Vous l'aurez sans doute remarqué depuis un moment, avec la sortie du film (courez le voir si ce n'est déjà fait) et les différentes rééditions du comic-book 1 d'Alan Moore : nous traversons actuellement une zone de turbulences dédiée aux Watchmen qui permettra aux « initiés » de se replonger dans l'œuvre, et aux néophytes de la découvrir.
Depuis aujourd'hui figure sur les étagères des librairies un énorme bouquin où s'affiche le regard vide du Dr Manhattan, tel un Big Brother de saphir observant le lecteur potentiel avec sévérité. Bien que consacré aux Watchmen, cet album n'est pourtant pas à proprement parler une BD. Pour faire simple, si Watchmen était un film (ce qu'il est désormais ; pour éviter les quiproquos, disons donc : « Si le comic-book originel était un film... »), cet ouvrage serait son making-of. Précisons toutefois qu'Alan Moore n'est pas crédité dans ce collector, principalement composé par le dessinateur Dave Gibbons. L'objet se présente comme une sorte de carnet de travail où se mêlent dans un joyeux fourre-tout extraits de scénario dactylographiés, croquis, esquisses et compagnie (et même des essais de taches d'encre sur du tissu blanc, destinées à l'élaboration du masque de Rorschach). Malgré la performance des logiciels de retouche aujourd'hui disponibles, Gibbons et son éditeur ont eu l'intelligence de laisser tel quel papiers froissés, traces de blanc correcteur et autres taches, qui confèrent à l'ensemble un cachet d'authenticité bienvenu (ces effets de « froissure » sont d'ailleurs parfois ajoutés en arrière-plan, notamment derrière les textes, pour accentuer le statut d'archive de la chose).
Globalement, Watching the Watchmen fourmille d'informations intéressantes, y compris pour les aficionados qui auront déjà fait maintes et maintes fois le tour de l'œuvre moorienne : nous apprenons ainsi, au détour d'une page, que le physique du Comédien est calqué sur celui de Groucho Marx pour s'éloigner du Joker, que son badge est une idée originale de Dave Gibbons, ensuite reprise par Alan Moore qui en fera le symbole central de son œuvre, ou bien que le smiley tracé sur Mars existe réellement, photo à l'appui. Malgré toutes les analyses précédentes de l'œuvre, nous découvrons également de nouvelles références dans les plus infimes détails (telle une serrure cassée et réparée, symbole du nœud gordien d'Alexandre). Avec une sincérité désarmante, Gibbons passe ainsi en revue toutes les questions que le lecteur a pu, un jour ou l'autre, se poser, sans pour autant obéir à un schéma encyclopédique. Voyez donc cela comme une conversation au coin du feu dans laquelle vous apprendrez ce que le dessinateur a fait de ces planches originales aujourd'hui cotées une fortune, ou bien du prix Hugo qu'on lui a décerné pour Watchmen. En revanche, histoire de pinailler, on s'interrogera sur l'utilité de ces dizaines de pages d'esquisses reproduites en miniatures et comparées à leurs versions finalisées, qui tiennent plus du remplissage qu'autre chose (quelques unes auraient suffi).
En partant de sa rencontre initiale avec Alan Moore pour finir avec des éléments anecdotiques mais néanmoins sympathiques, et en passant par la colorisation de l'œuvre, on peut donc affirmer que Gibbons fait le tour (formel) de la question en fonction de ses souvenirs et des documents préservés par le temps. Chose étonnante : Gibbons aborde longuement la question des éditions françaises, fustigeant la première (parue chez Arédit) pour glorifier l' édition Zenda et la traduction de Jean-Pierre Manchette ! Nous apprenons d'ailleurs que les couvertures de ces six albums (reproduites ici) furent exclusivement dessinées pour la France par Gibbons lui-même. Alors bien sûr, on aurait préféré un making-of signé du scénariste, quitte à perdre un peu du mystère de Watchmen en prenant connaissance des « trucs » de magicien d'Alan Moore, mais sachez toutefois qu'il s'explique assez longuement sur le sujet dans L'Hypothèse du Lézard.
Grand format, couverture cartonnée avec jaquette, papier lisse... Pour vingt-huit euros, si vous figurez parmi les nombreux fans de Watchmen, ne vous privez pas.
Notes :
1. Vous aurez peut-être remarqué que je n'utilise jamais le terme de « graphic novel », qui ne signifie pas grand chose (« roman graphique » ? Un roman avec des images ?), bien qu'utilisé par Dave Gibbons lui-même pour qualifier Watchmen. Cette expression étrange, inventée par des critiques sûrement honteux d'avouer qu'ils avaient apprécié une vulgaire BD, est aujourd'hui systématiquement employée par les médias pour présenter les oeuvres incontournables du genre, pour les distinguer des simples comics de super-héros qui constituent le plus gros du marché américain. Pourtant, les auteurs d'envergure comme Alan Moore n'ont jamais renié les comics, bien au contraire : on a déjà vu oeuvrer ce dernier sur des personnages comme Superman en faisant montre du plus grand respect et d'une totale cohérence dans la représentation de son univers, au premier degré, sans aucun cynisme. De mon point de vue, Watchmen est donc un comic-book, au même titre que Batman ou Spider-Man, point barre.
Florent M. 14/03/2009
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