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Il doit y avoir un dieu pour les traducteurs

Interview de Patrick Couton

Nathalie LABROUSSE

Asphodale n° 2, février 2003

     Asphodale : Patrick, je rappelle que tu es traducteur à l'Atalante et que tu as déjà traduit, outre les bouquins de Pratchett, le cycle d'Alvin le Faiseur, d'Orson Scott Card, des livres de Moorcock et bien d'autres choses encore... Travailler sur Pratchett, c'est un boulot comme un autre, ou ça change complètement ?

     P.C. : C'est très différent. Dans Scott Card, je ne cherche pas de références et je n'ai pas à regarder des tas de films qui vont de Dumbo l'Eléphant à l'Inspecteur Harry, en passant par l'Arme Fatale ou Casablanca... En principe, le principal travail du traducteur porte sur le langage. Pour Alvin, par exemple, j'avais potassé le cajun, pour donner à certains personnages un parler campagnard.

     Asph. : Mmmh, je me souviens aussi, dans Pyramides, d'Ephébiens qui disent « Té ! » à tout bout de champ...

     P.C. : J'avoue. Les Ephébiens sont des genres de grecs et cuisinent à l'huile d'olive. Je me suis dit tout de suite dit que ce serait sympa d'introduire un accent marseillais...
     Pareil pour Mme Gogol, dans Mécomptes de Fées : pour moi, elle ne pouvait parler que créole. Il n'y a pas ça du tout dans la version anglaise. Mais une sorcière noire qui pratique le vaudou dans une sorte de Louisiane marécageuse, je la voyais mal avec l'accent du Val-de-Loire... J'ai donc acheté un dictionnaire et j'ai bricolé. Il fallait que cela reste compréhensible pour tout le monde, tout en ayant l'air d'être du créole. Je te jure que j'en ai bavé...
     Même chose pour Chicard : j'ai pris le parti de le faire parler avec un argot de polar des années 50, parce que je trouvais que ça lui allait particulièrement bien.

     Asph. : Tu fais souvent ce genre d'adaptations ?

     P.C. : Tout le temps, en fait. Ce que je ne veux surtout pas faire, c'est mettre des « notes du traducteur », comme dans certaines versions, dans lesquelles tu trouves une note de bas de page toutes les dix phrases. Genre « McBeth, acte 2, scène 3 », ou « jeu de mots intraduisible ».
     Les références anglaises, moi je les adapte en références françaises. Mais qui sont tout aussi obscures que chez Pratchett, je pense. (rires) Comme je suis musicien, il y a beaucoup de citations de Brassens, de Mireille, de Johnny. Des références cinématographiques, aussi. Même dans les noms, tiens. Dans Pieds d'Argile, il y a un mec qui fabrique des bougies et que j'ai appelé Tiens-la-Droite. Ça vient de Saturnin Fabre, qui dans un film des années 30, dit toujours à son neveu, joué par Bernard Blier : « tiens ta bougie droite ». C'est une référence très connue des cinéphiles, parce que Saturnin Fabre avait dit au metteur en scène : « je vais la répéter plusieurs fois et quand je me contenterai de dire : Tiens ta bougie et je suis sûr que la salle répondra : droite ». La plupart des gens doivent voir un objet sexuel derrière tout ça, ou se demander ce que ça leur rappelle. Typiquement pratchettien, cette impression...

     Asph. : Tu peux nous expliquer plus concrètement comment tu procèdes pour ces « adaptations » ?

     P.C. : D'abord, je dois comprendre les références de la version anglaise, évidemment. Un traducteur travaille toujours avec des gens du pays. Quand j'ai fini un bouquin, je vais voir un copain américain, pour voir si j'ai raté des trucs sur la langue. Et ensuite, je contacte par téléphone un couple de copains anglais. Eux, ils sont très calés en tout ce qui est culture anglaise et ils voient les références à Shakespeare, Marlow, etc. Et en dernier ressort, j'envoie un mail à Pratchett.
     Ensuite, hé bien, je regarde plein de films, je lis plein de livres, je cherche des équivalents dans la musique, les chansons... Dans Nobliaux et sorcières, je crois, il y a des vers que Pratchett a tirés d'obscurs poètes du XIXème. Je me suis dit qu'il fallait que je trouve l'équivalent français et j'ai trouvé des vers d'Hugo qui correspondent parfaitement. La seule différence, c'est que Victor Hugo est sans doute plus célèbre que ses poètes à lui, qui même en Angleterre n'ont pas l'air très connus.
     Je cherche parfois pendant un bout de temps. Et parfois, je ne trouve rien. Dans ces cas-là, j'utilise ce qu'on appelle un système de compensation : je place des gags ou des références ailleurs. Des trucs qui ne sont pas forcément dans la version anglaise. Maintenant, dès que je peux caser une blague, ou une citation, ou même une contrepèterie, je n'hésite plus. Ça compense ce que j'ai pu rater. (rires)

     Asph. : Tu peux nous raconter quelques anecdotes de traduction ? Des galères, des coups de pot...

     P.C. : Oh, des galères, pas tellement, en fait. Si je ne trouve rien, je ne trouve rien, c'est tout. Ce qui n'est pas facile, c'est la traduction des noms propres. Si je traduis, j'essaie de rester dans le sens, parce qu'on ne sait jamais... Je peux très bien avoir besoin de réutiliser le nom dans un livre ultérieur. Tiens, prends Vimes, par exemple. Moi, je l'ai appelé Vimaire, ce qui a un sens en français. C'est un vieux mot qui était utilisé dans les campagnes et qui vient du latin « vis major ». Ce qui veut dire « force très grande, destructrice ». Un orage peut être « vimaire », ou une tempête. Après, dans Pieds d'Argile, voilà que Vimaire se retrouve avec un blason... et une grappe de raisins sur ledit blason... Vimes / vines ! Coup de bol, l'adjectif vinaire existe aussi en français. Et là je me dis, « heureusement que je n'ai pas pris un autre nom ! ». Ou alors, il aurait fallu que je change le blason, mais les blasons, ils sont dans le Vade Mecum, avec les dessins...
     Par précaution, je choisis souvent des noms qui sonnent pareil, ou commencent pareil. Bigadin, je l'ai appelé comme ça parce que ça commençait par Bi, comme Binky et que dans ma campagne natale, on disait un bigadin pour un cheval. Une sorte de mot d'enfant, si tu veux.
     Des coups de pot, c'est sûr qu'il y en a. Tiens, par exemple, dans Accrocs du Roc, ils font un grand concert dans Hyde Park et à un moment, le bouquin explique que « hyde » est une unité de mesure. Là, tu te sens mal. Faute de mieux, je traduis par « Parc des Princes » et je me dis « on ne sait jamais ». Je regarde dans mon bouquin et je trouve une vieille unité de mesure, le... prinse ! Tu imagines le soulagement ? Incroyable ! Il y a un dieu pour les traducteurs... Bon, d'accord, la plupart des lecteurs ne savent pas ce que c'est qu'un prinse, mais bon... J'étais quand même rudement content. (rires)

     Asph. : Je te comprends. J'ai eu ce genre de petits plaisirs solitaires, moi aussi, quand je traduisais la nouvelle...

     P.C. : Je suis assez fier du Guet des Orfèvres. Là, j'ai été obligé de bidouiller pour expliquer le nom — c'est pour ça que, dans la version française, lady Ramkin offre au Guet une ancienne Maison d'Orfèvres... Parfois, dans une réplique, je mets une ligne de plus pour placer un gag. Par exemple, dans Accrocs du Roc, un des mages, autour de la table, tape comme un fou sur un couvercle de soupière et l'un de ses confrères lui demande d'arrêter « ou alors » je ne sais plus quoi. J'en ai profité pour caser une référence à Johhny Hallyday :« arrête ou je t'envoie dans la soupière les bras en croix ». J'étais vachement content. (rires)
     Par contre, j'ai eu aussi des ratages. Par exemple, je me suis planté, dans un des premiers bouquins, sur un des nains, Dopey. Je ne savais pas que c'était Simplet en français. J'aurais pourtant dû me méfier... Je vais rectifier au cours d'un tirage.

     Asph. : Tout ça semble affreusement difficile... Tu mets combien de temps, pour traduire un livre ?

     P.C. : Je mets à peu près quatre mois, sachant que je le fais à mi-temps puisque je suis aussi musicien. Mais bon, j'en fais quand même un peu tous les jours, samedi et dimanche compris. Pour ne pas perdre le rythme, quoi.
     Difficile ? Parfois, oui. Les jeux de mots et les gags, pour lui, ça vient au fil de la plume. C'est l'occasion qui fait le larron, en quelque sorte. Il pioche à droite et à gauche et il les case où il veut. Alors que pour moi... Enfin bon, lui, il a l'histoire à écrire, quand même (rires). La hantise du traducteur, ce sont les gens qui lisent dans les deux langues... Ça, ça fait très peur... On a toujours peur de tomber sur un lecteur qui dise : « oh, là, vous vous êtes planté ».

     Asph. : Pour finir, que peux-tu nous dire sur l'écriture de Pratchett, sur son style, son humour... ?

     P.C. : Ouhla. Je ne peux pas vraiment te faire une analyse de son style, là. Mais enfin, quand c'est mal écrit, je le vois. Pratchett, dans l'ensemble, a une écriture assez fluide — il est clair, il va à l'essentiel, il ne se répète quasiment jamais. Il a rarement des phrases, très longues, contrairement par exemple à Michael Moorcok, que j'ai traduit aussi. On pourrait dire qu'il fait de l'efficace.
     Son humour, maintenant... Déjà, on peut dire que les jeux de mots n'en sont pas le ressort principal. Il y en a régulièrement, mais pas tant que ça, finalement. On a l'impression qu'il saisit l'occasion de faire un truc, mais comme ça se présente, quoi. Ce n'est pas l'essentiel. Ça vient au fil de la plume, mais je ne pense pas qu'il cherche à en faire à tout prix. Des références, par contre, il y en a beaucoup plus et aucun lecteur ne les voit toutes. Même les lecteurs anglo-saxons n'en voient pas la moitié, ça, j'en suis persuadé. Tout ça donne un monde loufoque, qui prend beaucoup le contre-pied de l'heroic fantasy classique, qu'il tourne un peu en dérision, quand même. Il y a beaucoup de références de situations, aussi. Inconsciemment, en lisant certaines scènes, on voit un truc et on se dit : « tiens, j'ai vu ça quelque part ». Ça fonctionne surtout comme ça, je crois.
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