DENOËL
(Paris, France), coll. Présence du futur n° 105 Dépôt légal : septembre 1990 Réédition Roman, 258 pages, catégorie / prix : 6 ISBN : 2-207-30105-2 Format : 11,0 x 18,0 cm Genre : Science-Fiction
Au 24° siècle, le mathématicien Mallansohn a inventé l'éternité, autrement dit le voyage dans le temps. Depuis, une équipe inter-temporelle patrouille dans l'Histoire pour guider et orienter l'humanité. Mais voici que pour protéger unen ravissante jeune personne du 482° Siècle avec laquelle il aimerait s'unir en dépit d'une loi contraire, Harlan, un Eternel, se met à l'étude des mathématiques... et qu'il découvre en cours de route que Mallansohn ne pouvait pas inventer l'éternité, les connaissances de son temps étant insuffisantes. À propos, devinez donc qui est cet élève qu'il est en train d'instruire... Mais ce n'est pas tout. La réalité, les réalités fourmillent de pièges que, poussé par l'amour, Harlan va s'ingénier à démonter.
L'Eternité. Dans cette Fondation située hors du temps, des agents observent, mettent sous équation l'Histoire et introduisent les changements nécessaires au mieux-être de l'humanité. Entre le XXVIIe siècle, période intangible précédant l'invention de l'Eternité, et les siècles cachés, situés loin dans l'avenir avant que la Terre et le Soleil ne disparaissent, les Eternels ont tout pouvoir pour modifier la Réalité. Formant une caste à part, hors du temps, ces technocrates dépourvus de tout sentiment, du moins en théorie, veillent au déroulement paisible de l'Histoire, quitte à retrancher de celle-ci toute source de dissipation ou tout risque de guerre. Et tant pis si cela affecte irrémédiablement l'existence de milliards de personnes. Mais le mieux n'est-il finalement pas l'ennemi du bien ? Voilà une question que se pose de plus en plus Andrew Harlan. Surtout depuis qu'il participe directement aux manipulations de la Réalité. Technicien doué, il a été remarqué pour la qualité de ses projections, pour l'efficience de ses propositions de changement et pour sa grande connaissance des temps primitifs. Toutefois, malgré sa grande naïveté et sa foi en l'Eternité, Harlan doute du bien-fondé de la mission des Eternels. Il supporte de moins en moins la duplicité de ses supérieurs et leur goût du secret. Durant sa formation, on lui a recommandé de rester neutre. On l'a mis en garde contre toute relation sentimentale dans le temps. On ne lui a pas dit qu'il tomberait amoureux pendant une de ses périodes d'observation — Noÿs, une jeune femme au caractère décidé appartenant à une catégorie de la population condamnée à disparaître après l'intervention des Eternels. Qu'à cela ne tienne, Harlan décide de la sauver car il ne peut se résoudre à l'abandonner à son sort. Après tout, l'Eternité est bien assez vaste pour accueillir leur amour.
Dans sa chronique de Palimpseste (Bifrost n°64), Xavier Mauméjean voyait dans la novella de Charles Stross comme un retour à l'âge d'or de la SF. Une réimplantation des thèmes classiques et des modes narratifs du genre au-delà des errements postmodernes. Cette réflexion réveille quelques échos lorsque l'on lit La Fin de l'éternité. En effet, la Stase et ses multiples réécritures de l'Histoire semblent se réapproprier le concept de Réalité variable, défendu corps et âme par les Eternels dans le roman d'Isaac Asimov. Sans pour autant reprendre l'argumentaire de notre collègue bifrostien, force est de reconnaître qu'à ce petit jeu, mieux vaut effectivement revenir au classique.
Paru chez Doubleday en 1955, voici sans doute l'un des meilleurs romans du bon docteur, comme on a pris l'habitude de le surnommer. Pourtant, l'intrigue reprend un des lieux communs de la SF. Fort heureusement, La Fin de l'éternité se détache les paradoxes générés par le thème du voyage dans le temps, plaçant son enjeu bien au-delà de la simple récréation.
A part dans l'œuvre de l'auteur américain, ce roman réussit malgré tout à faire le lien avec le reste de sa bibliographie. Ici, point d'androïdes répondant aux Trois Lois de la Robotique ou d'Empire galactique traversé d'un saut dans l'hyperespace. Juste une même réalité, scientifiquement déterminée par des gardiens zélés. Et c'est bien le problème car, privée de ses variables d'évolution, l'humanité végète sur son caillou dans le ciel, passant ainsi à côté de son destin interstellaire. Celui narré dans les autres romans d'Isaac Asimov...
Le propos de l'auteur américain semble évident. A trop protéger l'humanité, pour ne pas dire à trop la couver, l'Eternité fige l'Histoire dans un carcan. Au lieu d'ouvrir le champ des possibles, elle ossifie l'Histoire et achève définitivement l'évolution. Un remède pire que le mal qu'il est censé traiter.
Certes, on pourra à bon droit reprocher à Asimov son goût pour le bavardage didactique. De même, on s'agacera de la psychologie de personnages un brin naïfs, réduits à la fonction qu'ils jouent dans l'intrigue. Toutefois, La Fin de l'éternité apparaît comme la parfaite illustration d'une SF classique où prévaut le raisonnement logique plutôt que l'émotion. Sur ce dernier point, c'est une réussite.
Ce roman, dont l’édition originale est parue en 1955, n’est pas un de ces livres par lesquels l’amateur de science-fiction peut espérer convertir le profane. Le thème du voyage temporel, suffisamment déconcertant par lui-même si l’on n’y est pas habitué, se trouve en effet soumis dans ces pages à une variation insolite. En général, les aventures d’un personnage voyageant dans le temps naissent de ce qu’on peut appeler ses « haltes » à diverses dates de l’Histoire, passée ou future, et des paradoxes engendrés par de telles haltes. Ici, l’action naît du fait même que le voyage temporel est possible, et elle se déroule surtout en marge de notre Histoire, littéralement hors du temps, parmi les membres d’une caste particulière, celle des Éternels.
En marge du temps dans lequel s’écoulent nos existences, Asimov imagine une sorte d’ascenseur, un ensemble d’installations s’étendant du XXVIIe siècle jusqu’à un avenir presque infini. Grâce à ces installations, les Éternels peuvent voyager à travers le temps. Pour s’en tenir à l’image de l’ascenseur, chaque étage représente un siècle, et les Éternels ont placé des représentants à chacun de ceux-ci : ces représentants ne se déplacent pas à travers le temps, mais ils sont là pour accueillir les Éternels venus d’autres époques, et pour les aider à accomplir leur tâche.
Cette tâche consiste à rectifier l’Histoire.
À certains moments cruciaux, l’Histoire paraît prendre une orientation mettant en danger l’existence de l’humanité et du système des Éternels : ceux-ci se rendent alors au moment en question, et modifient un événement, un facteur, une circonstance, qui empêchera l’Histoire de prendre l’orientation redoutée.
On voit donc qu’Asimov s’est attaqué à un problème que la plupart de ses confrères ont généralement éludé, ou passé sous silence. Imaginons un voyageur temporel qui part de cette année 1968, qui arrive à Londres en décembre 1939, et qui assassine alors le Premier Lord de l’Amirauté, Winston Churchill : comment ce changement de l’Histoire va-t-il nous affecter, nous tous qui n’avons pas bougé de « notre » année 1968 ? La réponse qu’Asimov apporte à cette question est la suivante : nous serons brusquement plongés dans une nouvelle phase de l’Histoire (où Adolf Hitler sera sorti triomphant de la Seconde Guerre mondiale, par exemple) mais nous n’aurons aucune conscience de ce brusque changement ; des souvenirs adaptés à cette nouvelle phase de l’Histoire remplacent les souvenirs antérieurs à chacune de ces réorientations de l’Histoire…
La solution d’Asimov est peut-être simpliste. Elle a du moins le mérite d’affronter une difficulté sur laquelle les écrivains de science-fiction passent généralement comme chats sur braises. Et elle convient à la structure de son roman, dans lequel l’action est présentée selon le point de vue des Éternels, et non pas selon l’optique des « temporels » que nous sommes.
Voici donc Andrew Harlan, qui est un des Éternels, et qui occupe les fonctions de technicien. Son travail consiste à déterminer les causes qui permettront d’imposer, avec le minimum de changement, la nouvelle orientation de l’Histoire à l’un ou l’autre des moments cruciaux évoqués précédemment. Sa présentation et la description de ses responsabilités permettent à Asimov de fixer avec précision, mais sans lourdeur, le complexe décor extra-temporel dans lequel il place l’existence de ses Éternels. C’est cette complexité qui rebutera peut-être le profane, alors qu’elle séduira l’amateur par son originalité et sa cohérence.
Le mobile de Harlan, en revanche, n’est pas particulièrement original : le technicien est amoureux. Au cours d’une de ses missions, il a rencontré une jeune femme dont il s’est épris. Celle-ci n’est pas une Éternelle, ce qui pose toute sorte de problèmes d’éthique. Harlan ne s’embarrasse pas de ces derniers : il enlève celle qu’il aime, et il va la cacher. Où donc ? Dans le lointain futur, là où ses confrères n’ont pas de motifs de la rechercher. Puis, il va s’efforcer de rectifier l’Histoire, de modifier l’Eternité elle-même, afin de cacher son méfait. Si c’était là tout le sujet du roman, le lecteur aurait essentiellement une sorte de time-opera, dans lequel le décor temporel aurait pris la place de l’élément spatial. Mais Asimov n’est pas homme à se contenter d’un simple récit de poursuite, même si celui-ci se déroule à travers les siècles plutôt qu’à travers les parsecs.
C’est pourquoi Harlan s’aperçoit petit à petit qu’il pourrait n’être qu’un pion dans une partie dont l’enjeu est beaucoup plus important que l’amour d’une Temporelle. À partir de là, Asimov se livre à un de ses divertissements préférés : le conflit entre personnages intelligents dont chacun s’efforce de reconstituer le raisonnement de son adversaire, afin de pouvoir manœuvrer ledit adversaire sans en avoir l’air. Entre Harlan et ses supérieurs de l’Eternité, c’est une course à la motivation qui s’engage, chacun essayant de prendre un raisonnement d’avance sur l’autre. Et le récit débouche sur une conclusion ingénieuse, parce qu’elle n’était pas suggérée par le roman et parce qu’elle ne contredit aucune des révélations apparues au cours de l’action. En même temps, cette conclusion est profondément optimiste, car elle traduit la confiance qu’Asimov conserve en la nature humaine et en l’avenir de notre civilisation.
En face de ces qualités, le livre présente quelques défauts. Le principal de ceux-ci est la relative complication du mécanisme temporel dont dépend le récit proprement dit. Cela est susceptible de décourager un profane, mais cela peut aussi ravir le lecteur qui connaît déjà Asimov et l’ingénieuse exploitation qu’il fait de ses édifices logiques. Une autre faiblesse tient au peu de relief des personnages, ce qui s’explique par le fait que le meneur de jeu est ici le Temps, même si les Éternels s’efforcent de le contrôler. Mais cette Fin de l’éternité est tout de même un bon livre, digne de la réputation de son auteur. C’est aussi un volume qui, entre deux romans de qualité (La Terre est une idée et Un coup de cymbales) vient redorer quelque peu la renommée de Présence du Futur, laquelle en avait terriblement besoin.
La traduction d’un tel récit n’était pas un travail aisé : Michel Ligny et Claude Carme ont accompli celui-ci très honorablement.
Demètre IOAKIMIDIS Première parution : 1/5/1968 Fiction 174 Mise en ligne le : 10/5/2020