Et si Hitler avait gagné la seconde guerre mondiale ? Et si Napoléon n’avait pas été défait à Waterloo ? Et si le nez de Cléopâtre avait été plus court ? Et si, et si, et si...
L’uchronie commence toujours par cette simple interrogation : que serait l’Histoire si tel ou tel événement avait, ou n’avait pas, eu lieu ? Impossible de le savoir, affirmez-vous ? Impossible n’est pas S.-F., cher lecteur, et cela fait bien longtemps que celle-ci a entrepris de s’affranchir du cours de l’Histoire officielle.
Pourquoi l’uchronie ?
C’est un lieu commun : l’homme ne supporte pas les interrogations. Sa soif de savoir et sa curiosité ne connaissent guère de limites et il a l’outrecuidance de vouloir trouver des explications à toutes choses... Toutefois, des notions restent hors de sa portée.
Et il en va ainsi pour l’histoire : les hommes inventent, bataillent, innovent, subissent ou influencent, événement après événement, la trame historique. Mais celle-ci, une fois écrite, reste immuable. Les événements sont figés pour l’éternité et il ne peut existe qu’un seul passé.
S’il n’existe aucun moyen technique ou concret de modifier le cours de l’histoire écrite ni de changer le déroulement du temps (les plus optimistes diront "pour le moment") ; L’homme dispose cependant d’un moyen de contourner ces résistances historiques et temporelles : au moyen de son imagination et de ses possibilités spéculatives, il invente en effet l’uchronie. Il peut alors construire une histoire différente de l’Histoire, réécrire ce qui l’a déjà été, mettre en scène des hypothèses alternatives et des spéculations aussi astucieuses qu’audacieuses.
La science-fiction est une littérature de l’imaginaire qui joue avec le réel. Elle permet de transposer les rêves et les espoirs soit dans un futur modelé selon ses propres aspirations ou craintes, soit, et on entre alors de plein pied dans le domaine de l’uchronie, de remodeler le passé pour faire naître une histoire plus conforme à ses propres aspirations ou par simple plaisir spéculatif.
Origine et définition de l’uchronie
Nous n’allons pas vous assener la définition la plus complète possible de l’uchronie, ni recenser toutes celles qui ont été données sur le sujet. Nous retiendrons simplement celle que donne Stan Barets dans Le Science-Fictionnaire : « Mot forgé sur utopie pour désigner l’histoire recommencée, qui s’exprime en général par Et si ?... ». On peut alors se demander : « Pourquoi la science-fiction dans son ensemble ne serait-elle pas une branche de la philosophie permettant de créer des ateliers, des univers d’essais, pour tenter d’améliorer, de rendre plus grands, plus beaux, l’homme, l’univers et ses dépendances ? ». L’origine de l’uchronie est bel et bien inscrite dans les besoins humains fondamentaux, ceux qui poussent l’homme à rêver, à imaginer, à satisfaire sa curiosité spéculative. Surtout lorsque le grand Pascal lui-même en pose avant l’heure les bases avec sa célèbre réflexion : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre en eût été changée ».
Les bases d’une bonne uchronie
« Le point de départ de l’uchronie est forcément pauvre » écrit Jacques Boireau dans Imagine. Toujours d’après lui, « le mythe fondateur qu’elle détourne ou modifie doit être un temps (historique) connu de l’élève moyen en fin de scolarité primaire ». Et Pierre Barbet reprend cette idée en précisant qu’un récit uchronique doit pouvoir intéresser le lecteur sans que celui-ci dispose d’une culture historique trop importante. Les composantes d’une uchronie qui fonctionne, l’espace de déploiemenr de celle-ci, doivent être facilement identifiables et repérables par le plus grand nombre. Ce qui n’est pas sans entraîner quelques problèmes. On peut lire dans Les Seigneurs de l’Histoire, de S. Nicot et E. Vial : « La tradition narrative et la commodité tendent à imposer leur loi, et d’autant plus que des chefs-d’oeuvre reposent sur des postulats historiques de départ très contestables, alors que des hypothèses plus brillantes, comme les ravages décisifs de la peste noire en Europe sur l’équilibre des forces et la domination conjointes des Turcs et des Aztèques donnent des ouvrages plus mineurs comme La Porte des mondes de Silverberg ».
Le récit prendra donc pour base un moment historique majeur, et le détournement, le changement effectué par l’écrivain, doit intervenir sur une période brève. Il ne s’agit pas de modifier un ensemble de faits étalés sur une longue période, mais au contraire de tronquer un noeud historique (la guerre de sécession, une bataille de la seconde guerre mondiale...) et d’imaginer les changements qui en découlent pour les mettre en scène dans un cadre historique renouvelé, mais qui reste cohérent et crédible. Ainsi, dans Autant en emporte le temps, l’Américain Ward Moore imagine qu’un jeune historien de l’avenir se promène du côté de Gettysburg, qui fut l’un des plus célèbres champs de bataille de la guerre de sécession et qui reste connu de chaque américain, pour y vérifier un point de détail... et modifier par là-même l’Histoire.
De même keith Roberts, dans Pavane, raconte l’assassinat de la Reine Elizabeth I en 1558, le triomphe des Espagnols et le siège du Pape à Londres ! John Brunner, quant à lui, évoque dans A Perte de temps la même période et tire des conclusions similaires.
La seconde guerre mondiale a, elle aussi, apporté son lot de romans uchroniques. Et naturellement, le Troisième Reich qui a particulièrement focalisé l’attention des auteurs. Dick, bien sûr, dans Le Maître du Haut-Chateau, mais aussi Robert Harris qui, dans Le Sous-marin noir, raconte la vie d’un policier allemand dans le Berlin de 1964, après que les forces de l’Axe aient gagné la guerre et alors qu’un terrible secret cause la mort de deux membres du gouvernement. Ce roman se révèle être un thriller d’une redoutable efficacité.
Dans le fameux Rêve de fer, Norman Spinrad, quant à lui, imagine qu’Adolph Hitler a immigré à New York en 1919. Devenu écrivain il raconte l’histoire de Feric Jaggar dans Le Seigneur du Svastika, un livre de science-fiction devenu célèbre mais aussi un livre à tiroirs inquiétant.
Enfin, on ne saurait parler d’uchronie sans évoquer l’un des maîtres du genre, à savoir Robert Silverberg. Dans La Porte des mondes, qui illustre bien la facilité avec laquelle l’auteur aborde le thème uchronique, Dan, un jeune Anglais, va chercher fortune dans les Hespérides (l’actuelle Amérique). Il va ainsi faire la découverte de l’empire Aztèque du XXème siècle. Les Turcs ayant conquis l’Europe, celle-ci n’a en effet pas pu découvrir ni coloniser l’Amérique et l’Afrique.
L’uchronie n’est pas due à l’intervention d’un héros en un quelconque point d’une histoire déjà écrite par des historiens. L’uchronie est un grain de sable qui trouble le temps de cette histoire. C’est une altération du temps, une fissure dans la trame qui permet de changer l’Histoire et d’imaginer, de rendre compte de ce que ce changement provoque" résume Néo Gaillard dans Le Temps de l’histoire.
Mais ne confondons pas...
...uchronie et univers parallèles...
Dans un récit uchronique, l’Histoire, modifiée par l’écrivain, reste l’Histoire, unique, réelle, tangible même si placée dans le cadre nouveau et fictif d’un roman de science-fiction.
A l’opposé, la création d’un univers parallèle prend sa source dans les interrogations que nourrit la science moderne (qu’il s’agisse de science physique, des mathématiques ou encore de philosophie) quant à la réalité et à la perception que l’homme peut avoir de cette réalité. En d’autres termes, les univers parallèles sont la représentation d’une quantité de mondes différents de celui dans lequel nous évoluons. Ces mondes peuvent évidemment s’interpénétrer, s’imbriquer. Il en va ainsi dans la très belle nouvelle de William Gibson Le Continuum Gernsback (parue dans le recueil Mozart en verres miroirs) dans laquelle le héros pénètre peu à peu dans l’univers "des années 80 mythique" qui n’est rien d’autre que l’univers mis en scène dans les années 60 par certains romanciers ou auteurs de comics. Ces 80’s mythiques n’ont évidemment rien à voir avec son monde d’origine, ces fameuses années 80 des yuppies dans lesquelles trône l’argent et où tout est soumis aux dures contingences économiques.
De même, B.R. Bruss imagine, dans Les Espaces enchevêtrés une succession infinie d’univers où le héros retrouve de façon récurrente une Terre subtilement modifiée. Il est ainsi confronté à une infinité de "doubles", quasi-semblables, de lui-même, mais qui diffèrent cependant puisqu’ils ont tous un trait de caractère légèrement modifié ou amplifié.
Certes, l’utilisation d’univers parallèles permet également l’exploration de réalités historiques différentes. Mais, généralement, cette exploration se fait dans des réalités historiques multiples, alors que l’uchronie met en scène une Histoire mais unique.
Dans la nouvelle Mozart en verres miroirs, issue du recueil du même nom, Bruce Sterling et Lewis Shiner mettent en scène, avec beaucoup d’humour un Temps Réel que les habitants ont relié à une infinité de Temps parallèles pour en exploiter les richesses culturelles ou économiques. Rice, un des protagonistes, explique ainsi au président Jefferson le fonctionnement des univers parallèles :
« —-L’histoire ressemble à un arbre (...). Lorsque vous revenez sur vos pas pour bricoler le passé, une autre branche de l’histoire se détache du tronc. Et ce monde-ci n’est guère qu’une de ces branches.
—-Alors, bredouilla Jefferson, ce monde — mon univers — ne mène pas à votre avenir ?
—-Exact, fit Rice.
—-Ce qui vous permet de voler et de piller à volonté ! Sans que votre univers soit menacé . »
Dick décrit les univers parallèles de la façon suivante : « S’il existait une pluralité d’univers arrangés le long d’une sorte d’axe latéral, à angles droits par rapport au flot linéaire du temps ?... Dix mille corps de Dieu disposés comme autant de vêtements à pendre dans un immense cagibi, avec Dieu qui les porterait soit tous en même temps, soit dans un ordre quelconque, se murmurant à lui-même : "Je crois qu’aujourd’hui, je porterai celui où l’Allemagne et le Japon ont gagné la seconde guerre mondiale" ajoutant ensuite : "Demain je porterai celui qui est beau, dans lequel Napoléon a battu les Anglais ; un de mes meilleurs". »
...uchronie et voyage dans le temps...
La meilleure définition du voyage dans le temps est celle de H.G. Wells dans La Machine à explorer le temps qui déplace l’action uniquement sur la dimension Temps sans modifier les autres dimensions de l’espace, de façon linéaire et échelonnée.
On a de multiples bonnes raisons de faire de petites balades temporelles : admirer la fin du monde, assister à la crucifixion du Christ, ou participer à une chasse aux dinosaures. Toutefois, voyager dans le temps, et notamment vers le passé, n’est pas toujours sans risque : on peut ainsi aller jusqu’à se rayer du continuum temporel.
Mais on peut aussi retourner vers le passé pour satisfaire une quête amoureuse : c’est l’amoureux fou de Finney qui retrouve sa belle au siècle dernier dans Le Voyage de Simon Morley. Quant aux voyages dans le futur, ils sont parfois motivés par l’obtention d’avantages. C’est le cas dans Les Armureries d’Isher de Van Vogt.
...uchronie et paradoxe temporel.
Ceux-ci découlent par essence des voyages dans le temps. Ainsi le fameux roman de Barjavel, Le Voyageur imprudent, débouche sur le célèbre paradoxe "être ou ne pas être" : le héros qui retourne dans le passé et qui tue accidentellement son grand-père lors du siège de Toulon, avant sa propre naissance, ne peut du même coup venir au monde. Mais s’il ne naît pas, il ne peut se rendre dans le passé pour tuer son grand-père. Donc il naît, se rend dans le passé et tue son grand-père, etc.
Un autre exemple de paradoxe temporel est mis en scène par Christopher Stork dans Il y a un temps fou où l’horloge interne d’un homme irradié ne fonctionne plus au même rythme que celle de ses contemporains. Toujours en avance ou en retard, il parviendra à un tel retour en arrière qu’il s’annulera.
Mais c’est peut-être Heinlein qui, dans La mère célibataire, va le plus loin. Au prix d’une triple "boucle temporelle" et d’un changement de sexe, son personnage devient à la fois son propre père et sa propre mère, ce qui n’est pas un mince exploit.
Ces paradoxes temporels sont souvent des jeux abstraits qui se déroule généralement dans un cadre individuel : s’ils utilisent parfois l’histoire, et s’ils la modifient, ils se contentent généralement d’influer sur le microcosme dans lequel évolue le personnage. L’uchronie, au contraire, ne débouche sur aucun paradoxe puisque, encore une fois, elle met en scène une histoire modifiée certes mais unique et qui dés lors n’entre en conflit avec aucune autre.
En guise de conclusion : des traces d’uchronie ?
L’uchronie n’existe-t-elle que dans certains romans de science-fiction ? Certes non : ses postulats d’alternativiteé et de modification historique se retrouvent aussi dans certains jeu de rôle, et surtout dans certains wargames qui offrent aux joueurs la possibilité de réécrire l’Histoire, rien de moins. Le fondement de ces jeux est avant tout historique avant d’être imaginaire.
Certes les spéculations culturelles, sociales ou économique que la littérature d’uchronie permet de mettre ne peuvent se retrouver dans un jeu dont le cadre est fatalement plus limité. Néanmoins, il est parfaitement possible que Napoléon ait perdu à Austerlitz, que François Ier subisse une défaite cuisante à Marignan ou encore que Jules César ne parvienne à vaincre à Alésia.
Et dans notre vie quotidienne, là, tapie dans l’ombre, ne peut-on déceler quelques traces d’uchronie ? L’Histoire telle qu’on nous la fait découvrir dans les manuels scolaires ou universitaires n’est-elle pas uchronique à certains égards ? Juste un exemple : la capitulation de l’Allemagne nazie fut signée dans la journée du 7 mai 1945.
Mais elle fut resignée à Berkin à la demande de l’URSS, dans la nuit du 8 au 9 mai. Cette date est depuis retenue par tous comme la date officielle de l’arrêt des hostilités.
Presses et livres d’histoire rendent-ils compte d’une réalité tangible ou le filtre de la censure et de l’inévitable subjectivité de l’analyse débouchent-ils sur une histoire revisitée et donc uchronique ? Pire : une désinformation historique menée à grande échelle (pays, continent, voire même planète dans son ensemble) ne rendrait-elle pas notre Histoire uchronique pour nos descendants ?
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