Serge Lehman, tu rêves en couleur ou en noir et blanc ?
Je ne sais pas si je rêve... J'imagine que oui — puisque statistiquement, tout le monde le fait. En tout cas, je n'en garde aucun souvenir. Mais quand j'avais quinze ans et que mes neurones n'étaient pas encore tous grillés, mes rêves étaient en noirs et blancs — de façon très claire.
Tu ne te réveilles jamais angoissé par un cauchemar ou réconforté par un bon rêve ?
Non. Je garde juste quelques sensations vagues. Mais mon rapport au sommeil est tellement perturbé — ou disons : tellement réduit à l'utilitaire... Je ne dors que quand je ne peux pas faire autrement, et il faut un canon pour me réveiller. Ça dure depuis pas mal de temps. À force, je crois que ça tue le rêve. Je ne suis pas assez cool pour que tout se passe naturellement. C'est comme ça.
J'ai constaté qu'il y avait peu de notions de couleur, dans tes textes...
Je sais... Tu m'en as déjà parlé. Tu m'as fait remarquer que des lecteurs trouvaient mon écriture très froide, pas tant au niveau des histoires elles-mêmes qu'à cause de l'absence d'autres références esthétiques qu'au visuel — et parce que dans ce visuel, il n'y a pas grand-chose d'autre qu'une description objective de lignes, de formes. Il y a très peu de couleurs. Qu'est-ce que je peux dire ? Il faut peut-être se résoudre à l'admettre : il est bien possible que je ne sois pas un être sensuel. (Rire.) Cela dit, c'est vrai que cet aspect des choses ne fait pas partie de mes préoccupations immédiates quand j'écris. Je m'échine trop sur les problèmes de narration, de fluidité d'écriture, pour y penser. Je crois que pour moi, l'écriture est une opération essentiellement cérébrale. J'ai du mal à me mettre en situation, à me dire : « le personnage est là, il fait ça — donc : qu'est-ce qu'il voit ? Qu'est-ce qu'il entend ? Qu'est-ce qu'il ressent ? » Sauf lorsque c'est l'objet spécifique d'un texte, comme dans « Un songe héliotrope » 1.
Un songe héliotrope et Espion de l'étrange sont tes deux seuls textes, me semble-t-il, où les cinq sens sont vraiment utilisés. As-tu plus spécialement travaillé la sensualité dans ces deux textes, ou est-ce le hasard ?
Ce n'est pas un hasard. Dans « Un songe héliotrope », il est clair que cela fait partie de mes objectifs, puisque l'idée SF de la nouvelle, c'est l'utilisation du parfum — ou, plus précisément, des influx nerveux qui sont associés à sa perception — comme « machine naturelle » à voyager dans le temps. Ça rejoint peut-être ce qu'on disait tout à l'heure. Ces rêves, dont je ne me souviens jamais... Quand j'étais gosse, c'était très différent. Je passais pas mal de temps, à rêver tout éveillé, et il m'est arrivé très souvent d'éprouver un très curieux sentiment de déjà-vu — en particulier lié aux odeurs et aux parfums. En marchant dans un sous-bois, par exemple. En écrasant une fleur ou un champignon... Alors là, c'était presque automatique : l'odeur me faisait basculer... ailleurs. Où ? Mystère. Mais il me fallait un bon moment pour me convaincre que je n'étais pas déjà passé par cet endroit, que je n'avais pas déjà traversé ce chemin. J'avais l'impression que si la sensation avait duré deux ou trois secondes de plus, j'aurais fini par atteindre une sorte de réalité cachée. Mais c'était trop fugace. C'est peut-être parce que j'ai perdu ça que j'ai écrit « Un songe héliotrope ».
Tu en parles au passé : tu n'as plus jamais ce genre de sensations ?
Je ne marche plus jamais dans les sous-bois !
Là, nous sommes dans un sous-bois. Il y a une senteur d'herbe mouillée et de cassis-fleur...
Je suis tellement enrhumé que je ne sens rien ! Mon immersion dans la nature verte et chlorophyllique se fait vraiment au prix de très grands dangers personnels. (Rires.) En fait, c'est bizarre... Je suis un urbain pur et dur. J'aime la ville. Et pourtant, toutes ces sensations perdues me manquent. La nature me manque — peut-être. Je ne suis pas dans une forme physique terrible — parce que je vis dans un environnement totalement urbain, et que j'en sors très peu. Je vais en Bretagne, une ou deux fois par an — ça, ça m'est indispensable. Je descends parfois dans le sud, près d'Aix. Cette année, je suis allé faire un peu de ski, pour la première fois depuis... quinze ans, au moins. Mais à part ça, je voyage très peu. Je passe tout mon temps à écrire. J'ai tellement intériorisé mes propres règles de fonctionnement que lorsque je me dégage du temps, c'est pour m'asseoir à l'ordinateur et avancer ce que j'ai en retard. Mais ça va changer. Il faut que ça change. Irène et moi, on a un môme qui arrive... Je n'ai pas envie de lui imposer une telle réclusion.
Oui, mais qui se passe finalement assez peu à Paris. Le lieu central de l'action, c'est une région dont j'ai déjà beaucoup parlé, et dont je reparlerai encore : l'Essonne, où je suis né et où j'ai grandi. Ça nous ramène — troisième fois en moins d'un quart d'heure, c'est assez inquiétant — à mon adolescence. L'Essonne a la particularité d'être un département mixte. C'est la frontière entre la petite couronne de Paris, très urbanisée, très dense, et la grande couronne, rurale voire agricole. Dans la ville où j'ai grandi, on pouvait en tournant au coin d'un immeuble se retrouver en plein bois, dans une carrière ou un chemin creux. La présence de la nature était très forte. Mes demi-frères et sœurs habitaient à Paris tout le long de l'année, et quand ils venaient nous voir, ils disaient : « on va à la campagne ». Moi, non : je faisais très nettement la différence. Mais quand même : j'avais un vrai rapport à la nature. C'est parce que ça fait partie des choses que j'ai perdues que j'ai mis ça dans l' Espion de l'étrange 2. Il y a en particulier une longue scène qui se passe dans un endroit qui n'existe plus, qui a été rasé par les bétonneurs. Un lieu-dit appelé « la Croix-Ronde ». C'était une sorte de carrefour perdu au milieu des champs, avec une vieille croix de pierre du seizième ou dix-septième siècle. Et il y avait aussi un grand arbre, des oiseaux qui tournaient en rond, le tout balayé par le vent... Une manière de campagne, avec les HLM à côté. J'aimais bien. J'ajoute quand même, pour revenir à la non-sensualité de mon écriture, qu'il y a tout de même un roman — presque méta-urbain, puisqu'il se passe exclusivement dans un appartement — où les perceptions sont à l'avant-plan : Le haut-lieu 3. Je me souviens avoir choisi de travailler sur des sensations précises : le bruit des parquets qui craquent, l'oppression d'un lieu plein de poussière, le sentiment de plein que peut produire un mur, quand on le caresse du plat de la main. Mais ce sont finalement des sensations qui se heurtent à des barrières construites, à des objets. Elles ne traduisent pas une ouverture sur le monde physique : au contraire. Elles ne permettent d'accéder qu'au monde intérieur. Tout ça n'est pas très gai, c'est vrai. Cela dit, j'ai prêté une grande attention à cet aspect des choses dans le roman fantastique que je vais proposer à l'Atalante : Le royaume de l'après-midi.
Le titre lui-même semble déjà faire appel aux sens...
Outre un petit hommage à Cordwainer Smith — c'est récurrent chez moi — et à sa Reine de l'après-midi 4, ce roman est une tentative pour allier fantastique et SF, ce qui est peut-être une manière de dire que j'ai tenté d'écrire une SF sensuelle. C'est aussi un roman sur l'adolescence. J'y reviens sur les problèmes non-résolus dans Espion de l'étrange, mais avec une approche plus psychologique, moins mécanique. Noireville, le Picte et tous ces trucs... Le cœur du bouquin, c'est la chaleur, le vide des après-midi d'enfance, les vieux greniers, l'odeur des bouquins qu'on ouvre, le travail de l'imagination livrée à elle-même. On ne peut pas dire que ce soit d'une sensualité torride, mais il y aura des couleurs, des sons, des odeurs... Ça devrait aller.
Pourquoi as-tu accordé dans ton œuvre une telle importance à l'Essonne — un département qui, a priori, n'excite pas spécialement l'imagination ?
Une très bonne question... Tu m'aurais demandé ça il y a trois ans, je n'aurais pas su y répondre. Mais depuis, j'ai eu une longue conversation à ce sujet avec Joseph Altairac, et j'y vois un peu plus clair. On se demandait, tous les deux, pourquoi le terme forgé par Michel Meurger pour désigner l'un des caractères de l'œuvre de Lovecraft — le fameux « régionalisme cosmique » — collait si bien à nos impressions de lecteurs. C'est vrai, ces histoires de vallées reculées, hantées par des divinités extraterrestres monstrueuses, avaient quelque chose de spécifique. Ça ne concernait pas seulement Lovecraft, d'ailleurs. Je me souviens que j'éprouvais la même impression en voyant Les envahisseurs ou La quatrième dimension — ou même, plus récemment, les X-Files... En fin de compte, la SF américaine possède une sorte de cœur secret : le mystère du territoire. Lovecraft réalise un alliage étrange. Il imagine un panthéon tératologique, mais ne le loge pas sur une planète inconnue. Au contraire : il le fait descendre sur Terre, et puise dans l'immensité du continent américain les caches nécessaires pour le soustraire à la vue — donc le rendre plausible. Les inventeurs du mythe des soucoupes volantes ont d'ailleurs procédé de la même manière. Si on balaie rapidement l'ensemble du corpus, on finit par avoir l'impression que les États-Unis sont une sorte de monde parallèle. Il y a des hommes préhistoriques dans les bois, des bases secrètes sous les Montagnes Rocheuses, des terrains d'atterrissage OVNI un peu partout. Même leurs villes sont truquées. Il n'est pas rare d'y trouver des buildings entièrement factices. On y entre, et on découvre une immense structure creuse, qui dissimule un vaisseau spatial prêt à décoller... Dick, Van Vogt, Simak, tous ont puisé dans ce registre. À travers ces représentations, ces auteurs nous disent quelque chose sur la façon dont ils perçoivent — encore aujourd'hui — leur pays. Et nous ? Que disons-nous ? Notre territoire européen n'offre plus guère de prise au mystère. Il y a si longtemps que nous l'occupons... Il est devenu terroir, tout simplement. Ça ne nous laisse que deux alternatives pour donner corps à l'étrangeté en littérature (hors le fantastique rural à la Seignolle). Faire comme Umberto Eco ou Arturo Perez-Reverte, et considérer que nos derniers blancs sur la carte, notre dernière frontière, sont désormais dans la culture — considérée comme un continent perdu, plein de dangers, qu'il nous faut explorer. Ou bien, forcer le trait, et redessiner une géographie imaginaire, inventée de toutes pièces. Par exemple en Essonne. Espion de l'étrange, c'était une tentative (non-théorisée, purement intuitive) pour créer ce type de juxtaposition — une France parallèle. Le monde de Noireville est ma version du régionalisme cosmique — bien modeste. J'y reviendrai bientôt.
Si tu ne parles pas de couleurs, tu parles beaucoup de lumière — comme s'il s'agissait de lumière pure, un concept très intellectualisé.
Tiens ! Voilà un exemple de ce que je te disais tout à l'heure en parlant de l'écriture comme d'une opération essentiellement cérébrale. Écrire, c'est analyser, faire des choix, employer des stratégies... Cette présence de la lumière dans mes textes, c'est un choix et une stratégie. Il y a quelques années, j'ai compris — assez brutalement — pourquoi je n'aimais pas beaucoup ce qu'était devenue la pratique de Brussolo. Réponse : parce que Brussolo utilise toujours les mêmes métaphores, ad nauseam. Stolze l'a bien montré : il y a l'animalité, la coprophagie et tout ce qui tourne autour des matières et du toucher — le cuir, la chair, la laine, etc... Évidemment, c'est l'une des raisons pour lesquelles Brussolo a été reconnu sur le plan littéraire : il est l'un des rares écrivains français issu du domaine à employer de manière cohérente un système de métaphores. Il est identifiable. L'inconvénient, c'est qu'il trie ses lecteurs de façon très sélective. Peu importe... Ce que j'ai retiré de cette analyse, c'est l'idée que pour avoir une identité stylistique, il n'est peut-être pas mauvais de se choisir une palette d'images et de l'explorer de façon assez systématique. D'où la lumière. Je me considère avant tout comme un écrivain de space-op — même si finalement, j'en produis assez peu — , et c'est un genre qui entretient des rapports très particuliers avec la lumière. On pense aux étoiles, bien entendu — mais aussi aux années-lumières, aux lasers. Et puis, la lumière est surtout une vitesse, une limite physique qu'il faut contourner pour avancer. Peu à peu, j'ai mis au point un système, de façon semi-consciente : c'est comme ça que j'écris. Mais ce qu'il y a de curieux, c'est que je ne peux pas tout forcer, tout contrôler : j'essaie depuis six-huit mois de tenir compte de ce que tu m'as dit — de la même manière que je tiendrai compte de la critique de Sylvie Lainé à propos d' « Apothéose du Punisseur » 5, et de l'analyse de Philippe Boulier sur ce qui va et ne va pas dans « La sidération ». Mais il me faut du temps pour intégrer de façon permanente cet aspect... polyphonique dans mon écriture. Ça commence, quand même. Maintenant, il m'arrive assez régulièrement de me dire, au bout de cinq-six pages d'écriture : « bon, ça fait un moment que je suis froid et intellectuel, veillons à mettre un vague sentiment, une petite sensation là-dedans ». Je me souviens par exemple que dans « Le vide, le silence et l'obscur » 6, le personnage masculin de la nouvelle se lève parce qu'il a entendu un bruit sur la passerelle de son vaisseau. Il va voir, sur ses gardes... Là, je me suis dit : « OK, allons-y. » Et le voilà qui longe le pupitre de commandes, tandis que je décris une à une ses sensations : l'odeur d'ozone dans l'air, le froid du métal sous ses doigts, les pulsations colorées des diodes de contrôle... Mais bon : c'est vraiment pour faire plaisir à André ! C'est l'avantage d'écrire de façon consciente : on peut prendre la décision d'ajouter une pièce à son système d'écriture. L'inconvénient, c'est que je ne me laisse jamais aller. Je ne peux pas lâcher la bride.
« Apothéose du Punisseur » me semble justement une nouvelle hyper-construite au niveau purement narratif, théâtrale, presque déclamatoire — mais la flamboyance est seulement formelle, sans chaleur.
Oui... Cette nouvelle est un échec. C'est sans doute le projet qui n'est pas bon — ou moi qui n'ai pas le talent pour l'exécuter correctement. Il ne s'agissait de raconter une histoire de personnages, mais de faire tourner une structure sur elle-même. J'avais envie — j'ai toujours envie — de construire un mini-cycle d'histoires légendaires, voire mythologiques. Le « Punisseur » est donc un récit qui ne permet pas l'identification. On regarde. On écoute. C'est une tragédie, qui n'essaie pas de susciter l'empathie. Le cœur du texte, son argument propre, c'est sa dramaturgie. « Malaverne écrit, dans les Humeurs du Ciel, que la valeur d'une cosmologie est toute entière dans sa poétique. » Ce genre de choses...
Difficile, aussi, d'échapper à l'aspect pompeux d'un tel texte.
Tellement difficile que je n'y suis pas parvenu. Gérard Klein a lu la nouvelle sur manuscrit. Il a été sensible à l'hommage à Borges, mais il en a surtout vu les défauts. D'après lui, il aurait fallu faire plus long, suggérer la déclamation plutôt que de l'imposer au premier plan, faire de Hunneberg et de Jeddah deux vrais personnages... Il avait raison, tout comme Sylvie Lainé a raison, quand elle dit que je me suis laissé aller à mes tics d'écriture. Bon, la meilleure chose à faire avec cette histoire, c'est peut-être de la foutre au panier, tout simplement.
J'ai entendu parler de lui pour la première fois dans L'histoire de la SF de Sadoul. Je me souviens avoir éprouvé quelque chose de bizarre. Sadoul parlait de Smith avec enthousiasme, disait que « Boulevard Alpha-Ralpha » et « La ballade de C'mell » étaient des chefs-d'oeuvre... Et pourtant, je sentais que c'était un truc très différent des autres textes de l'Âge d'or. Moins aseptisé, plus... organique. Plus dérangeant, aussi. C'était un petit mystère. Plus tard, j'ai acheté sans le lire l'un des volumes de la trilogie parue au Livre de Poche — celui avec la femme qui a plein de petits seins sur la poitrine, je me souviens... Mais le vrai choc, la découverte, ça a été la réédition en six volumes chez Pocket, et le travail remarquable de Goimard sur le texte de Smith 7. C'est peut-être ce qui m'a permis de passer à l'écriture. L'élucidation du système à l'œuvre dans l'Instrumentalité m'a ouvert une porte, et permis de résoudre les problèmes que me posait (déjà) l'étendue de ma propre histoire du futur. Comment tout raconter sans avoir à tout écrire ? Smith fait ça très bien. Qu'une nouvelle de 1929 puisse être lue immédiatement après une nouvelle de 1950, et que les deux illustrent le même univers avec cohérence, j'ai trouvé ça fascinant. Le plaisir que j'ai pris à lire entre les lignes, à chercher les contradictions, à compléter les récits inachevés, est resté pour moi un modèle de ce que j'aimerais offrir à mes lecteurs. Un an après avoir lu ça, j'ai écrit La loi majeure 8 qui est paru — ainsi que sa suite — avec un petit avant-propos d'historien du futur. Le projet était d'écrire plusieurs romans, très différents — mais tous présentés de la même manière, afin de garantir au lecteur une unité qui n'apparaissait pas en surface. Cette présentation a disparu depuis, mais je reste persuadé que la chasse aux indices, la recherche des recoupements — qui est le Picte, bon sang ? — continuent de plaire à ceux qui me lisent.
Comment as-tu bati cette Histoire du futur ? Je me suis souvent demandé à quelle allure tu avais mis de la chair sur le squelette de chronologie qui était publié à la fin des Don Hérial. Et quelle marge te laisses-tu ?
Une très grande marge. En fait, j'ai toujours considéré qu'une Histoire du futur était un objet littéraire, qui n'avait aucune prétention à envisager l'avenir. Mon but n'est pas de construire une projection crédible de ce qui nous attend, ou d'illustrer mes vues personnelles sur l'Histoire (ou alors, à très court terme seulement), mais une structure qui soit satisfaisante pour l'esprit, un arbre dont on puisse admirer les effets de symétrie ou les forces en mouvement. Et qui permette surtout de raconter des histoires. Quand j'ai commencé à construire le canevas qui me sert d'arrière-plan — c'était assez largement avant de me mettre à écrire, vers 85 ou 86 — la règle que je m'étais fixée était que cette Histoire devait me permettre d'écrire des récits contemporains, fantastiques, de SF, voire même de fantasy (j'ai posé un interdit là-dessus depuis) sans menacer la cohérence de l'ensemble. Ça me semblait être un beau défi. Une Histoire du Futur peut finir par devenir plus contraignante que libératoire. Dans son bouquin, Sadoul racontait comment Heinlein avait dû renoncer à sa propre chronologie parce que Campbell en avait publié les tables, alors qu'elles n'étaient qu'un instrument de travail, encore en cours d'élaboration. J'ai trouvé ça absurde : passer des années à construire un canevas, et devoir l'abandonner parce qu'on ne peut pas écrire une nouvelle... J'ai donc décidé de faire une Histoire très vaste, en me donnant un minimum de contraintes. Il y a des thèmes qui me plaisent depuis toujours, et que je veux continuer d'explorer : l'intervention secrète des extraterrestres sur l'évolution de l'humanité, le très grand space-opera, les univers parallèles, les grandes fresques géopolitiques, les légendes de la fin des temps... et aussi le fantastique intimiste. Mon Histoire est assez vaste pour contenir tout ça. Elle n'est qu'un squelette, sur lequel je mets de la chair au fur et à mesure, lorsque se pose le problème d'écrire un récit sur une période que je ne connais pas encore... À force, j'ai quand même fini par accumuler pas mal de matériel. Il y a des segments de la chronologie sur lesquels je possède assez de notes pour rédiger un petit manuel. Par exemple, tout ce qui tourne autour de notre époque — tout ce cycle centré sur Noireville et l'Espion de l'étrange, et qui a fini par devenir d'une complexité hallucinante. Dans les années à venir, il y aura pas mal de trucs là-dessus : Noireville, la DATEX et la façon dont elle devient l'Instance, la création du Square, l'identité de Markus Hassberg, le Picte... Pour ceux que la chasse aux indices amusent, il va y avoir du grain à moudre, comme on dit. L'autre période que je connais bien, c'est l'environnement de la Guerre des sept Minutes — parce que la plupart des nouvelles de space-op que j'ai publiées s'y accrochent. Mais il y a aussi des pans entiers de mon Histoire que je ne peux encore que deviner... Quoi que certains me plaisent déjà beaucoup. Par exemple, toute la période où le Mensys règne sur le système solaire et lutte contre une utopie libertaire installée dans les Anneaux de Saturne, une ville spatiale immense, composée de carcasses de vaisseaux : l'Assemblage. Et pourtant, je ne sais pas encore ce qui se passe là-dedans...
Le royaume de l'après-midi est un roman contemporain ?
Oui. On y entre de front dans le monde de Noireville. Du même coup, on élucide une partie du mystère du Picte, dont on découvre qu'il a été le héros d'une série d'aventures rédigée au début du siècle par Charles Sélène, un disciple de Jules Verne. Et Yellow Submarine n'est d'ailleurs pas étranger à cet aspect des choses, puisque dans « Collector » 9, j'évoque l'existence d'un monde intercalaire dans lequel la SF française est triomphante. C'est le monde de l'après-Sélène, une France où Verne a eu un héritage littéraire et éditorial comparable à celui de Gernsback. Dans ce monde, il existe une revue professionnelle, tirée à des dizaines de milliers d'exemplaires, qui s'appelle Yellow Submarine, et dont le n° 100 consacre un long article à Charles Sélène. Tout le problème, c'est d'arriver à mettre la main dessus. Dekk l'a fait, lui ! Enfin, tout ça n'est qu'une petite partie d'un tout tellement grand que je n'en vois plus le bout.
Si je comprend bien, tu vas t'attaquer avec F.A.U.S.T. à une période que tu ne connais pas encore très bien, puisque située entre l'Espion et les space-operas ?
F.A.U.S.T. est un vieux projet. Ou plutôt : le personnage central de la série, Chan Coray, est ma plus vieille création. Tout ça date d'avant la mise en place de mon Histoire. J'ai créé Chan quand j'avais dix-sept ans, pendant un cours de philo, en Terminale. Son nom fusionne ceux de deux personnages que j'ai toujours beaucoup aimé : Morgan Chane, le loup des étoiles d' Edmond Hamilton, et Corey, le héros des premiers volumes d' Ambre, de Zelazny. Je trouvais — et je trouve toujours — que c'est un beau nom pour un héros. Chan Coray... Ça sonne un peu comme James Bond. Quant au projet de série elle-même... Je voulais faire un truc à la Balzac. Prendre un personnage à l'adolescence, un gosse qui n'a rien, ni identité, ni fonction sociale, ni rêves — rien que de la violence en lui — et raconter trente ans de sa vie, pas à pas. Seulement, c'est une vie future. L'action se passe à la fin du XXI e siècle, lors de la première prise de pouvoir de l'Instance. Et au bout de la route, Chan finira par incarner l'ultime alternative démocrate — fougueuse, utopiste, combattante — sur une Terre entièrement livrée aux grands empires privés. Encore une fois, c'est l'Histoire du Futur qui, par sa dynamique propre, a défini l'écosystème d'un personnage qui existait avant elle.
Trente ans ? Tu avais parlé de trente volumes : un par an ?
Non. J'ai dit trente volumes au minimum, parce que je vois pas comment je pourrais m'en sortir à moins — mais on va tourner à trois volumes par an au Fleuve Noir. Donc, je vois plutôt ça en cinquante ou soixante volumes. Quelque chose de gigantesque, vraiment... Évidemment, rien ne dit que ça marchera, et qu'on ne devra pas s'arrêter dès les trois premiers volumes. Mais je prends le risque — et le Fleuve Noir aussi. Les bouquins seront très beaux, le travail a été bien fait. Il ne s'agit pas seulement de raconter la destinée d'un personnage. Pour qu'il y ait saga, il faut que le monde change. F.A.U.S.T., c'est aussi l'histoire de la fin de notre civilisation, du basculement de la vieille société politique et citoyenne, héritée des Lumières, dans un monde où la politique a perdu son sens, où le territoire et l'espace public sont privatisés. Bref, c'est l'histoire du monde que nous sommes en train de fabriquer. La Terre et la civilisation humaine — donc le statut juridique des hommes — changent radicalement de nature à cet instant, et Chan essaie de lutter contre ça.
Tu crées dans F.A.U.S.T. une ville-immeuble colossale, et tu y parles assez fréquemment d'architecture. Est-ce un art qui t'intéresse ? Je suppose que tu t'es intéressé aux projets de tours géantes de Sir Norman Foster par exemple ?
Oui, l'architecture m'intéresse — quoi que je n'y connaisse pas grand-chose. Ce qui me fascine surtout, c'est qu'elle la manière la plus technique — la plus concrète — d'inscrire l'utopie dans le réel. Les projets d'habitats collectifs de Le Corbusier, par exemple... Pour F.A.U.S.T., les choses sont un peu différentes. Dès le début, je me suis battu contre un problème narratif très particulier. Comment faire une série épique dans un monde où la prospective sociale et politique occupent le premier plan ? Le décor du cycle n'est ni très gai, ni spécialement propice aux grandes envolées imaginaires... Le monde est coupé en deux. D'un côté, les grandes métropoles qui sont devenues des citadelles luxueuses et assiégées — le Village — , de l'autre, un chaudron bouillonnant livré à lui-même et aux milices des grandes compagnies privées — le Veld. Chan est un gosse du Veld. Il va prendre le Village, le secouer comme un prunier et l'obliger à regarder la vérité en face. La série est donc avant tout l'histoire d'une ascension sociale. Pas de quoi s'émerveiller. Comment éviter le côté gris, tristounet de ce genre de décor ? Comment accrocher le fan de SF, toujours en recherche d'une merveille narrative ? La réponse, ce sont les noms et les icônes. J'ai fait un gros travail là-dessus. Les Puissances du futur s'appellent Saxxon, le Lion d'Orion, la Guilde Reed ou Shield. Elles produisent des cités marines, d'immenses dirigeables or et noir. Elles colonisent les points de Lagrange. Elles construisent des tours géantes (mais je précise qu'Aéropolis, dont tu parles, existe dans les cartons des ingénieurs japonais depuis des années). Bref, j'ai tenté de faire rêver les lecteurs, de leur fournir leur content de merveilles en même temps que des considérations rationnelles sur le futur. J'ignore si ça tient ou si craque. On verra bien...
Tu as un projet qui, pour l'instant, est tombé à l'eau. Martin Dirac, dont le premier roman est déjà écrit 10. Comment se situe ce personnage, à la même époque et dans les mêmes lieux que Karel Dekk ? Et quel est l'avenir de l'Espion de l'étrange ?
L'Espion était à l'origine un projet ouvert. Je m'étais dit, je vais au Fleuve, je propose le premier volume d'une série et si ça marche, j'en ferai d'autres. J'avais une vague perspective générale de l'ensemble, mais rien de systématique. Et puis, ?Ancipation? a connu l'évolution que l'on sait, et on m'a demandé d'arrêter... Je me suis donc rabattu sur les nouvelles. Lorsque les choses ont commencé à se préciser — l'univers de Noireville, la création du Square et tout ça — , je me suis aperçu que le cycle de l'Espion possédait une économie interne, un équilibre entre les textes déjà publiés et ceux qui restaient à écrire. En tout : trois romans et neuf nouvelles ou novellas. François Ducos, qui dirige au Fleuve la collection ?Super-Poche?, aime beaucoup cette série. Il m'a demandé de l'achever afin d'en faire un volume omnibus. L'ensemble devrait peser dans les un million cinq cent mille signes. Le personnage de Martin Dirac reprend le chantier là où Dekk s'arrête. A ce moment-là, le Square a été mis sur pied par de hauts-fonctionnaires européens pour parer la menace naissante de la DATEX. Comme Dekk est coincé en « temps zéro » (ce qui est à la fois un argument SF et une métaphore de sa situation éditoriale de 1991), le Square recrute quelqu'un d'autre pour poursuivre le boulot. Dirac, c'est la continuation de Dekk par d'autres moyens !
Karel et Martin ne se croiseront donc pas dans les couloirs de la Sorbonne ?
Si, je pense quand même qu'ils vont se croiser au moins une fois. Mais je marche sur des œufs : je risque le paradoxe temporel à chaque ligne.
Mais si je comprends bien, maintenant, les circonstances se sont inversées : tu peux poursuivre le cycle de l'Espion, mais Martin Dirac n'a plus d'éditeur, puisque « Aventures et Mystères » s'est arrêtée ?
J'ai vraiment bouclé le cycle de l'Espion. Je crois que c'était à Noël, il y a deux ans (d'où les « Notes de l'étrange » ci-après, qui sont en gros la synthèse de ce travail). Je ne me vois pas revenir dessus. D'autres aspects ont été développés depuis, d'autres lignes temporelles, d'autres chaînes causales... En particulier dans Le royaume de l'après-midi et aussi — d'une manière plus lointaine — dans Le marteau du temps (dont je préfère ne rien dire, tellement la rédaction de ce bouquin monstrueux m'angoisse). Bref, le cycle tel que le publiera Ducos sera fermé une fois pour toutes. Dirac est un cycle fermé également : six volumes. Je fais confiance à Daniel Riche. Je sais qu'il se battra pour faire vivre sa collection. Mais il est évident que s'il n'y parvient pas, Dirac sera publié ailleurs, dans une autre collection. Je suis têtu, tu sais, obstiné comme une mule. Les trois premiers feuillets de Le jeu du Dispatcheur datent de 1990. J'en ai ajouté dix-sept pour terminer la nouvelle et l'inclure dans La sidération fin 1995. Je suis patient. Un de ces jours, je reprendrai et je terminerai La guerre des sept minutes. Dirac verra le jour, d'une manière ou d'une autre. Je sais attendre.
Quelle est la source première du nom Dirac ? Le physicien Paul Dirac ? Le moyen de communication genre « ansible » imaginé par James Blish ? Ou le prétendu mouvement révolutionnaire de Guêpe, d'Erik Franck Russell 11, le « Dirac Angestun Gesept » ?
La première réponse est la bonne. J'ai passé une soirée avec Irène et Éric, mon plus vieux pote — celui qui lit les manuscrits au fur et à mesure qu'ils sortent de l'imprimante — à feuilleter un dictionnaire des noms propres... J'avais le prénom — Martin. Il me fallait la suite. On a essayé plein de combinaisons. Et puis, Éric a trouvé : Martin Dirac. Ça sonne bien. Ça se retient bien. Un détail amusant, tout de même : dans le bouquin de Russell (absolument génial), il y a effectivement ce mouvement terroriste dont tu parles. Il y a dix ans, quand j'ai créé Chan Coray, je l'avais réduit à ses initiales pour en faire une organisation d'espionnage infiltrée par des extraterrestres : le DAG. Je n'ai d'ailleurs pas tout à fait renoncé à utiliser ce sigle. Comme quoi, rien ne se perd jamais vraiment...
N'y a-t-il pas, dans L'ange des profondeurs, une réminiscence d'une histoire de Bob Morane ? (Je n'ai pas retrouvé le titre : c'était aussi une histoire de conspiration pour faire croire à l'existence d'un peuple souterrain, je ne sais plus exactement...)
Pas que je sache. J'aime le mot « profondeur ». Je l'utilise souvent. Je trouve que le titre de Réouven — Les grandes profondeurs — est un des plus beaux qui soit. Quand j'ai trouvé le titre du premier Dirac, j'ai pensé à un vieux Doc Savage, L'ange des océans... C'est peut-être ça dont tu te souviens, puisque les deux séries paraissaient chez Marabout. Ce qui est intéressant, c'est que cet aspect du travail rejoint ce que je te disais tout à l'heure sur la présence en trompe l'œil de merveilles narratives dans F.A.U.S.T. Dirac est une série qui démystifie. Les soucoupes volantes, les civilisations perdues, le mythe de la Terre creuse, les pouvoirs paranormaux. Ça m'a plu de jouer cette carte dans une collection qui puise presque tout le temps dans cette mythologie-là. Je me suis demandé un moment... Est-ce que les lecteurs ne vont pas rejeter un concept qui leur démontre à quel point il est stupide, aliénant — et parfois dangereux — de s'embarquer là-dedans ? Mais presque tout de suite, je me suis rendu compte que le risque était nul. La Terre creuse n'a pas besoin d'être réelle (dans la vraie vie, évidemment, mais même dans un roman) pour faire rêver. C'est son idée, son fantôme qui accrochent l'imaginaire. J'ai relu il n'y a pas très longtemps La Plutonie, d' Obroutchev. L'expérience est facile à faire. Tant que les savants russes sont sur la piste du grand orifice polaire, on est captivé. Mais dès qu'ils l'ont franchi, c'est fini, le roman retombe... Dans L'ange des profondeurs, on parle de la Terre creuse et des hommes-bêtes qui y vivent. Qu'on les montre ou non, au dernier chapitre, n'a pas d'importance. L'allusion (lointaine il est vrai) à Doc Savage n'a pas d'autre signification. Nous avons tout lu. Nous avons fait ces rêves mille fois. Ce qui compte à présent, ce n'est pas l'objet lui-même. C'est la lumière qui nous permet de le voir — en tout cas, son ombre sur le mur.
Entretien réalisé le 5 mai 1996 à Nancy-Haut du Lièvre, dans le parc de l'IFRAS, et complété par courrier.
Notes : 1. In recueil La sidération, Encrage-Destination Crépuscule, 1996. 2. Fleuve Noir "Ancipation", 1991. 3. Fleuve Noir "Frayeur Plus", 1995. 4. In Tu seras un autre, Pocket 1987. 5. In anthologie Destination Crépuscule 3, 1996. 6. In anthologie Le feu aux étoiles, 1996. 7. Les seigneurs de l'Instrumentalité, 6 volumes, Pocket, 1987. 8. Fleuve Noir "Anticipation", 1990. 9. In YS n° 100, mars 92. 10. L'ange des profondeurs, prévu pour la collection "Aventures et mystères", Fleuve Noir. 11. Presses-Pocket.
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