Beau doublé pour Pierre Pelot, qui fait son entrée chez J'ai lu, en même temps que chez Denoël (voir plus haut). Mais, tandis que Fœtus-Partyatteint l'excellence sans s'écarter de la ligne « Suragne », cet ouvrage-ci se veut plus ambitieux, par sa longueur, par son style, par le nombre de personnages étudiés, par le thème enfin, qui l'apparente aux grandes antiutopies, 1984, Brave New World, The Space Marchants : une société divisée en castes justifiées par des différences génétiques — séquelles d'une guerre — et compensées par le culte des vedettes, par les MaisonsDéfonce et par l'espoir de l'Eden — Jagor Jean le « prophète » ayant démontré son existence en permettant la communication avec ceux qui y ont accédé. Bien entendu, la réalité est fort différente, et sa découverte aux dernières pages assez surprenante. Néanmoins, l'ensemble est plutôt décevant : l'intérêt s'égare entre plusieurs personnages dont aucun ne parvient à le retenir, la force percutante de l'auteur se disperse en 287 pages parfois languissantes. Quant à l'illustration de Siudmak, si elle n'a rien à voir avec le texte, et si elle ne règle pas totalement l'importante question théologique du sexe des anges faute de l'aborder de front, elle montre qu'il y a quand même un certain intérêt esthétique à être du côté Eden de l'ange à l'épée de feu.
Après une guerre bactériologique la société s'est divisée en trois classes génétiques distinctes, A, B, C, la classe A représentant l'élite intellectuellement supérieure, la B encadrant la classe C, celle des Dup-Smith, au raisonnement limité, cantonnés dans les tâches manuelles. Il n'y a pas de lutte des classes car le paradis est promis à tous. Jagor Jean le prophète en a prouvé l'existence grâce à l'ANC X, la drogue qui permet d'entrer en contact avec les défunts.
Seules les classes B et C peuvent dialoguer avec les Âmes des disparus. Les déviants en passe de devenir des Incrédules sont soignés à l'aide d'une drogue, lors de séances de Défonce qui les libèrent des interdits et leur permettent d'assouvir leurs fantasmes. Les classes A n'ont pas besoin de Contacts car ils disposent d'une immortalité plus immédiate grâce une autre drogue, également nommée ANC X. Quand leur longévité risque de semer la suspicion auprès de leurs collègues ils s'en vont, après des siècles de bons et loyaux services, sur une planète de rêve, Alphan, qui leur est réservée.
La religion, alliée à la politique, est, littéralement, l'opium du peuple.
On se doute que cette société basée sur l'exploitation des Dup-Smith repose sur une duperie si énorme qu'elle paraîtrait à peine crédible s'il n'y avait des régimes politiques et religieux pour rappeler qu'elle est possible. Elle reste cependant fragile, car un simple concours de circonstances peut la mettre à jour, comme le démontre le récit.
Le classe C Alexis Jov étouffe dans cette société cloisonnée. Il récupère dans une bousculade le médaillon de la chanteuse populaire Jedith, qu'il garde précieusement sans en parler à personne. La star, désireuse de récupérer le bijou, met ainsi le doigt sur la supercherie sans cependant parvenir à la dénoncer. Le sentiment d'impuissance, le désespoir atteignent à des degrés divers les protagonistes parfois au bord de la folie. Le plus horrible est encore que cette mécanique bien huilée se perpétue seule : il n'y a pas d'ennemi à abattre, seulement, tout en haut de la hiérarchie, des élites bien trop terrifiées pour tirer leur épingle du jeu autrement qu'en devenant un rouage du système. C'est ce qui fait la force et l'actualité de ce roman vingt-deux ans après sa première parution, la peinture d'un 1984 version capitaliste, où les nantis de demain s'assurent la servilité des classes populaires par la croyance en un Éden inexistant.