fiel. Les familles se regroupaient spontanément, mues par l'instinct grégaire, ce réflexe venu du fond des âges qui resurgissait dès que des êtres humains se trouvaient confrontés à une situation inhabituelle. Wang et Lhassa avançaient main dans la main, la gorge trop sèche pour prononcer le moindre mot. Leurs doigts s'entrelaçaient avec force, comme si chacun cherchait à imprimer sa marque sur la chair de l'autre. Ils se sentaient de plus en plus minuscules devant cette gueule à la fois effrayante et fascinante. Wang se demanda si cette démesure n'avait pas été voulue par l'Occident pour dissuader les ressortissants de la RPSR de tenter une quelconque action militaire ou terroriste de l'autre côté du REM. La voûte et les parois concaves du tunnel étaient formées d'émulsions électromagnétiques plus denses, comme repoussées et maintenues sur les côtés par un flux d'une densité supérieure. Comme la plupart de leur compagnon d'exode, le Chinois et la Tibétaine marquèrent un temps d'hésitation avant de franchir le seuil de la porte. Au pied du rideau, le grondement - ce doux murmure que les habitants de Grand-Wroclaw percevaient au bord de la Nysa les soirs d'été - devenait assourdissant. La chaleur intense qui s'en dégageait faisait fondre la neige sur un rayon de plus de deux cents mètres et révélait une terre boueuse, jonchée de pierres. On s'y enfonçait jusqu'aux chevilles, au point que certains y abandonnèrent une ou deux chaussures. Sous le REM, le sol, habillé d'un revêtement lisse et souple, restait en revanche parfaitement sec. Une dizaine de mètres à l'intérieur du tunnel, le grondement se transformait en un chuchotement à peine audible, et les myriades de particules en suspension sur les côtés et sur la voûte ressemblaient à des abeilles folles et muettes. Elles diffusaient une lumière bleutée qui maintenait la pénombre à distance. Wang tourna la tête et embrassa d'un ultime regard le paysage enneigé. Il tenta d'apercevoir l'Erzgebirge, cette barrière montagneuse derrière laquelle s'étendait la Bohême puis, au-delà, la Silésie de son enfance, mais les flocons tiraient sur l'horizon un voile hérmétique d'où les émigrants jaillissaient comme des spectres. La tempête ne lui laissait même pas le loisir de se raccrocher à ses souvenirs, de s'apitoyer sur lui-même. Il glissa la main dans sa poche, caressa le petit éléphant, secoua la tête pour chasser la nostalgie qui commençait à le gagner, puis, sur les talons de Lhassa, il s'engagea dans le passage. |
2.
L'extrait suivant, situé au début du chapître VIII (L'Allemagne)
introduit quelques uns des éléments majeurs de l'intrigue : les jeux
uchroniques, le conflit entre les anglophones et les francophones, les lois
antitrusts, et le personnage d'Aliz, la morphopsychologue.
" Votre
première impression, Aliz ? fit un des trois hommes en se tournant vers
la
femme. - Mon examen morphopsychologique confirme l'analyse sensor, répondit la femme sans cesser d'observer Wang. Excellente vitalité, bonne coordination motrice, sens de l'initiative... Il ferait sans doute une excellente recrue mais il y a le problème de l'âge... - Quel rapport entre l'âge et le défi ? - Le sensor l'estime âgé de seize ou dix-sept ans, or un point de règlement stipule que les participants aux JU doivent avoir atteint leur dix-huit ans. Cette règle a été décidée à l'issue des JU de 2118, les dixièmes du nom, au cours desquels des âmes sensibles, dont la reine Elizabeth III, furent choquées par l'utilisation massive des enfants. - Les critères d'évaluation ne sont peut-être pas les mêmes pour la race jaune... " La femme se leva et s'approcha de Wang, à demi enivré par les effluves de son parfum. Le froissement de sa robe et de sa jupe sur le carrelage domina pendant quelques secondes le grésillement des lampes des projecteurs. Il s'aperçut que son casque métallique n'était pas un simple ornement mais une plaque sertie de boutons et rivée à son occiput par des fixations aussi fines que des aiguilles. " Je suppose que personne ici ne souhaite offrir au défendeur américain un motif recevable d'annulation, dit-elle sans se retourner. - Les Anglais ont déconfiguré un décor et influencé le magicien des runes lors de la finale mais le COJU n'a donné aucune suite à la plainte du défi français, objecta un des trois hommes. - Le COJU est actuellement présidé par Joss Van der Saar, un Bénéluxien proche des anglophones. Croyez bien qu'une plainte formulée par Hal Garbett serait étudiée avec la plus grande attention... - Insinuez-vous que le Comité roule pour les anglophones ? - Je n'insinue rien : avant de me confier cette mission, le conseiller Blachon, le bras droit du président Freux, m'a affirmé que nous sommes devenus minoritaires au Comité d'organisation des Jeux. Les anglophones ne feront aucun cadeau à Frédric Alexandre, car l'Allemagne attend le résultat du défi pour se déterminer. Si Hal Garbett sort vainqueur des prochains JU, les Allemands s'allieront avec les Anglais pour demander une modification de la constitution de l'ONO, élever les Etats-Unis au rang de membre majeur bénéficiant du droit de veto, rétablir l'anglais comme langue officielle... " Elle tourna autour de Wang avec la même circonspection qu'une hyène autour d'un fauve blessé. Bien qu'il perçût son souffle entre ses omoplates, il ne ressentait pas sa présence autant que grand-maman Li. La vieille femme ne mesurait qu'un mètre quarante mais elle avait une manière bien à elle d'occuper tout l'espace. L'Occidentale revint se placer devant lui et le dévisagea avec une morgue qui voulait probablement traduire son sentiment de supériorité. Le tissu de sa robe évasée lui effleura le bas-ventre et les cuisses. Elle avait des traits réguliers, une peau blanche et lisse qui étaient sans doute des critères de beauté recherchés de ce côté-ci du REM, mais il avait la très nette impression que cette enveloppe de chair ne renfermait que du vide. " Quel est ton nom ? demanda-t-elle du ton naturellement autoritaire et condescendant de ceux qui s'adressent à des inférieurs. - Wang. " Il ne jugea pas nécessaire de décliner son nom complet, Wang Zangkun, parce que les blancs de la RPSR étaient perdus dès qu'un patronyme asiatique dépassait les deux syllabes, et il supposait que les Occidentaux rencontraient les mêmes difficultés que les Polonais ou les Tchèques à saisir les subtilités onomastiques chinoises. " Ton nom est facile à retenir. Tu pourras donc le garder. Je le communiquerai au fichier sensor à la fin de notre entretien. Est-ce que tu connais ton âge ? - Pas exactement. Entre dix-huit et dix-neuf sans doute... " Wang se demanda aussitôt quel ancêtre malveillant lui avait suggéré cette réponse. La mère d'un de ses amis avait organisé une petite réception le 15 février de l'année passée pour célébrer son seizième anniversaire. Il savait pertinemment qu'il n'avait pas atteint ses dix-sept printemps, mais l'orgueil, la volonté de montrer à ses interlocuteurs qu'il valai mieux que ce qu'ils croyaient, l'avaient poussé à se vieillir d'une ou deux années supplémentaires. Ce mensonge, il en était conscient, allait à l'encontre des lois élémentaires de la survie, dans la mesure où il risquait de l'expédier dans une de ces drôles de guerres que ses examinateurs appelaient tantôt les JU, tantôt le défi. Il aurait échappé à l'incorporation en se contentant de dire la vérité mais une intuition profonde lui soufflait que son destin était étroitement lié à ces jeux auxquels l'Occident semblait attacher une telle importance. " Le problème est résolu ! s'exclama un des trois hommes. - Pas si vite ! rétorqua la femme. La plupart des Sino-Russes ne connaissent pas leur date de naissance. Celui-ci n'échappe pas à la règle puisqu'il estime son âge entre dix-huit et dix-neuf ans. Imaginons maintenant que le défi américain demande une analyse cellulaire pour les dix mille hommes de Frédric Alexandre... - Ca ne s'est jamais produit en plus de cent ans... Pourquoi les Américains le feraient-ils ? - Ils peuvent soupçonner le défi français de fournir à ses soldats des produits interdits, des médicaments qui anesthésient la douleur ou stimulent l'agressivité... - Jamais depuis la création des Jeux Uchroniques un défi n'a été condamné pour tricherie ! - Et pourtant nos techniciens sensor ont parfaitement reconstitué la fraude anglaise lors de la finale des challengeurs. Preuve que l'intérêt des JU a débordé du cadre de la stratégie sportive. Dans l'ombre des anglophones, de nombreux vautours guettent l'occasion de déployer leurs ailes : les multinationales se sont reformées en secret en dépit des lois antitrusts. Elles poussent le gouvernement américain à manoeuvrer l'ONO pour autoriser de nouveau la publicité, les cigarettes, les boissons gazeuses, le sucre blanc, la production intensive, la restauration rapide... - Les commissions scientifiques du XXIe siècle ont pourtant démontré la nocivité de ce genre de... - Plus de cent ans se sont écoulés depuis les lois consuméristes de 2096 ! Donnez-moi quelques secondes pour consulter le fichier des entreprises... " Elle demeura un moment immobile, les yeux fixes. Wang devina qu'elle se servait de son casque pour puiser des informations dans un monde invisible, un peu comme un chaman contactant les esprits à l'aide des plantes et des incantations. " Coca-Cola, par exemple, a survécu en créant des boissons énergétiques à base de céréales, reprit-elle tout à coup, mais la firme n'a jamais cessé de produire son célèbre Coca pour en arroser le deuxième monde, l'AmSud, la GNI, et même la RPSR de l'autre côté de la ceinture nucléaire... Elle attend avec impatience le retour des Américains dans le cercle des membres majeurs de l'ONO pour inonder de nouveau le marché occidental. Elle rêve de devenir le partenaire publicitaire des JU. Si les anglophones réussissent à attirer l'Allemagne dans leur camp, ce ne sera pas seulement notre langue qui sera balayée mais également toute les valeurs auxquelles elle est rattachée. - Comme vous y allez ! Les JU n'ont pas pris une telle importance qu'ils... - Il suffit de nous regarder pour se rendre compte de leur importance ! coupa la femme d'une voix sèche. L'Occident s'arrête de vivre pendant les deux ans qui s'écoulent entre les Jeux, au point même que certains membres de l'ONO réclament leur périodicité annuelle à cor et à cri. Ils conditionnent la mode, ils font vivre directement ou indirectement près d'un tiers de la population occidentale, ils rassemblent plus d'un milliard de télésensoreurs, ils constituent les principaux sujets d'inspiration des musiciens, des sculpteurs émotionnels, des auteurs dramatiques, des concepteurs sensorama... Qui pourrait encore contester leur influence ? Qui pourrait nier que leur retentissement est supérieur aux assemblées annuelles de l'ONO ? " (...) " Etes-vous certaine, Aliz, que ce garçon vaille que l'on se donne toute cette peine ? " Elle examina Wang de la tête aux pieds, s'attardant sur son torse et son bas-ventre. " Quelque chose me dit qu'il tiendra un rôle essentiel dans la stratégie d'Alexandre... murmura-t-elle d'une voix songeuse. - Je ne savais pas que la morphopsychologie conduisait à la voyance ", ironisa l'homme. Elle lui décocha un regard venimeux mais se contint pour ne pas lui jeter sa colère à la face. " Appelez ça une intuition féminine..." |